2. Le redéploiement actuel du soutien à la recherche, vers le renforcement effectif des capacités tchadiennes et la connaissance du Tchad contemporain
a) Une inflexion de la stratégie d'intervention
La France a récemment infléchi sa stratégie de soutien à la recherche, en tenant compte de l'échec de son principal programme des années 2000, et en s'adaptant à de nouvelles contraintes intérieures - budgétaires, d'abord, mais tenant également au « recentrage » de certains grands opérateurs traditionnels comme le CIRAD et l'IRD.
Les organismes français de recherche n'entretiennent plus d'expatriés sur place, mais envoient des chercheurs pour des missions de courte ou longue durée. Le CIRAD est exemplaire à ce titre : après avoir très longtemps détaché des assistants techniques auprès de l'IRED et de l'ITRAD, qui étaient ses bases de recherche appliquées au Tchad, le CIRAD n'entretient plus de relations contractuelles avec ces instituts. Les « ciradiens » présents sur place sont recrutés par projet, par exemple dans le cadre de l'expertise collégiale sur le Lac Tchad, sans que l'organisme soit lié au ministère tchadien de la recherche, ni à l'Université tchadienne. Il en va de même pour l'IRD : l'engagement croissant de chercheurs dans le cadre de contrats, remplace la présence continue d'expatriés pendant des décennies.
L'Université française, ensuite, renforce sa coopération directe avec l'Université tchadienne. L'Institut national des sciences appliquées (INSA) de Lyon ainsi que l'Université de Saint-Etienne maintiennent une coopération effective avec deux instituts universitaires et l'Université de N'Djamena depuis longtemps. Initialement focalisée sur la mise en oeuvre de licences professionnelles et la formation en France des enseignants-chercheurs et de cadres techniques, cette coopération s'est étendue à la mise en place de masters avec le projet d'une école doctorale, qui serait la première du Tchad. Une dizaine d'enseignants français séjournent chaque année au Tchad dans ce cadre. A cette coopération ancienne et en progrès, s'ajoutent de nouveaux venus : le département d'anthropologie du développement de l'université d'Aix-Marseille, qui a créé un master ad hoc pour ses recherches au Tchad, ou encore le département d'archéologie de l'université de Toulouse le Mirail qui, pour son nouveau master international, va réaliser au Tchad des chantiers écoles en échange de formations en France pour des étudiants tchadiens.
Autre inflexion notable : le Poste diplomatique, en finançant des « permanents », se place en position d'orchestrer l'action extérieure de la France dans le domaine de la recherche pour le développement. De fait, outre un poste d'attaché qui se consacre à l'enseignement supérieur, le Poste finance deux emplois de conseillers (l'un au Ministère tchadien de la recherche, l'autre à l'IRED) et un volontaire international (auprès de l'Université et du CNAR) : ces trois emplois spécialisés représentent 40 % des dépenses que le poste consacre à l'enseignement supérieur et à la recherche, derrière le financement de bourses (50 %).
Enfin, des thèmes de recherche sur le Tchad contemporain sont désormais considérés comme prioritaires, pour combler les lacunes en la matière. Cette réorientation concerne les bourses délivrées par la coopération, le volet « soutien à la recherche » des financements gérés par le Poste diplomatique, mais également l'action de l'Agence française de développement. En effet, alors que l'AFD reste le principal bailleur de fonds bilatéral, son chapitre « Consolider les bases du développement » comprend une référence plus explicite à la prise en compte de la recherche. Cependant, pour autant que la délégation a pu l'établir, l'Agence ne fait guère plus que contribuer financièrement à des études et à des colloques sur des sujets où elle intervient (assainissement, eau, infrastructures urbaines, éducation, pastoralisme), sans coordination visible avec le Poste diplomatique ni les instituts de recherche français et tchadiens.
b) Les orientations actuelles
(1) Accompagner la mise en place du système LMD
L'Institut universitaire d'Abéché, l'Institut polytechnique de Mongo, l'université d'Ati et la Faculté des sciences exactes et appliquées de l'université de N'Djamena ayant décidé de mettre en place le système LMD, les outils de la coopération française visent à « former des cadres techniques pour les secteurs de l'énergie, de l'eau et de l'agroalimentaire ».
Deux masters d'ingénierie ont été mis en place en partenariat avec l'INSA de Lyon, l'université de Saint-Etienne et le concours financier de l'entreprise pétrolière Esso.
Quatre autres masters sont mis en place à la rentrée 2013-2014 : Anthropologie, Environnement et Développement, avec comme partenaire l'université d'Aix-Marseille, Hydrogéologie et Système d'Information Géographique, soutenu par la coopération suisse (université de Neuchâtel) et l'IRD, Aménagement du territoire et développement local (divers intervenants), Productions animales (recherche de partenaires en cours).
(2) Financer et accompagner une recherche-formation sur « les grands écosystèmes lacustres tchadiens »
Pour trois ans à compter de janvier 2014, le ministère des affaires étrangères engage 500 000 euros pour une recherche sur les cinq grands écosystèmes lacustres tchadiens 112 ( * ) (projet GELT), avec l'objectif de former des cadres « capables d'enquêter et de saisir globalement dans sa complexité une situation locale, d'en rendre compte, et ainsi de renforcer les capacités des organismes nationaux de recherche et de développement ».
Le motif de cette recherche-formation est double : trouver des voies acceptables pour intensifier l'agriculture tchadienne, face aux défis démographiques et à l'évolution rapide des paysages lacustres (rétrécissement de la surface des lacs, le plus emblématique étant la réduction de 80 % de la surface du lac Tchad en quatre décennies) ; dans le même temps, renforcer les capacités des chercheurs tchadiens, collectivement, en insérant le programme dans celui de laboratoires universitaires tchadiens et en y accueillant des doctorants et des enseignants chercheurs tchadiens.
Le projet se justifie sur le plan scientifique : les écosystèmes lacustres sont des milieux à haut potentiel productif et d'une grande diversité biologique encore mal inventoriée. La recherche peut aider à « dessiner un cadre clair et acceptable pour le développement endogène de pratiques productives qui ne mettent pas en péril le fonctionnement des environnements lacustres ». Ceci, alors que ces paysages évoluent très vite au Tchad, changeant la donne foncière et créant des conflits d'usage. L'objet de recherche, à vocation pluridisciplinaire, correspond bien à une demande des Tchadiens : ils ont placé le développement des productions rurales au rang de priorité nationale.
Le montage prévisionnel illustre un mode de partenariat encore inédit au Tchad :
- l'essentiel du financement (425 K€, soit 85 %) va aux recherches via un appel à projets visant des équipes mixtes franco-tchadiennes ; ces recherches « abondent » les nouveaux masters précités, pour les étudiants (recherche de terrain), les jeunes chercheurs (préparation de thèse de doctorat) aussi bien que pour leurs enseignants (possibilité de passer la qualification CAMES) ; un financement complémentaire (25 K€) va à la création d'un site web de publication et d'évaluation de la recherche, logé sur le site du ministère de l'enseignement supérieur; enfin, une enveloppe de 50K€ va à la gestion et à l'animation du projet (création d'un comité scientifique, d'un comité de pilotage), sans compter la participation de l'assistant technique actuellement placé auprès du ministre tchadien de la recherche et du volontaire international affecté à l'université de N'Djamena.
- les rôles sont explicités entre les institutions de recherche tchadiennes et françaises. Les enseignants chercheurs des cinq universités tchadiennes partenaires des nouveaux masters « conduiront les équipes de recherche, participeront à l'encadrement des étudiants et poursuivront des recherches en rapport avec leur spécialité pour [préparer leur] qualification par le CAMES ; les étudiants de ces masters participeront aux recherches de terrain ; des chercheurs de l'Institut de recherche sur l'élevage pour le développement (IRED) pourront s'intégrer dans les équipes de recherche ; enfin, le Centre national d'appui à la recherche (CNAR) apportera un appui logistique. » Côté français, des chercheurs de l'IRD (deux participeront aux enseignement du futur master) « apporteront une dimension globale aux différents travaux », « pour orienter la collecte des données et construire une synthèse finale sous la forme d'une modélisation de ce qui se joue sur ces sites lacustres » ; le Cirad associera au programme un chercheur qu'il envoie régulièrement au Tchad (et qui est consultant de référence auprès de l'AFD) ; l'Université d'Aix-Marseille assurera un appui méthodologique pour les enquêtes de terrain, fera participer des enseignants chercheurs du master Anthropologie-Environnement-Développement et pourra organiser des binômes entre étudiants français et tchadiens ; enfin, trois autres universités (Paris 1, Lyon 2 et Toulouse 2) participeraient ponctuellement.
(3) Utiliser les bourses et un programme de recherche sur l'économie lacustre pour renforcer les capacités des chercheurs tchadiens
Avec le projet « GELT », des étudiants tchadiens se verront participer à des recherches (trois mois lors du quatrième semestre du master) et certains d'entre eux se verront proposer d'effectuer un master complet en France ; à leur retour ils seraient recrutés à l'université sur les profils de postes manquants puis, une année plus tard, ils s'engageraient dans la préparation d'un doctorat avec l'appui de la France.
(4) Relancer les études socio-anthropologiques sur la société tchadienne
Le poste diplomatique a suscité et pris en charge la mission préliminaire d'un professeur français à l'Université d'Aix-Marseille impliqué de longue date dans la recherche au Centrafrique, qui a accepté ensuite d'inclure le Tchad dans ses terrains de recherche (et de participer à la mise en place du master Anthropologie-Environnement-Développement à l'Université de N'Djamena à la rentrée 2013) ; le poste diplomatique a soutenu également la mission d'un anthropologue au CNRS, pour évaluer la possibilité de conduire des recherches en milieu urbain.
(5) Financer l'expertise collégiale sur le lac Tchad
Lors du Forum mondial du développement durable (FMDD) pour la sauvegarde du Lac Tchad (N'Djamena, octobre 2010), la France a annoncé qu'elle contribuerait, avec d'autres partenaires, aux réflexions de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) sur la gestion de ce lac qui a perdu 80% de sa surface en quatre décennies. Alors que la surface des eaux a largement évolué dans l'histoire et que le lac a déjà connu des périodes où il était plus petit qu'aujourd'hui (il aurait même disparu complètement à certaines époques), la rétractation actuelle nourrit des peurs et des prophéties qui rendent plus difficile sa gestion déjà compliquée par les conflits d'usage. Dans ces conditions, l'idée est « d'éclairer » les acteurs politiques membres de la CBLT, de leur fournir des diagnostics incontestables au plan écologique et environnemental, pour les aider à retenir les propositions les plus utiles et réalistes.
En mars 2012, une convention est signée entre l'AFD, chargée de la mise en oeuvre des financements du fonds français pour l'environnement mondial (FFEM) et la CBLT, d'un montant de 800 000 euros, dont le premier - et principal - volet consiste, via une « expertise collégiale », à établir une synthèse des connaissances et à définir les contraintes de gestion ainsi que les indicateurs de suivi (les deux autres volets consistant à compléter le modèle hydraulique et à accompagner la CBLT pour la mise en place d'une « charte de l'eau »). Un collège des experts de douze membres, paritaire Nord-Sud et pluridisciplinaire, est constitué et installé par l'IRD ; le comité de pilotage de neuf membres est constitué sous la responsabilité de la CBLT : il se réunit à l'issue de chaque réunion plénière des experts.
A ce jour, le comité d'experts a tenu trois réunions plénières et la réunion publique de restitution de l'expertise collégiale doit se tenir à N'Djamena en octobre prochain.
EXTRAIT DU DERNIER TEXTE DISPONIBLE (AOÛT 2013) SUR L'AVANCÉE DES TRAVAUX Les principales conclusions auxquelles sont parvenus les experts sont : - si les principales réalités du Lac sont relativement bien connues, il convient d'en offrir une mise en perspective permettant d'effectuer des choix éclairés de politiques publiques; et la variable importante qu'est l'évolution climatique demeure peu connue ; - la situation actuelle est plutôt favorable aux sociétés riveraines, mais la démographie soulève des défis majeurs ; - le Lac ne résoudra pas tous les problèmes du bassin tchadien, mais il peut y jouer un rôle important, et mérite à ce titre d'être considéré comme un laboratoire des politiques de développement ; - la dynamique institutionnelle actuelle autour du Lac peut être améliorée en rendant les discours plus positifs et en mobilisant plus de bailleurs et de partenaires techniques ; Les principales orientations stratégiques qui figureront dans le document final et qui ont fait l'objet d'un échange avec les dirigeants de la CBLT sont les suivantes : - réaliser une évaluation environnementale stratégique orientée sur la réponse aux défis (alimentation, emploi), à partir de la gestion de l'eau; - mieux intégrer les populations et leurs activités économiques dans l'action de la CBLT ; - réaliser un Plan de développement spécifique au Lac (PDL) : construire une vision du développement du Lac et coordonner sa mise en oeuvre ; - renforcer la collaboration avec les institutions régionales (la Communauté des Etats d'Afrique de l'Ouest, Cedeao, la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale, Cemac) et leurs institutions spécialisées (en particulier la Communaute Economique du Betail de la Viande et des Ressources Halieutiques, Cebevirha) ; - en matière de sécurité, la CBLT doit se positionner sur la gestion de l'information sur les ressources naturelles et la prévention des conflits qui y sont liés ; - soutenir en priorité l'agriculture familiale, la multifonctionnalité et la pluriactivité, vu la valeur stratégique du Lac (Sociétés d'aménagement locale et régionale, emploi), les savoirs faire et les potentialités ; - accompagner la clarification des règles d'accès au foncier selon les principes d'une gouvernance démocratique (logique de citoyenneté locale à promouvoir comme critère d'accès aux ressources); - changer de communication sur le Lac (vis-à-vis des bailleurs, médias, grand public) : au lieu du discours de crise (disparition, dégradation), présenter le Lac comme un potentiel pour relever les défis, un pôle d'émergence rurale à accompagner, un laboratoire de la coopération régionale et internationale |
* 112 Lacs Tchad, Fitri, Léré, Iro et lacs de la région d'Ounianga.