II. DES INTERMÉDIAIRES TROP SOUVENT COMPLICES

L'étude sur le rôle des intermédiaires fiscaux publiée par l'OCDE 15 ( * ) pose une question simple : les intermédiaires fiscaux permettent-ils un meilleur respect du droit par leur expertise, ou facilitent-ils son contournement ? Si les deux réalités peuvent bien entendu coexister, il reste que la question de la complaisance des intermédiaires à l'égard de la fraude fiscale, si ce n'est de leur pleine complicité , est pleinement posée.

La commission d'enquête a identifié un faisceau de trois indices laissant supposer une complicité assez répandue des intermédiaires dans les processus menant in fine à l'évasion fiscale :

- certains intermédiaires pratiquent un démarchage actif de clients potentiels désireux d'échapper à l'impôt ;

- certains intermédiaires protègent les secrets de leur clients, quand bien même ils relèveraient d'opérations illégales ;

- certains intermédiaires offrent en toute légalité des outils permettant de basculer discrètement dans l'illégalité en matière fiscale.

A. DES MÉTHODES DE DÉMARCHAGE BIEN RÔDÉES : LE RÔLE TROUBLE DES « CHARGÉS D'AFFAIRES »

A la lumière des informations recueillies par la commission d'enquête, il apparaît que certains intermédiaires se sont lancés dans une démarche active de recrutement de clients fortunés et désireux de dissimuler leurs avoirs . Ces témoignages rejoignent étroitement ceux recueillis par M. Antoine Peillon.

Ce démarchage volontariste doit être distingué du simple conseil en matière d'optimisation fiscale - qui fait, pour sa part, pleinement partie du métier de banquier ou d'avocat. Le représentant d'une grande banque française l'a d'ailleurs volontiers admis devant la commission d'enquête : bien évidemment, il s'agit d'expliquer aux clients les avantages comparés d'un livret A et d'une assurance-vie en fonction de leur situation ; bien évidemment, leur rôle est de conseiller les chefs d'entreprise sur les aspects fiscaux de la transmission de leur entreprise.

Le démarchage, lui, est davantage actif. Or il apparaît que les méthodes de démarchage mises en oeuvre par les intermédiaires sont parfois en contradiction avec la législation . Ainsi, ce n'est plus seulement la question de l'origine légale ou illégale des avoirs qui est posée, mais bien celle des moyens mis en oeuvre pour en assurer la gestion.

Un exemple a récemment été fourni par l'« affaire UBS », actuellement en cours d'instruction devant le tribunal de grande instance de Paris, qui s'est traduite par la mise en examen d'UBS pour démarchage illicite le 6 juin 2013, tandis que sa filiale UBS France était mise en examen pour complicité de démarchage illicite 16 ( * ) le 31 mai 2013. Cette affaire, dite des « carnets du lait », a mis en lumière le rôle des « chargés d'affaires » suisses d'UBS, envoyés en France en dehors du cadre légal applicable , afin d'inciter des clients français fortunés à ouvrir un compte non-déclaré dans une agence de Genève, Bâle, Zurich ou Lausanne.

L'encadrement juridique du démarchage bancaire et financier

(Articles L. 141-1 à L. 341-17 du code monétaire et financier)

Il y a démarchage bancaire ou financier dès lors qu'une personne est contactée sans qu'elle l'ait sollicité, par quelque moyen que ce soit (courrier, téléphone, etc.), et dans quelque lieu que ce soit (domicile, lieu de travail, ou tout autre lieu non destiné à la commercialisation de produits financiers).

Les établissements bancaires et financiers ont la possibilité de désigner l'un de leurs salariés ou de mandater une tierce personne pour démarcher les clients potentiels. Ces démarcheurs habilités doivent remplir des conditions d'âge, d'honorabilité et de compétences 17 ( * ) . Ils ont l'obligation de présenter une carte de démarchage lorsqu'ils proposent un produit ou se rendent au domicile ou sur leur lieu de travail des personnes démarchées. Le démarcheur a une obligation d'information et une obligation de transparence à l'égard de la personne démarchée. Cette dernière dispose d'un délai de 14 jours pour se rétracter.

Le mandat des démarcheurs habilités est nominatif. Il liste la nature des produits et services qui en sont l'objet et les conditions dans lesquelles l'activité de démarchage peut être exercée. D'une durée de 2 ans, le mandat peut être renouvelé.

L'Autorité des marchés financiers (AMF) et l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) disposent d'un pouvoir de contrôle et de sanction à l'égard des démarcheurs.

Le témoignage d'un ancien chargé d'affaires d'UBS, recueilli par la journaliste suisse Catherine Dubouloz 18 ( * ) , fournit des éléments concrets sur des faits qui se seraient essentiellement déroulés de 2003 à 2007. Afin de contourner l'interdiction de démarchage transfrontalier sans autorisation , les conseillers auraient utilisé des ordinateurs vides, l'accès au système de la banque étant dissimulé derrière l'icône du jeu « Solitaire ». Les contrats, parfois signés en France, auraient été envoyés en Suisse par la poste.

Selon le conseiller interrogé, la grande majorité des clients n'aurait pas déclaré leurs avoirs placés en Suisse . La banque quant à elle n'aurait pas voulu en savoir davantage : « par discrétion comme par intérêt, les gestionnaires helvètes ne posaient pas de question [...] . Et à partir de 2008 ou 2009, il ne fallait surtout rien demander, car si le client nous disait que l'argent n'était pas déclaré, nous ne pouvions plus l'accepter ». Les comptes auraient ensuite été ouverts sous des pseudonymes, dont l'identité réelle aurait été consignée sur de simples fiches bristol classées dans des boîtes en bois. Les fameux « carnets du lait » auraient servi quant à eux à calculer la répartition des bonus entre chargés d'affaires suisses et français : de fait, « quand un chargé d'affaires [français] vous envoyait ses clients pour la partie non déclarée de leurs avoirs, c'était bingo ! ».

Afin de créer un environnement favorable au démarchage, la banque UBS aurait aussi organisé, à Paris ou en province, des événements mondains - sportifs, artistiques ou musicaux - où pouvaient se rencontrer clients potentiels et chargés d'affaires . Catherine Dubouloz 19 ( * ) s'est ainsi procuré un document interne d'UBS qui fait état des résultats sonnants et trébuchants d'un tournoi de golf organisé par UBS à Cély, près de Fontainebleau, le 11 juin 2007 : on y découvre que, parmi les vingt invités, dix étaient déjà clients de la banque et les dix autres étaient des clients potentiels, ou « prospects ». L'un d'entre eux se serait visiblement laissé convaincre sur le green, puisqu'il a déposé 38 millions d'euros sur un nouveau compte chez UBS. Au total, le tournoi aurait permis à la banque de se voir confier la gestion de 40,5 millions d'euros - un montant qui vaut bien les quelques 20 000 euros que coûte la location d'un parcours de dix-huit trous...

Ces exemples montrent que certaines banques ont mis en place un véritable système organisé d'aide à l'évasion fiscale, dont elles étaient parfaitement conscientes. La banque UBS nie ces allégations et affirme ne tolérer aucune activité visant à aider des clients à se soustraire à leurs obligations fiscales, ce que confirmera ou infirmera l'enquête en cours. Cependant, les nombreux témoignages recueillis par la commission d'enquête conduisent à penser, au-delà du cas d'espèce, que ces pratiques ne sont ni isolées, ni anecdotiques . Le représentant d'une grande banque française, interrogé par la commission d'enquête juge par ailleurs que ces pratiques, qu'il estime bien connues du secteur, relèvent de la concurrence déloyale au préjudice des établissements qui, eux, s'interdisent de tels agissements.

Beaucoup de ces banquiers, conseillers et chargés d'affaires « repentis » disent aujourd'hui s'exprimer pour dénoncer « l'hypocrisie » des banques, voire « le mensonge d'un système depuis 1934 », pour reprendre les mots de Pierre Condamin-Gerbier, lors de son audition, au sujet des banques suisses. Si cette attitude mérite d'être saluée, on peut tout de même s'interroger sur les soudains revirements de certains conseillers, après de nombreuses années d'exercice paisible de leur profession. Quelles étaient alors leurs motivations ? Le conseiller interrogé par Catherine Dubouloz apporte un début de réponse, sinon d'excuse : « C'était un bon job, bien payé, nous étions totalement dévoués et attachés à UBS [...] . Vous êtes pris dans le truc et vous ne vous posez pas de questions : autour de vous, tout le monde fait la même chose depuis des années ».


* 15 OCDE, Étude du rôle des intermédiaires fiscaux , 2008, consultable à l'adresse : www.oecd.org/fr/royaumeuni/40233505.pdf.

* 16 UBS AG et UBS France ont par ailleurs été placées sous statut de témoin assisté pour blanchiment de démarchage illicite et blanchiment de fraude fiscale. Le 31 mai 2013, la banque Reyl & Cie a également été mise en examen pour blanchiment de fraude fiscale par le parquet de Paris.

* 17 En revanche, depuis la loi n° 2010-1249 de régulation bancaire et financière du 22 octobre 2010, le fichier des démarcheurs tenu par la Banque de France pour le compte de l'AMF et de l'ACP a été supprimé à partir du le 1 er janvier 2013.

* 18 Catherine Dubouloz, « Confession d'un banquier », Le Temps, 14 juin 2013.

* 19 Catherine Dubouloz, « Les tournois de golf, terrain de chasse contesté des banquiers d'UBS France », Le Temps, 8 juin 2013.

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