2. Un droit pénal partiellement démuni en amont de la fraude
Si le recours à la notion de complicité - et, sans doute prochainement, à la notion de bande organisée (voir supra ) - permet de poursuivre les intermédiaires impliqués dans une fraude fiscale avérée, le droit pénal est en revanche plus démuni dès lors qu'il est question d'agir, en amont de la fraude, contre les intermédiaires financiers qui démarchent des clients ou font la promotion de montages frauduleux. En effet, la complicité ne peut être retenue à l'encontre d'une personne que si un « fait punissable » a été commis.
Sans doute diverses incriminations sont-elles susceptibles d'être retenues dans certaines circonstances (démarchage illicite, etc.).
En outre, l'incitation à commettre un délit constitue un manquement aux obligations déontologiques de certaines professions : l'article 1 er du Règlement national intérieur de la profession d'avocat dispose par exemple que « lorsqu'il a des raisons de suspecter qu'une opération juridique aurait pour objet ou pour résultat la commission d'une infraction, l'avocat doit immédiatement s'efforcer d'en dissuader son client. À défaut d'y parvenir, il doit se retirer du dossier ».
Il apparaît toutefois nécessaire d'aller plus loin, comme l'a indiqué devant la commission d'enquête Bruno Bézard, directeur général des finances publiques : « je pense qu'il serait souhaitable que la France puisse, dans son champ domestique, expliquer que les promoteurs de la fraude fiscale ne peuvent rester impunis. [...] Il existe des dossiers où on a le sentiment que les contribuables se sont vus proposer des schémas de fraude fiscale. Certes, ils n'étaient pas obligés de signer, mais on ne leur fait pas de cadeau pour autant ! Se voir proposer un schéma de fraude fiscale ?clés en main?, réputé sans problème, et en monter un soi-même ne relève pas de la même démarche... Nous poursuivons les fraudeurs au pénal pour complicité, mais nous n'avons aujourd'hui pas assez d'outils juridiques pour avancer. L'état actuel du droit ne nous permet pas, collectivement, de donner aux agissements de certains opérateurs les suites qu'ils méritent. Je pense qu'il faut réfléchir à la façon de mieux appréhender l'incitation à la fraude fiscale . Je parle ici de montages qui permettent de percevoir 20 millions d'euros sans être taxé, grâce à trois trusts, quatre sociétés panaméennes, cinq comptes offshore, avec des titres hybrides, qui masquent en fait une distribution de revenus illégale ! ».
Au terme de ses travaux, la commission d'enquête ne peut que souscrire à cette proposition tendant à créer, dans notre droit, un délit d'incitation à la fraude fiscale .
Comme l'indiquait lors de son audition Bernard Petit, sous-directeur à la DCPJ du ministère de l'Intérieur : « nous avons été confrontés [à la problématique du démarchage illicite en France par des banques étrangères] ; ce n'est plus le cas aujourd'hui, mais je n'écarte pas l'hypothèse que nous rencontrions ce problème dans un avenir plus ou moins lointain. Il est des services clientèle très agressifs, qui identifient immédiatement les personnes à la recherche de solutions particulières. Sur la place de Paris, aussi, se trouvent des spécialistes des montages complexes, qui offrent un service complet à leurs clients, avec une banque à l'étranger, l'ouverture d'un compte et la carte bancaire correspondante, et cela se sait ».
Proposition n° 30 : créer un délit spécifique d'incitation à la fraude fiscale comportant notamment la répression du démarchage et de la publicité pour des dispositifs d'évasion fiscale. |
Les conditions dans lesquelles un tel délit pourrait être poursuivi et sanctionné soulèvent des difficultés particulières lorsque le démarchage et l'offre de services frauduleux émanent de sites Internet consultables en France mais installés à l'étranger , comme votre rapporteur a pu en consulter très aisément. Dans ce cas se pose en effet la question de l'application territoriale de la loi française .
Cette difficulté s'inscrit dans le cadre plus général de la régulation d'Internet et de la définition des moyens - à la fois juridiques et techniques - permettant de limiter l'accès à des contenus frauduleux ou illicites.
À ce jour, le cadre juridique de régulation de l'Internet est fixé par l'article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, qui définit les obligations susceptibles d'être imposées aux fournisseurs d'accès et aux hébergeurs, notamment en présence de certains contenus particulièrement choquants (pédopornographie, etc.).
Dans ce cadre, votre commission d'enquête ne peut qu'appeler de ses voeux une réflexion sur la définition de moyens pertinents de restreindre l'accès du public aux sites Internet offrant des montages « clés en main » d'évasion fiscale illégale ou proposant l'ouverture de comptes bancaires à de telles fins dans des territoires complaisants.
Proposition n° 31 : réfléchir, dans le cadre d'un débat sur la régulation de l'Internet, aux moyens pertinents de restreindre l'accès du public à des sites commerciaux offrant des montages « clés en main » d'évasion fiscale illégale ou proposant l'ouverture de comptes bancaires à de telles fins dans des territoires complaisants. |