2. Les justifications apportées à l'existence de ce monopole

Plusieurs arguments justifient l'existence de ce « monopole » de l'administration fiscale sur l'engagement des poursuites pénales en matière de fraude.

Tout d'abord est mise en avant la technicité de la matière fiscale , qui nécessite l'existence d'une organisation spécialisée (l'administration fiscale), dotée d'une expertise reconnue et d'un certain nombre de prérogatives dont la mise en oeuvre est entourée de garanties pour le contribuable.

Le délit de fraude fiscale renvoie en effet directement à la spécificité et à la complexité de la législation fiscale, dont le contentieux relève du juge de l'impôt (Conseil d'État ou chambre commerciale de la Cour de cassation). L'intervention du juge pénal ne saurait intervenir que sur la question de savoir si le prévenu a échappé ou tenté d'échapper intentionnellement à l'impôt.

Ainsi, pour Me Gianmarco Monsellato, « la fiscalité est un domaine complexe qui requiert de la rationalité. Sans un contrôle a priori de Bercy, dont les techniciens peuvent juger rationnellement la nature de la fraude, et si nous recourons directement au parquet financier, de mauvaises compréhensions techniques apparaîtront, ainsi qu'une inflation du droit pénal fiscal qui ne bénéficiera ni à l'administration ni au citoyen. Bercy doit pouvoir déterminer ce qui relève du droit pénal ou pas ».

En outre, en pratique, l'administration sanctionne déjà - et fortement - la fraude fiscale .

En effet, elle dispose du pouvoir d'appliquer des sanctions administratives (majorations de 10 %, 40 %, 80 % ou 100 % en cas d'opposition à contrôle fiscal), qui visent à sanctionner pécuniairement le contribuable au-delà de la simple réparation du préjudice du Trésor assurée par l'intérêt de retard.

Ces sanctions administratives sont d'ailleurs considérées comme des sanctions « à caractère pénal », au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, et ont pour objet de réprimer tout manquement délibéré ou toute manoeuvre frauduleuse, quel que soit le montant de l'impôt éludé.

Compte tenu de la règle « non bis in idem » 81 ( * ) , l'administration fiscale craint qu'une intervention plus large du juge pénal ne conduise à la remise en cause du pouvoir de sanctions des services fiscaux et, donc, à terme, à la perte de recettes budgétaires résultant de l'application des pénalités fiscales sans que les sanctions pénales correspondantes (dont les montants sont plafonnés) pallient le manque à gagner pour l'État.

Ce dispositif offre en effet à l'administration fiscale un levier puissant pour transiger avec les contribuables les plus fortunés et, ainsi, assurer le retour dans les caisses de l'État de sommes importantes contre la garantie données à ces derniers que des poursuites judiciaires ne seront pas engagées.

Par ailleurs, en vertu du principe de proportionnalité, seules les fraudes les plus graves ont vocation à donner lieu à une procédure pénale, en plus de la procédure fiscale : les poursuites correctionnelles constituent une réponse adaptée aux comportements les plus répréhensibles.

Le ministère chargé du budget indique ainsi que ces poursuites sont envisagées, dans une approche harmonisée au niveau national, dans le double souci :

- d'une part, de sanctionner systématiquement les comportements les moins citoyens et les plus graves dès lors que ces poursuites sont, dans certains cas, le seul moyen efficace et effectif dont dispose l'État à l'égard des contribuables non respectueux de leurs obligations fiscales et les plus récalcitrants ;

- d'autre part, d'apporter une réponse proportionnée aux actes reprochés et à l'attitude du contribuable au cours du contrôle.

En revanche, l'application des pénalités fiscales suffit, dans la très grande majorité des cas, à sanctionner par une réparation pécuniaire appropriée les manquements aux obligations prescrites par le code général des impôts.

Comme l'indiquait ainsi Bruno Bézard, directeur général des finances publiques, lors de son audition : « parmi les 52 000 contrôles que nous réalisons, beaucoup ne méritent pas une quelconque pénalisation. Fort heureusement : dans quel pays serait-on si on envoyait en prison des gens qui se sont trompés en déclarant une demi-part de plus, ou qui n'ont pas mis la bonne fenêtre à double vitrage pour obtenir une réduction d'impôts... ».

L'administration fiscale considère ainsi que seules les affaires mettant en évidence un comportement manifestant une volonté d'éluder ou de frauder l'impôt, qui, sauf exception, dépassent un montant significatif de droits éludés, et pour lesquelles il convient d'apprécier la nécessité d'ajouter des sanctions pénales aux sanctions fiscales, sont susceptibles de donner lieu à un dépôt de plainte.

Enfin, la sélection des dossiers devant donner lieu à un dépôt de plainte est effectuée par l'administration centrale du ministère chargé du budget, ce qui permet d'assurer un traitement homogène et cohérent sur l'ensemble du territoire. Tel ne serait pas le cas, en revanche, dans le cas où chaque parquet serait amené, dans les conditions de droit commun, à apprécier l'opportunité des poursuites pour chaque affaire de fraude dont il pourrait avoir connaissance.

En tout état de cause, dans le cadre, notamment, de la mise en oeuvre de la procédure judiciaire d'enquête fiscale, les liens entre l'administration fiscale et les juridictions pénales ne cessent de se resserrer.

Le nombre de propositions de poursuites correctionnelles transmises à l'administration centrale en matière de fraude fiscale a augmenté de manière significative en 2012 (+ 12,8 %), tandis que l'administration s'attache à diversifier le profil des affaires qu'elle transmet à la justice (tant en matière de fraudes poursuivies que de secteurs socio-professionnels visés).


* 81 La règle « non bis in idem » est un principe ancien de procédure pénale, selon lequel nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement plusieurs fois pour de mêmes faits.

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