D. IMPLIQUER DAVANTAGE LE JUGE PÉNAL DANS LA RÉPRESSION DE LA FRAUDE FISCALE : POURSUIVRE LE DÉBAT SUR LE « VERROU DE BERCY »

1. Un régime de poursuites dérogatoire au droit commun

Qu'est-ce que le « verrou de Bercy » ?

A l'heure actuelle, la fraude fiscale - à condition d'avoir été commise de façon intentionnelle 78 ( * ) - est un délit pénal, passible de cinq ans d'emprisonnement et de 500 000 euros d'amende, indépendamment des sanctions fiscales applicables.

Toutefois, par dérogation au droit commun qui confie au ministère public l'exercice de l'action publique et le pouvoir d'apprécier l'opportunité des poursuites, les articles 1741 du code général des impôts et L. 228 du livre des procédures fiscales subordonnent tout engagement de poursuites pénales en matière de fraude fiscale à une plainte préalable de l'administration . Ce dispositif particulier a été instauré dans les années 1920, corrélativement à la mise en place du système déclaratif (création de l'impôt sur le revenu des personnes physiques en 1917).

Si le ministre chargé du budget souhaite engager des poursuites pénales, il doit, depuis une loi du 29 décembre 1977, saisir préalablement la commission des infractions fiscales (CIF) , qui examine l'opportunité des poursuites et rend un avis qui lie l'administration.

Lors de son audition, Maïté Gabet, directrice nationale des vérifications des situations fiscales, a affirmé avec la plus grande fermeté que les dossiers transmis par l'administration fiscale à la CIF ne faisaient jamais l'objet d'un contrôle préalable par le cabinet du ministre.

Cette commission administrative, composée de « sages » (conseillers d'État, conseillers maître à la Cour des comptes, etc. 79 ( * ) ), se prononce en opportunité sur la nécessité, au regard de la gravité de la fraude et du contexte de l'affaire, d'ajouter des sanctions pénales à des sanctions fiscales. C'est une instance administrative, qui ne constitue pas un premier degré de juridiction.

Comme l'indiquait Alexandre Gardette, chef du service du contrôle fiscal à la DGFIP, « s'agissant des 1 000 poursuites par an, sur 52 000 opérations de contrôle fiscal externe, 16 000 sont constitutives des fraudes les plus graves, qui reçoivent des pénalités au taux maximum. Ce sont elles qui constituent d'une certaine manière le vivier des poursuites pénales, et non les 52 000 dans leur ensemble, qui comportent des personnes de bonne foi. En second lieu, la CIF s'est dotée d'une jurisprudence interne qui fixe le seuil de 100 000 euros de droits les fraudes qu'elle juge pénalisables. Les contrôles qui peuvent lui être soumis passent alors de 16 000 à 4 000 ».

La CIF est souvent identifiée au « verrou » de Bercy. En réalité elle se prononce uniquement sur les dossiers que lui transmet l'administration : c'est en amont, par l'administration elle-même, qu'est effectuée la sélection des dossiers de fraude susceptibles d'être portés à la connaissance de la justice .

Dans les faits, la CIF donne son autorisation au dépôt de plainte dans environ 90 % des affaires qui lui sont soumises par l'administration.

Du fait de ce dispositif, le nombre d'affaires de fraude fiscale soumis aux tribunaux est relativement constant au fil des années : entre 900 et 1 000 dossiers par an (voir encadré).

Il convient enfin de garder à l'esprit que ce dispositif ne concerne que le délit de fraude fiscale, et pas l'ensemble des infractions fiscales susceptibles de recevoir une autre qualification pénale (comme les « carrousel de TVA », par exemple, qui sont poursuivis dans les conditions de droit commun sur le fondement de l'escroquerie).

Plaintes pour fraude fiscale déposées chaque année auprès des parquets par l'administration fiscale

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Nombre de dossiers de propositions de poursuites correctionnelles transmis à l'administration centrale

1194

1215

1193

1195

1133

1109

1114

1254

Nombre de dossiers de propositions de poursuites correctionnelles transmis à la CIF

1021

1030

1143

1029

1005

1043

1046

1126

Nombre de plaintes pour fraude fiscale autorisées par la CIF

970

917

972

992

939

981

966

987

Nombre de plaintes pour escroquerie déposées par la DGFIP

15

9

31

59

75

73

94

100

NB : À compter de 2010, les données tiennent compte des dossiers dits de « police fiscale » (voir supra ).

Source : ministère de l'économie et des finances

Ce « verrou » ne prive toutefois pas le procureur de la République, une fois saisi, de son pouvoir d'appréciation de l'opportunité des poursuites. Toutefois, compte tenu de la sélection opérée en amont, le taux de poursuites pénales pour les faits de fraude fiscale portés à la connaissance de la justice est très élevé : 97 % à 98 % en moyenne chaque année 80 ( * ) .

En outre, dans un arrêt Talmon du 20 février 2008 , la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé que ce « verrou » procédural n'était pas applicable aux poursuites engagées en matière de blanchiment de fraude fiscale , le délit de blanchiment constituant une infraction « générale, distincte et autonome » du délit de fraude fiscale. En d'autres termes, la chambre criminelle a autorisé les juridictions à engager des poursuites pour des faits de blanchiment de fraude fiscale sans être tenues par une plainte préalable de l'administration.

C'est d'ailleurs sur le fondement du blanchiment de fraude fiscale, et non du délit de fraude fiscale lui-même, que, faute d'une plainte préalable de l'administration, le parquet de Paris a ouvert une enquête puis une instruction à l'encontre du précédent ministre chargé du budget Jérôme Cahuzac.


* 78 Conformément au principe rappelé à l'article 121-3 du code pénal selon lequel « il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre ».

* 79 Sa composition devrait être élargie avec l'entrée en vigueur du projet de loi de lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, en cours d'examen devant le Parlement.

* 80 Ces données communiquées par le ministère de la Justice ne concernent toutefois que les juridictions de la région parisienne, dotées de la Nouvelle Chaîne Pénale (NCP).

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