3. Un monopole contesté
En dépit de la force de ces arguments, le maintien de ce monopole fait l'objet de contestations récurrentes et a récemment donné lieu à de longues discussions au sein de notre assemblée à l'occasion de l'examen du projet de loi de lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière 82 ( * ) - le Sénat ayant in fine opté pour un statu quo en la matière.
Comme le souligne notre collègue Alain Anziani, rapporteur de ce projet de loi pour la commission des lois du Sénat, plusieurs arguments invitent à s'interroger sur la pertinence de ce « verrou » 83 ( * ) .
Sur le plan des principes, tout d'abord, il s'agit d'un dispositif dérogatoire au droit commun qui confie en principe au ministère public l'exercice de l'action publique et l'appréciation de l'opportunité des poursuites : de ce point de vue, laisser à l'administration un pouvoir d'appréciation quant à l'exercice de poursuites judiciaires invite à s'interroger sur la compatibilité de ce système avec le principe de la séparation des pouvoirs .
Ce « verrou » apparaît également comme un obstacle à la transparence de l'action de l'administration fiscale, qui peut se voir soupçonnée de traiter de façon inégale les contribuables, proposant à certains une transaction, sans aucun contrôle extérieur, et la refusant à d'autres.
De ce point de vue, divers éléments tendent à penser qu'en dépit des principes d'action qu'elle s'est fixés, en pratique, les affaires portées à la connaissance de la justice par l'administration fiscale sont loin de représenter les affaires les plus complexes ou les plus significatives pour les finances publiques .
Ce constat a notamment été fait par la Cour des comptes dans son rapport annuel pour 2010 : « les plaintes pour fraude fiscale déposées par l'administration auprès des juridictions pénales sont passées de 860 en 2000 à 992 en 2008. Cependant, cette progression résulte entièrement de l'augmentation des plaintes visant des entrepreneurs du bâtiment (319 en 2008 contre 112 en 2000), qui représentent près du tiers des plaintes en 2008. Une part très élevée de ces plaintes concerne des maçons originaires d'un même pays méditerranéen dont la surreprésentation peut avoir deux causes : ils mettent en oeuvre des schémas de fraude simples et, de fait, ils se défendent peu.
« La part du bâtiment dans les plaintes résulte certes en partie de l'importance de l'économie souterraine dans ce secteur, mais la sous-déclaration est aussi très forte dans des secteurs comme l'agriculture (4 plaintes en 2008) ou les hôtels, cafés et restaurants (47). [...]
« L'accent mis ces dernières années sur les contrôles à finalité budgétaire ou répressive est allé un peu trop loin, au détriment de la finalité dissuasive et de l'égalité devant l'impôt. En effet, certains secteurs d'activité, certaines catégories de contribuables, certains dispositifs dérogatoires et certains impôts sont moins contrôlés que d'autres, parce que c'est plus difficile et moins immédiatement rentable en termes budgétaire ou répressif. Ce mode de pilotage peut conduire à sanctionner non pas les comportements les plus répréhensibles mais les plus faciles à appréhender. En outre, si le contrôle est durablement moins dissuasif, son rendement budgétaire peut aussi baisser à terme » 84 ( * ) .
Constat confirmé par Me Eric Ginter : « le nombre de dossiers transmis à la CIF reste très stable quelle que soit l'évolution de l'activité économique. Ces dossiers sont généralement assez banals et concernent des personnes n'ayant pas déclaré des plus-values. L'administration s'interroge sur ce phénomène depuis longtemps. Les méthodes de contrôle ne sont pas adaptées en raison de problèmes de prescription, de détection de la grande fraude et de réactivité de l'administration ».
En réponse à ces observations, Maïté Gabet, directrice nationale des vérifications des situations fiscales, a indiqué lors de son audition par votre commission d'enquête qu'« une politique de diversification des plaintes [était] en oeuvre pour ne pas cibler que l'occulte et le travail dissimulé mais toucher aussi le patrimonial et la délinquance en col blanc ».
Enfin, notre collègue Alain Anziani souligne que ce « verrou » constitue également un handicap pour les juridictions, en les privant d'informations précieuses concernant des faits pouvant aller au-delà de la fraude . En effet, des faits que l'administration analyse comme relevant de la seule fraude fiscale peuvent en réalité révéler un certain nombre d'infractions plus graves, comme l'existence de systèmes de corruption, de faits constitutifs d'abus de biens sociaux, ou encore d'opérations de blanchiment de capitaux d'origine criminelle, par exemple. De ce point de vue, le « verrou de Bercy » prive certaines affaires de fraude complexe d'une double lecture qui pourrait pourtant s'avérer utile à la détection et à la répression d'une grande délinquance économique et financière par nature occulte ou dissimulée .
Lors de son audition par votre commission d'enquête, Bernard Petit, sous-directeur de la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière à la DCPJ du ministère de l'Intérieur, a ainsi cité en exemple des « affaires judiciaires qui avaient démarré de manière modeste [et qui avaient] permet de mettre à jour un réseau de blanchiment de grande envergure, avec des ramifications en Suisse, à Londres et dans de nombreux ?paradis fiscaux? [...] . Cette machinerie inclut un grand nombre d'infractions économiques et financières - abus de biens, fausses facturation, fraude fiscale, blanchiment de fraude fiscale, etc. Des personnes qui ne sont pas elles-mêmes liées au trafic de drogue ou au braquage de banque mettent leur argent dans de ?grandes lessiveuses?, dont les réseaux sont très sophistiqués ». |
C'est pour l'ensemble de ces raisons que, sur la proposition de son rapporteur Alain Anziani, la commission des lois avait inséré dans le projet de loi précité un article additionnel tendant à autoriser l'autorité judiciaire à engager des poursuites sans autorisation préalable de l'administration :
- d'une part, lorsque les faits sont apparus à l'occasion d'une enquête ou d'une instruction portant sur d'autres faits ;
- d'autre part, lorsque les faits ont été commis en bande organisée ou par le recours à divers procédés sophistiqués, notamment à des comptes à l'étranger ou l'interposition de sociétés-écran.
Corrélativement, afin de ne pas interdire à l'administration d'avoir recours à un outil - la transaction - qui a fait ses preuves en termes d'efficacité et de rapidité de la sanction, le dispositif adopté par la commission des lois ouvrait une possibilité de transaction pénale, sous le contrôle du parquet, pour les faits de fraude fiscale complexe commis dans les circonstances précitées - sur le modèle de dispositions similaires applicables à l'administration des douanes notamment.
Ce dispositif, introduit dans le projet de loi par la commission des lois, a toutefois été supprimé par le Sénat en séance publique, sur proposition conjointe de François Marc, Philippe Marini, Jacques Mézard et Vincent Delahaye, et malgré le soutien apporté notamment par votre rapporteur et votre président.
* 82 Voir à ce sujet le compte-rendu des débats du 17 juillet 2013.
* 83 Voir son rapport n°738 (2012-2013), fait conjointement avec Virginie Klès, rapporteur du projet de loi organique relatif au procureur de la République financier, juillet 2013, pages 28 et suivantes.
* 84 Cour des comptes, rapport public annuel pour 2010, février 2010.