UNE SCÈNE POLITIQUE TRAVERSÉE PAR LE CONFLIT ENTRE ISLAMISTES ET MODERNISTES

Si Ennahda , fort de sa victoire électorale de 2011 (37 % des voix et 89 sièges sur les 217 que comprend l'Assemblée nationale constituante) reste la principale formation politique, sa légitimité est aujourd'hui fortement contestée. La scène politique semble s'être divisée entre islamistes et modernistes, comme en témoignent les débats autour du projet de la Constitution.

Proche à l'origine des Frères musulmans, le parti Ennahda a toutefois évolué avec l'arrivée à sa tête de M. Rached Ghannouchi en 1991. La formation renonce alors à la violence et au terrorisme puis intègre, en 2005, dans son corpus idéologique le respect des valeurs démocratiques et de la liberté de conscience et les droits accordés aux femmes en Tunisie. Le parti prend alors pour modèle l'AKP turc mais réaffirme cependant son refus de la laïcité. Accusée par l'opposition de double langage, la formation conserve des liens complexes avec la mouvance fondamentaliste et notamment les salafistes d' Ansar al Chariaa . Une partie d' Ennahda estime en effet qu'elle fait partie de la même famille politique. Le départ d'électeurs d' Ennahda vers le mouvement Hizb Ettahrir , légalisé en 2012, qui considère la démocratie comme impie et prône le rétablissement du califat, est une donnée à ne pas négliger. Les deux autres formations de la troïka, le CPR (29 députés) et Ettakatol (21 députés) sont, quant à elles, largement contestées dans les enquêtes d'opinion. Le CPR est aujourd'hui divisé en trois courants : islamiste, nationaliste et laïque de gauche. Le président Marzouki semble s'appuyer en l'état sur le premier, alors que les deux autres ont annoncé leur scission avec la création des partis Wafa et Courant démocratique.

Face à ces difficultés, l'opposition peine, pour autant, à dégager une alternative crédible. L'assassinat de Chokri Bellaïd a fragilisé le Front populaire. Le parti Nida Tounes (centre-droit) qui rassemble nombre d'anciens membres du personnel politique et administratif en place jusqu'à la révolution est affaibli par l'âge de sa figure tutélaire : l'ancien Premier ministre de transition, M. Béji Caïd Essesbi, a en effet 87 ans.

Les assassinats ont contribué à radicaliser un peu plus les oppositions. Il existe un manque de confiance tangible entre les principales formations politiques, chacune étant traversée par la peur : peur d'être éliminés physiquement pour les partis dits modernistes et peur d'être écartés du pouvoir dans un scénario à l'égyptienne pour Ennahda . De telles craintes favorisent logiquement une forme de crispation, rendant difficile l'idée d'un compromis historique réunissant toutes les parties en présence dans le seul intérêt de la Tunisie. Si, contrairement à l'Égypte, l'hypothèse d'une intervention de l'armée est à écarter, un blocage du pays organisé par l'UGTT, lassée de ne pas voir émerger une solution politique, ne constitue pas une option fantaisiste. Elle comporte un risque indéniable d'une dérive violente. Le courant moderniste dénonce, en tout état de cause, la lenteur d'un processus de sortie de crise qui permet à Ennahda de procéder aux nominations au sein de l'État ou dans l'appareil judiciaire destiné à sécuriser sa position et favoriser une islamisation du pays.

La signature, le 5 octobre 2013, d'un accord pour la mise en place d'un dialogue national est venue tempérer l'ensemble de ces craintes. La médiation de l'UTICA, de l'UGTT, de la Ligue des droits de l'Homme et de l'Ordre des avocats a en effet permis l'élaboration d'une feuille de route le 17 septembre dernier, qui a finalement été acceptée par l'ensemble des forces politiques en présence. Celle-ci prévoit deux processus parallèles :

- Le premier doit aboutir sous quatre semaines à l'achèvement des travaux de l'Assemblée nationale constituante et à la mise en place d'une instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) ;

- Le second prévoit la nomination d'un gouvernement indépendant sous trois semaines. In fine , cette démission ne pourrait être qu'effective qu'à la clôture des travaux de l'Assemblée.

Ce programme ambitieux ne prévoit pas de date pour les élections anticipées. Si les partis membres de la troïka souhaitent un scrutin dans la foulée de la démission du gouvernement dont ils sont membres, cette option est récusée par l'opposition qui souhaite que les élections soient précédées d'une révision des nominations effectuées par Ennahda au sein de l'administration centrale et territoriale, que le terrorisme soit éradiqué et que le climat économique soit apaisé. Dans cette optique, l'organisation de ce scrutin pourrait avoir lieu à l'automne 2014, compte-tenu notamment des dates du Ramadan.

La fin des travaux de l'Assemblée nationale constituante relève, par ailleurs, d'un certain optimisme, au regard de la lenteur de ses travaux depuis deux ans. Il convient, par ailleurs, de rappeler que la procédure de nomination des membres de l'ISIE a été annulée en juillet dernier par le tribunal administratif. Il est donc indispensable de réviser ce processus et d'enchaîner dans la foulée l'adoption d'une loi électorale.

Relativement audacieuse, la feuille de route implique une nouvelle fois une inclination des forces en présence à dialoguer et à trouver un compromis. La mort de six gendarmes le 23 octobre, tués lors d'une opération menée contre les salafistes et l'émotion légitime qu'elle a suscité au sein de la population et des formations modernistes ne doivent pas, à ce titre, fragiliser le processus mis en place.

Le dialogue national n'en constitue pas moins une réelle chance de sortie de crise, que l'Union européenne doit encourager, afin de faire de cet épisode un « chaos fécond », pour reprendre un terme entendu lors des auditions de la commission des affaires européennes menées sur place.

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