UN PAYS ENGLUÉ DANS LA CRISE POLITIQUE

Premier scrutin organisé depuis le départ de l'ancien président Ben Ali, les élections du 23 octobre 2011 se sont traduites par la victoire du parti islamiste modéré Ennahda (Renaissance) et l'arrivée à la tête du gouvernement de M. Hamadi Jebali. La présidence de la République est, quant à elle, confiée à M. Moncef Marzouki, issu du Congrès pour la république (CPR - gauche nationaliste). M. Mustapha Ben Jaffar, représentant d' Ettakatol (Forum démocratique pour le travail et les libertés -FDTL - socialiste), devient, quant à lui, président de l'Assemblée constituante. Cette répartition des présidences donne des gages à chacune des formations composant la coalition gouvernementale (troïka).

Les difficultés économiques comme la montée en puissance du fondamentalisme ont contribué à remettre en cause cet équilibre politique. L'assassinat de Chokri Bellaïd, député et membre du Front populaire (coalition des partis de gauche de l'opposition), le 6 février 2013, a constitué le point de départ d'une crise politique d'envergure, aboutissant à la démission du chef du gouvernement, contesté au sein même d' Ennahda , et à son remplacement par M. Ali Larayedh, ministre de l'Intérieur dans le gouvernement précédent, le 13 mars 2013. Les portefeuilles régaliens (Intérieur, Affaires étrangères, Défense et Justice) ont été confiés à des personnalités indépendantes.

L'action du nouveau gouvernement a d'emblée été marquée par une plus grande fermeté à l'égard de la mouvance salafiste jihadiste. La question du jihadisme n'est pas anodine, alors que des groupes militaires s'opposent à l'armée depuis plusieurs mois dans les Monts Chaambi, à la frontière algérienne. Huit soldats tunisiens ont ainsi été tués lors d'affrontements le 29 juillet 2013. Le groupe Ansar al Charia avait auparavant été empêché de tenir un rassemblement à Kairouan le 19 mai, entraînant des affrontements avec la police. Il a été placé le 27 août sur la liste des organisations terroristes, en raison de ses liens supposés avec AQMI. La proximité de la Libye, véritable arsenal à ciel ouvert, depuis le renversement du régime du colonel Kadhafi, constitue également une source d'inquiétude.

La lutte contre le fondamentalisme a néanmoins pour corollaire un certain raidissement. Trois militantes européennes du mouvement FEMEN ont ainsi été condamnées à quatre mois de prison le 12 juin pour avoir soutenu une militante locale, Amina, en prison depuis le 19 mai et libérée début août, pour avoir taggué un muret de cimetière et détenu une bombe lacrymogène. Deux rappeurs, Weld el 15 et Klay BBJ, ont été condamnés à un an et neuf mois de prison ferme pour avoir tenu des propos injurieux contre la police dans une de leurs chansons. Les conditions de ce procès, tenu en l'absence des accusés, huit jours après une incarcération de moins de 24 heures ne lassent pas d'intriguer. C'est également dans ce contexte qu'un caméraman, Mourad Meherzi, a été placé en détention pour avoir filmé, dans le cadre d'un reportage, le jet d'un oeuf contre le ministre de la culture. Un bloggeur, Jabeur Mejri, âgé de 29 ans, a lui été condamné à sept ans et demi de prison pour avoir publié sur le réseau social Facebook des caricatures de Mahomet. Cette condamnation a été confirmée en mars 2013 par la Cour de cassation. Le président de la République refuse, à l'heure actuelle, de le gracier au motif que le bloggeur ne serait pas en sécurité une fois libre. Le camarade du bloggeur, Ghazi Beji, a réussi à fuir le pays et obtenir l'asile politique en France. Ce qui n'est pas sans susciter d'inquiétude au sein des organisations de défense des droits de l'Homme, qui dénoncent une islamisation de l'appareil judiciaire. Ces craintes et cette vigilance légitime ne sauraient toutefois occulter l'extraordinaire progrès qu'a connu la liberté d'expression depuis la chute du président Ben Ali.

L'assassinat le 25 juillet d'un autre député du Front populaire, Mohammed Brahmi, a néanmoins replongé le pays dans la crise politique. Ce meurtre, attribué à la mouvance islamiste, a été perpétré avec la même arme que celle qui a tué Chokri Bellaïd. Le Front de salut national (FSN), coalition hétéroclite allant de l'extrême-gauche au centre-droit, demande depuis la démission du gouvernement et la mise en place d'un cabinet apolitique. 60 députés boycottent les travaux de l'Assemblée constituante. Compte tenu de ces éléments, le président de ladite Assemblée a annoncé, le 6 août, la suspension de ses travaux sine die .

LE PROJET DE CONSTITUTION

Le travail de l'Assemblée nationale constituante a été à plusieurs reprises interrompu par des périodes de crises liées à l'actualité mais aussi ralenti par l'activité proprement législative des députés. Un troisième projet de Constitution a néanmoins été rendu public fin avril 2013.

La Constitution comporterait 139 articles et un préambule. Elle serait divisée en six chapitres : principes généraux, droits et libertés, pouvoir législatif, pouvoir exécutif, pouvoir juridictionnel et instances constitutionnelles.

Les principales réserves concernent le chapitre 2 qui consacre la reconnaissance de principe des droits mais qui insiste sur la possibilité de les limiter par la loi. Il peut ainsi être porté atteinte au droit à la vie dans les cas fixés par la loi, ce qui permet notamment de maintenir implicitement la peine de mort. Le droit de grève pourrait aussi être contesté de la sorte.

L'ensemble du dispositif constitue cependant un compromis entre références modernistes et allusions à l'Islam. Les modernistes ont ainsi obtenu que le caractère républicain de l'État tunisien soit consacré, reprenant d'ailleurs l'article premier de la Constitution de 1959 : « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, sa religion est l'Islam, sa langue est l'arabe et son régime la République ». L'article 2 précise par ailleurs le caractère « civil » de l'État tunisien. En contrepartie, si la loi fondamentale ne fait aucune référence à la Charia, le texte comporte des allusions aux « constantes de l'Islam » (préambule), à la protection du sacré (article 5), à la protection de « la religion ». Par ailleurs, si la liberté de croyance est reconnue, il n'en va pas de même pour la liberté de conscience (droit de ne pas avoir de religion ou d'y renoncer). Si les droits de l'Homme sont « universels », ils doivent cependant être « en harmonie avec les spécificités culturelles du peuple tunisien ». Le préambule assimile par ailleurs le sionisme à une « forme de racisme ».

Ennahda semble néanmoins encline à réviser sa position sur la liberté de conscience ou les limites à l'universalité des droits de l'Homme. Cette position mesurée intègre la nécessité d'obtenir un vote à la majorité des deux tiers sur l'ensemble du dispositif ce qui, en l'état actuel du texte, paraît difficile. En cas d'échec parlementaire, la voie référendaire n'est pas non plus un gage de succès compte tenu de la situation politique. Cette logique a déjà été prise en compte par le premier parti tunisien lorsqu'il a renoncé à l'inscription de la Charia , de la notion de complémentarité de la femme par rapport à l'homme ou de la criminalisation de l'atteinte au sacré dans la Constitution. Les droits des femmes semblent, quant à eux, garantis, les acquis du régime précédent étant respectés. Reste à les mettre effectivement en pratique, tant certains observateurs relèvent un climat d'insécurité visant principalement les femmes. La situation des femmes est par ailleurs suivie par un intergroupe d'une vingtaine de députées au sein de l'Assemblée nationale constituante.

En ce qui concerne l'équilibre des pouvoirs, le nouveau régime est mixte et s'intègre dans la tradition du parlementarisme rationnalisé. L'Assemblée du peuple est élue pour cinq ans. Le chef du gouvernement est issu du parti ou de la coalition qui a obtenu le plus grand nombres de sièges. Le gouvernement et les ministres à titre individuel sont responsables devant l'Assemblée. L'Assemblée ne peut être dissoute qu'en cas d'impossibilité de former un gouvernement. Le président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il dispose de l'initiative des lois, sauf en matière de lois de finances et de ratification des traités. La répartition des rôles avec le Premier ministre demeure sujette à caution. Ennahda reste favorable à un régime parlementaire alors que les autres partis militent en faveur d'un régime présidentiel tempéré.

Une Cour constitutionnelle composée de douze membres est créée. Elle sera chargée d'examiner systématiquement la constitutionnalité des lois. Trois instances indépendantes sont par ailleurs créées : elles concernent les droits de l'Homme, l'information et les élections. Le texte met également en place un système décentralisé.

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