UN CONTEXTE ÉCONOMIQUE PEU PROPICE AU RAPPROCHEMENT AVEC L'UNION EUROPÉENNE ?

Les lenteurs observées dans les négociations avec l'ALECA tiennent également à l'impact des difficultés économiques. Au regard des liens commerciaux noués avec l'Union européenne, la Tunisie est tributaire de la conjoncture économique sur le Vieux continent. Cette sensibilité qui serait accentuée en cas de signature de l'ALECA n'est pas sans susciter d'inquiétude alors que l'économie du pays est marquée par une augmentation de l'inflation et une croissance en trompe l'oeil.

En effet, si le produit intérieur brut devrait augmenter de 4 % en 2013, ce rebond par rapport à 2011 (contraction de 2,2 %) traduit avant tout un rattrapage statistique. Il s'appuie néanmoins sur une réelle reprise des investissements directs étrangers (IDE) en 2012, même si le mouvement tend à se ralentir au cours du présent exercice. Cet accroissement des IDE (+ 85 % par rapport à 2011 et + 38 % par rapport à 2010) est dû, pour un tiers, aux opérations de dégel des actifs confisqués pendant la révolution : 650 millions d'euros ont ainsi été obtenus. Une baisse des IDE est cependant observable depuis le début de l'année 2013. Cette dégradation tient pour partie à l'incapacité du gouvernement à adopter les réformes structurelles attendues par les investisseurs et l'Union européenne : nouveau Code des investissements, loi sur les partenariats public-privé et refonte des marchés publics. L'instabilité politique et un climat des affaires encore marqué, selon les investisseurs, par l'insécurité et la corruption, contribuent à fragiliser ces injections. La diminution des IDE en 2011 de 25,7 % s'était traduite par la fermeture de 182 entreprises étrangères, dont 64 italiennes, 61 françaises et 10 allemandes, soit une suppression de 10 930 emplois. 500 millions d'euros d'IDE ont, par ailleurs, été réorientés vers le Maroc.

De façon générale, la Tunisie peine à retrouver le niveau économique qu'elle avait avant la révolution, marquée par une croissance annuelle moyenne de 5 % du PIB et un taux d'investissement oscillant entre 23 et 24 % du PIB.

Plus inquiétants sont les signes d'une contraction de l'activité observables au sein du secteur industriel. La forte baisse de la production des entreprises de phosphates - - 60 % par rapport à la moyenne des années précédentes - est, à cet égard, assez révélatrice. Les ressources en phosphates et en produits chimiques représentaient avant la révolution un chiffre d'affaire de 2,7 milliards de dollars annuels. Cette manne est désormais de 900 millions de dollars. L'écart constaté correspond pratiquement au prêt accordé par le FMI et l'Union européenne le 7 juin dernier.

L'industrie pâtit, par ailleurs, du ralentissement économique au sein de l'Union européenne, qui accueille trois quarts des exportations tunisiennes. Le déficit commercial a ainsi atteint 5,8 milliards d'euros en 2012, soit 1,5 milliard d'euros de plus que lors de l'exercice précédent. L'augmentation des importations a été deux fois supérieure à celle des importations au cours de l'année 2012. Le secteur du tourisme (6 % du PIB et 12 % de l'emploi) n'a, quant à lui, pas retrouvé le niveau de recettes qu'il avait avant la révolution. Ainsi, si le nombre de touristes français représente encore 1/6 e des touristes accueillis par la Tunisie, leur nombre a diminué de plus d'un quart : 1,3 million de personnes avant la révolution contre 1 million aujourd'hui. L'économie tunisienne est par ailleurs impactée par les difficultés politiques que traverse la Libye, un de ses partenaires commerciaux historiques.

Le poids du secteur informel (40 % du PIB) tempère pour l'heure les tensions sociales. La consommation, historiquement élevée en Tunisie, est également stimulée par une politique monétaire accommodante, la hausse des salaires, les subventions au produits de base (augmentation de 25 %, leur montant représentant 5 % du PIB) et les recrutements dans la fonction publique. La consommation publique représente d'ailleurs 19 % du PIB. Ce qui n'est d'ailleurs pas sans effet sur les comptes publics. D'après le Fonds monétaire international, le déficit budgétaire devrait s'élever à 7,2 % en 2013 contre 5,4 % l'année précédente et 3,2 % en 2011. La dette publique atteignait, quant à elle 43,8 % du PIB fin 2012, en léger retrait par rapport à 2011 où elle culminait à 44,1 %. Les perspectives pour 2013 sont moins optimistes, l'endettement public devant atteindre 46,8 % du PIB. Le FMI table sur une dette établie autour de 50 % du PIB en 2014. Le syndicat patronal, l' Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (UTICA) table sur une dérive la portant jusqu'à 60 % du PIB en 2018, faute de croissance. Tunis est cependant en mesure de faire face à ses remboursements, comme en témoigne une échéance de 330 millions d'euros assumée en février dernier.

Le taux d'inflation s'est élevé, quant à lui, à 5,6 % en 2012. Il est exacerbé par une dépréciation du dinar et affecte directement le pouvoir d'achat des ménages, les prix des produits alimentaires ayant connu une progression de 8 % sur un an. Le chômage, qui décroît depuis 2011 - 18,9 % à l'époque contre 15,9 % aujourd'hui - ne saurait occulter de profondes disparités régionales et de genre. Le taux de chômage atteint 30 % dans la région de Kasserine. Le taux de chômage des jeunes femmes diplômées, estimé à 43,5 %, est deux fois plus élevé que celui des hommes diplômés de la même catégorie d'âge (20,9 %). Cette amélioration relative de la situation de l'emploi est de surcroit facilitée par des réintégrations massives dans la fonction publique, ce qui, là encore, contribue à la dégradation des comptes publics. Seule une croissance tournant autour de 6-7 % par an semble susceptible de résorber efficacement le problème du chômage et donc de répondre à une des premières revendications de la population au moment de la révolution de jasmin : l'amélioration de sa situation économique et sociale.

L'examen du budget souligne d'ailleurs une hausse des dépenses de fonctionnement qui contraste avec une sous-exécution à 70 % des dépenses d'équipement. Le reliquat 2013 devrait d'ailleurs servir au financement des dépenses courantes et plus particulièrement au versement des salaires des enseignants.

La signature, le 27 février 2013, soit quatre ans après le lancement officiel du projet, du contrat permettant l'ouverture de la création d'un réseau ferré régional du Grand Tunis traduit cependant une prise de conscience du gouvernement d'orienter son action vers des investissements structurels. L'Union européenne y contribuera à hauteur de 28 millions d'euros. D'autres chantiers sont, à ce titre, urgents, qu'il s'agisse de la modernisation du port de Rades ou de la création d'une filière dédiée aux énergies renouvelables. Les projets prioritaires annoncés par le gouvernement en 2012 (58 milliards d'euros d'investissement) sont, à ce stade, loin d'être lancés, aucun appel d'offre n'ayant encore été mis en place. Reste qu'en l'état actuel des choses, le gouvernement, qui reste de transition et s'avère de surcroit largement contesté, ne semble pas disposer de la légitimité suffisante pour pouvoir mener à bien cette politique ambitieuse de réorientation de la dépense publique, attendue notamment par les bailleurs de fonds internationaux.

Le projet de code des investissements est, à ce titre, assez symptomatique. L'entrée en vigueur du nouveau code, censé remplacer celui de 1993, devait intervenir en décembre 2012. Elle est en fait toujours en cours, une troisième version du projet ayant été présentée en août 2013. Alors même qu'aucun progrès réel n'a encore été enregistré dans d'autres domaines connexes, à l'instar de la législation sur le partenariat public-privé ou de la libéralisation du secteur des télécommunications, du transport aérien, de la distribution ou de celui des franchises. Ces retards sont liés pour partie à l'actualité politique. Ils sont aussi l'expression d'un manque de culture de gestion, qui n'est pas illogique suite au renouvellement des élites consécutif la révolution de jasmin. Quand bien même l'administration publique a indubitablement garanti une certaine stabilité et permis au pays d'éviter une forme d'anarchie après la chute du régime précédent. C'est particulièrement vrai dans le cas des partenariats public-privé, perçus par certains députés comme une perte de souveraineté. Le projet de loi présenté en octobre 2012 est en conséquence toujours en débat à l'Assemblée nationale constituante.

Les difficultés économiques combinées à l'absence de réelle avancée réglementaire soulignent un peu plus la nécessité de trouver rapidement une solution à la crise politique que traverse le pays depuis février 2013. La situation économique est d'autant plus fragile que le pouvoir n'est pour l'heure pas véritablement exercé, l'essentiel de la vie politique se focalisant sur l'avenir de l'actuel gouvernement, essoufflé et en quête de légitimité, dans un contexte marqué par l'émergence de la violence politique.

Les retards enregistrés sont d'autant plus frustrants pour la population tunisienne que la Tunisie était considérée autrefois comme la première puissance économique de la région, disposant de meilleurs atouts que son voisin marocain. Or celui-ci semble désormais en avance, notamment en ce qui concerne son arrimage à l'Union européenne. Le partenariat privilégié reste de fait ralenti par la crise politique qui divise le pays depuis le début de l'année 2013, au risque d'aggraver un peu plus la situation économique du pays.

Dans ce contexte, il n'est pas étonnant de constater que la principale centrale patronale, l'UTICA, soit aux côtés de l'UGTT, de la Ligue des droits de l'Homme et de l'Ordre des avocats pour tenter de rapprocher les principaux acteurs politiques, trouver une issue positive à la crise et relancer ainsi le travail législatif. La Banque centrale de Tunisie a également exprimé la même volonté dans un communiqué le 31 juillet 2013, en alertant sur la gravité des retombées de la crise politique mais aussi de l'émergence du radicalisme religieux sur l'activité économique et les équilibres financiers internes et externes.

Il convient de rappeler une nouvelle fois que la révolution de jasmin est la conséquence d'une exacerbation des difficultés économiques et sociales. Le nouveau régime devait à cet égard incarner une forme d'espoir d'amélioration de la situation, ce qu'il peine largement à être faute de consensus. L'Union européenne tente de fait de négocier avec un pays qui reste en transition politique et n'a pas encore véritablement abordé sa transition économique.

Une politique économique, peut-être moins ambitieuse que celle annoncée de grands travaux et appelée à financer des projets plus modestes améliorant sensiblement la vie des citoyens tunisiens, devrait constituer la priorité du gouvernement tunisien. L'Union européenne dispose, à cet égard, des programmes adaptés pour faciliter sa mise en oeuvre. Si des réformes structurelles doivent être rapidement menées et accompagnées par Bruxelles, elles ne sauraient constituer la seule réponse que l'Union apporte aux Tunisiens, plus que jamais en quête de stabilité politique et de sécurité économique.

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