B. LES GRANDS ÉMERGENTS À MARCHE FORCÉE

Nous avons assisté au dernier sommet des BRICS à Durban en 2013. Le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud, qui rassemblent 43 % de la population et produisent le quart du produit intérieur brut (PIB) de la planète ont affirmé leur volonté de participer à la transformation du continent africain en se dotant notamment d'institutions et mécanismes communs leur permettant de contourner un système mondial actuellement dominé par l'Occident, du FMI à la Banque mondiale en passant par les agences de notation. Qu'elle ait abouti ou pas, cette initiative symbolise cette volonté conjointe des pays africains et des pays émergents de créer un axe Sud-Sud.

1. La Chine-Afrique, entre prédation et partenariat.

Les relations sino-africaines se développent sur fond de prédominance croissante de la Chine dans l'économie mondiale, dont les poids lourds traditionnels - les États-Unis et l'Europe - ont été durement ébranlés par les crises financières.

L'essor spectaculaire des échanges sino-africains ces dernières années ne fait donc que refléter la tendance générale à la croissance du commerce et des investissements chinois dans le monde.

L'Afrique ne représente d'ailleurs qu'une part très limitée de cette expansion chinoise dans le monde, comme l'atteste le graphique suivant.

La présence chinoise reste spectaculaire à plus d'un titre.

Un dispositif conquérant

Elle est d'abord visible. Il faut voir le nouveau siège de l'Union africaine, « Le don de la Chine à l'Afrique », un imposant immeuble de 20 étages à Addis-Abeba dont la Chine a pris en charge les frais de construction pour 250 millions de dollars pour mesurer l'ampleur de cette diplomatie du bâtiment public. Ce complexe ultramoderne, le plus haut bâtiment d'Éthiopie, achevé en décembre 2011, à temps pour un sommet de l'UA organisé le mois suivant, comprend une salle de conférence de 2 500 places qui rivalise avec celle de l'ONU à New York.

La largesse de la Chine envers l'Afrique ne date pas d'aujourd'hui. Auparavant, la Chine avait soit fait don, soit participé à la construction de nombreux palais, bâtiments publics, parlements, stades ou ponts à Bamako, Abidjan, Libreville, Luanda, en Sierra Leone et au Bénin pour ne citer que quelques exemples.

À la cinquième Conférence ministérielle du Forum sur la coopération sino-africaine, qui s'est tenue à Beijing en juillet 2012, le Président chinois Hu Jin tao a mentionné d'autres projets, notamment : 100 écoles, 30 hôpitaux, 30 centres de lutte contre le paludisme et 20 centres pilotes agricoles.

Cette diplomatie des bâtiments publics s'accompagne d'une mise en récit des relations avec l'Afrique qui renvoie à une histoire millénaire. Au commencement était l'histoire ! Tel semble être le credo de la Chine pour célébrer son retour sur le continent africain. Pour cette puissance émergente sans passé colonial en Afrique, il s'agit de sceller les retrouvailles autour de principes fondateurs qui tirent leur légitimité de l'histoire commune partagée.

Comme le rappelle volontiers le Président chinois Hu Jintao, « l'amitié sino-africaine plonge ses racines dans la profondeur des âges et ne cesse de s'approfondir au fil des ans 28 ( * ) ». Cette légitimité historique constitue le tremplin idéal pour asseoir la légitimité idéologique, fruit de la présence indéfectible de la Chine à côté de l'Afrique, comme porte-drapeau du non-alignement, pendant les luttes d'influence de la Guerre froide.

Ce combat mené au coude à coude place la Chine et l'Afrique sur un pied d'égalité et justifie un respect mutuel dont l'expression achevée demeure la non-ingérence et la neutralité, troisième principe fondateur de la diplomatie chinoise en Afrique.

La politique africaine chinoise peut désormais se décliner dans plusieurs domaines. Fidèle à sa tradition des « petits pas », la diplomatie chinoise s'est donné les moyens d'atteindre ses objectifs en instituant, avant tout, des structures politiques sino-africaines, instances d'expression et de rationalisation de son offensive.

Cette étape franchie, elle peut valablement mettre en oeuvre sa diplomatie économique et commerciale, centrée sur les ressources pétrolières, objectif majeur de son retour en Afrique.

Enfin, pour compléter le dispositif, la présence économique balise la voie aux autres formes de coopération, visant à renforcer l'empreinte chinoise sur le continent, notamment sur le plan culturel.

Mutatis mutandis , la politique extérieure, et pas seulement la rhétorique chinoise, progresse à travers la contestation de l'ordre occidental établi, à travers le dialogue et la coopération mutuelle avec l'Asie, puis avec l'Afrique.

Pour M. Dominique Perreau, ancien ambassadeur, ancien directeur de l'AFD, co-auteur d'un rapport sur l'Afrique et les grands émergents, l'essor chinois en Afrique relève de la conjonction d'un mouvement micro-économique désordonné et d'une ambition politique globale : « Cette ambition a pour objet de sécuriser les approvisionnements énergétiques et miniers chinois (pétrole et gaz en Angola, Nigeria et Soudan ; uranium au Niger, fer en Mauritanie) ».

Un bilatéralisme efficace

Le dialogue s'instaure sur des bases bilatérales, approche préférée des autorités chinoises, car mieux adossée aux intérêts stratégiques nationaux, mais également sur une base multilatérale, instrument de communication et de coordination sur les efforts consentis pour l'ensemble du continent.

Les échanges multilatéraux sont, de ce point de vue, assez comparables au dialogue institutionnalisé entre la France et l'Afrique dont la première édition remonte à novembre 1973. La coopération sino-africaine se concrétise d'abord par la tenue de forums. Le premier du genre a été organisé en 2000. Il a été l'occasion de réunir de nombreuses délégations africaines au niveau des ministres des Affaires étrangères. Le deuxième forum, organisé en Ethiopie, a été beaucoup plus important dans ses implications. C'est en effet à l'occasion de ces échanges que s'est dessiné le plan d'action d'Addis-Abeba qui échafaude les principes généraux de la coopération la plus large.

D'un discours tissé dans la contestation coloniale, subsiste d'abord, comme pour le Brésil, un message légitimateur ancré dans l'absence de passé colonial. De ce fait, la Chine peut partager les frustrations des peuples ayant connu l'oppression et adopter une rhétorique offensive en la matière.

Subsiste également le parti pris de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats. La doctrine du Président Hu Jintao est inscrite dans la continuité de celle de ses prédécesseurs. La phraséologie est dans la tonalité du discours d'Accra de Zhou Enlai. En visite au Ghana, en 1964, le Premier ministre de Mao Tsé-Toung s'était alors posé en promoteur d'une coopération équilibrée, respectueuse de la souveraineté des peuples et de la coopération mutuelle.

Ainsi lors du déplacement du Président HU Jintao au Mali en 2009, le Président malien a salué la présence chinoise en ces termes : « Nous avons partagé les valeurs pour la libération des peuples et des pays. Le Mali a toujours été très proche de la Chine avant et après la rentrée de la Chine au niveau des Nations unies... les premières installations industrielles après l'indépendance du Mali ont été réalisées par la Chine.... La Chine nous a accompagnés à l'époque pour nous permettre d'avoir des écoles, des infirmeries et des industries. »

Qualifiant de « blague » les théories de la « menace de la Chine » et du « néo-colonialisme chinois », le Président Touré a estimé que la coopération avec la Chine était  « directe, franche et concrète ». « Ce que nous avons pu réaliser avec la Chine, nous ne pouvons le faire avec les autres. La Chine n'est jamais intervenue dans nos problèmes internes. La Chine nous respecte, avec nos points forts et faibles. La Chine n'est pas un faiseur de leçons », a-t-il martelé.

On mesure ici les avantages de cette prise de distance envers la notion de « bonne gouvernance » libérale aux implications à la fois économiques et politiques, distance également envers un système de valeurs démocratiques universelles entendues comme une référence philosophique internationale commune.

La distanciation avec ce système de valeurs a des propriétés évidemment immunisantes. Par la nature des relations bilatérales qu'elle souhaite établir, en creux, la Chine signale au reste du monde que, par symétrie, elle n'entend accepter aucune immixtion dans la gestion de ses affaires intérieures.

La critique de la « bonne gouvernance démocratique » s'est ouvertement invitée au sommet Chine-Afrique de novembre 2006. Une cinquantaine de délégations africaines ont pour l'occasion fait le voyage à Pékin, représentées, pour la plupart d'entre elles, au plus haut niveau de l'Etat. Le même esprit a prévalu en Egypte, lors du sommet de Sharm el-Sheikh, en novembre 2009. Par ses valeurs, la Chine entend être un contrepoint aux idéaux du « consensus de Washington ».

La Chine fait la promotion de son paradigme alternatif, que les observateurs qualifient parfois de « Consensus de Pékin ». Ce paradigme est dominé par la non-ingérence, par le principe d'autodétermination des choix économiques des Etats. Mais il est aussi et peut-être surtout commandé par la volonté de satisfaire les propres intérêts de l'Empire du Milieu.

La Chine est donc très éloignée d'une conditionnalité financière et économique de caractère libéral telle que celle mise en oeuvre par les organismes internationaux dans le cadre des programmes d'ajustement structurel, elle est opposée à la conditionnalité d'une aide qui serait octroyée selon les mérites démocratiques des Etats et subordonnée à la qualité de leur gouvernance.

Dans la volonté de non-ingérence, il y a, par extension naturelle, la volonté de penser les relations internationales en fonction des intérêts supérieurs de la nation chinoise et du libre arbitre de ses dirigeants.

L'avantage que cette stratégie procure pour l'Afrique, notamment pour la politique d'allocation de l'aide bilatérale, a été maintes fois souligné, notamment par l'ancien Président sénégalais Abdoulaye Wade. Il a eu l'occasion de rappeler que la signature d'un contrat avec la Banque mondiale ou l'Union européenne prenait plusieurs années, quand quelques mois suffisaient pour conclure avec les autorités chinoises. De là à soutenir que le temps de négociation d'un concours financier n'est qu'un coût de transaction, il n'y a qu'un pas, que l'exposition aux risques de corruption ou de « mauvaise » gouvernance publique n'invite pas à franchir.

Le principe de non-ingérence a largement facilité la pénétration de la Chine, en particulier dans les pays mis au ban de la communauté internationale. C'est ainsi que Pékin a continué à entretenir des relations commerciales avec l'Afrique du Sud quand les Nations Unies privilégiaient le boycott du régime de l'apartheid. La Chine a également investi des pays souvent délaissés en raison de processus de décolonisation difficiles (Angola). La façon dont les autorités chinoises ont géré la relation avec le Soudan, le Zimbabwe ou encore avec la Libye a été symptomatique de l'affirmation d'une stratégie diplomatique que Pékin souhaite déterminer de manière totalement indépendante.

Cette stratégie s'appuie sur des organismes d'Etat coordonnés par le ministère du Commerce (MOFCOM), qui, en association avec le ministère des Affaires étrangères, est en charge de l'élaboration des stratégies et des politiques de développement du commerce et de la coopération économique internationale, qu'il met en oeuvre avec l'Export-Import Bank. Tous ces acteurs sont en concertation avec les opérateurs économiques chinois, à commencer par les groupes publics. Ils disposent de moyens financiers considérables.

L'aide chinoise est articulée avec l'avancée de ses grandes et moyennes entreprises, et la présence de ses migrants en terres africaines, deux dimensions à l'égard desquelles le dynamisme des vingt dernières années a été impressionnant.

La combinaison de cette ambition d'Etat et des mouvements spontanés des migrants et commerçants chinois a fait la force de la progression chinoise sur le continent africain ces 20 dernières années.

Une diaspora active

En 2011, l'évacuation de plus 30 000 ressortissants chinois de Libye nous a rappelé l'importance de la présence de la diaspora chinoise en Afrique. Environ 750 000 à 1 million de Chinois sont expatriés en Afrique, soit 7 fois plus que d'expatriés français.

Le rythme de croissance est comparable à celui des échanges commerciaux, qui ont été multipliés par dix depuis 2000.

De là à penser, comme Axelle Kabou, essayiste de renom, qu'en 2050 « la plupart des Africains seront des Afro-Asiatiques aux yeux bridés qui parleront un créole fait de langues africaines et de langues asiatiques », il y a un pas difficile à franchir. Mais le seul fait qu'on puisse en émettre l'idée est hautement significatif.

Quels sont les pays de concentration de cette communauté ? Une fois encore, l'évaluation est gouvernée par les approximations.

En 2005, la plus grosse communauté était fixée en Afrique du Sud, où la fourchette variait de  100 000 à  300 000 personnes. D'une manière générale, la présence chinoise est significative sur Madagascar (60 000), sur l'île Maurice (40 000), en Zambie où leur nombre dépasserait les 40 000, en Tanzanie et en Afrique centrale. Le gouvernement angolais reconnaît une population de 70 000 Chinois, chiffre revu à la hausse dans les statistiques officieuses.

Les mouvements internationaux de populations chinoises ne sont qu'en partie la conséquence d'incitations politiques. Mais il est vrai que les entreprises chinoises plus que celles d'autres pays préfèrent exporter leur main-d'oeuvre plutôt que d'embaucher sur place.

Avec des tarifs en moyenne 30 % moins chers, les Chinois défient toute concurrence, aussi bien africaine qu'étrangère. Ainsi, des charters entiers acheminent jusqu'au dernier ouvrier du fond de la Chine. Cette répugnance des Chinois à engager des travailleurs locaux n'est pas sans provoquer la colère des Africains et toutes sortes de tensions. Mais, dans le cadre de financements avantageux, les partenaires africains sont souvent prompts à accepter cette situation.

L'existence d'un maillage de commerçants chinois en Afrique, qui sont généralement issus de migrations spontanées a, par ailleurs, largement favorisé la pénétration des produits chinois en créant des réseaux d'importateurs qui ont inondé les marchés africains de produits bon marché.

Ces migrations ne sont pas réductibles à une stratégie publique centralisée. En effet, le développement de la Chine et de son rapport au monde suscite des implantations qui, sans être nécessairement spontanées, sont aussi le résultat de construits sociaux où les diasporas locales sont amenées à jouer un rôle souvent décisif.

L'Afrique de l'Ouest entre dans ce cas de figure où la présence commerciale chinoise est liée, pour une part significative, à des petites activités commerciales, parfois très anciennes, dont les animateurs ne sont pas forcément les mieux considérés des ambassades de Chine.

Le pouvoir central n'est cependant pas indifférent à des implantations de population dans les pays où sa politique est dictée par la sécurisation des approvisionnements en matières premières, par la construction d'infrastructures dont la réalisation est adossée à des flux financiers au titre de dons ou de prêts.

Pour M. Dominique Perreau, ancien ambassadeur, ancien directeur de l'AFD,  l'essor chinois en Afrique est la conséquence d'une stratégie globale, comme l'illustrent l'organisation de sommets des chefs d'Etat africains à Pékin ou la convocation des ministres et ambassadeurs africains en août 2010 par Hu Jintao, dit « l'Africain ».

Cette ambition a pour objet de sécuriser les approvisionnements énergétiques et miniers chinois, mais elle porte également ses fruits dans l'enceinte de l'ONU car elle permet à la Chine de recueillir les suffrages africains sur les dossiers qu'elle entend faire avancer, comme l'illustrent les votes sur le dossier de Taiwan ou encore la nomination d'une Chinoise à la tête de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS).

Politique, cette stratégie est avant tout économique. La Chine est en tête du développement en matière d'infrastructures en Afrique. Elle remporte 90 % des marchés de BTP grâce à une offre attractive tant sur le plan de la conception des projets, des délais de réalisation que de leur financement. L'approche multisectorielle des entreprises chinoises, (la « chasse en meute ») afin de répondre aux besoins du pays, apparaît à cet égard particulièrement performante. « Imaginez que Total se déplace avec Bouygues sur un projet », a relevé M. Dominique Perreau.

Que représentent les entreprises chinoises dans le paysage économique africain ? C'est difficile à dire précisément. Il n'existe pas d'annuaire permettant d'en identifier le nombre avec une marge d'erreur raisonnable. Les données courantes font état de 1 000 entreprises formelles sur l'ensemble du continent, mais l'incertitude est grande, compte tenu des entreprises de la diaspora, très liée à la « mère patrie ». Ces chiffres impressionnent ; ils sont pourtant à relativiser.

Par comparaison, s'agissant des entreprises françaises, on en dénombre tout autant sur un seul pays à revenu intermédiaire comme le Maroc. Il est vrai, cependant, que toutes les entreprises ne se valent pas. La Chine n'est pas en reste, avec ses géants dont une trentaine figure dans le classement des plus grandes entreprises mondiales.

C'est le cas des majors du pétrole que sont China Petroleum and Chemical Corporation (Sinopec) et China National Petroleum Corporation (CNPC), c'est également le cas du mastodonte de l'extraction minière (CNFMIC), détenu à 100 % par l'Etat, ou de State Grid, géant de l'électricité, des entreprises du domaine de la construction (CRBC) ou de la finance (CITIC). Beaucoup de ces entreprises ont vu leur pénétration en Afrique facilitée par le succès dans des appels d'offres internationaux, notamment ceux de la Banque mondiale, ou, plus encore, par les marchés afférents aux prêts de l'Export Import Bank of China (Ex-Im Bank).

Au total, le stock des IDE chinois en Afrique s'élevait à 9 milliards de dollars en 2009, soit 3 % du total des IDE en Afrique. Il croît toutefois de 10 % par an.

Les éléments d'une politique d'influence chinoise en Afrique ne se réduisent pas à ces aspects économiques.

Sur le continent, la présence chinoise suscite parfois des critiques, voire du rejet. Pékin veut maintenant rectifier le tir en améliorant son image de marque auprès des Africains. Premier instrument de cette politique : l'aide au développement. Lors du dernier forum de coopération Chine-Afrique qui s'est tenu à Pékin en juillet dernier, le Président chinois Hu Jintao annonçait qu'il doublerait ses crédits alloués à l'Afrique pour les trois années à venir, ce qui équivaut à 20 milliards de dollars.

La Chine a également entrepris de favoriser les échanges culturels et scientifiques. Lors du dernier forum Chine-Afrique, le chef de l'Etat chinois s'est engagé à envoyer 1 500 personnels médicaux sur le continent et à attribuer des bourses à 18 000 étudiants - un partenariat que le Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-Moon, a qualifié comme étant « l'un des meilleurs exemples de réussite de la coopération Sud-Sud ».

La Chine, de plus en plus soucieuse de préserver son image sur le plan international, a conscience que la durabilité de sa présence en Afrique ne pourra être assurée que par l'amélioration des conditions de ses implantations. Les entreprises chinoises font désormais l'objet d'accusations qui pourraient nuire de façon considérable à leurs objectifs dans la région - et dans le monde - si elles s'obstinent à ne pas modifier rapidement leur comportement en matière de responsabilité sociale et environnementale. Elles sont donc désormais incitées, par les autorités, à s'engager en matière de responsabilité sociale, et ce pour éviter les manifestations antichinoises et dissuader les enlèvements de Chinois en Afrique.

D'autres actes de l'Etat chinois vont dans le même sens, comme la participation à la lutte contre la piraterie maritime dans le golfe d'Aden ou les pressions exercées par la Chine sur le régime d'Omar el-Béchir au Soudan.

Par ailleurs, les entreprises chinoises s'associent de plus en plus à un partenaire occidental. La tendance actuelle est, pour ces entreprises -d'Etat ou privées- de découvrir les vertus du management moderne « normal » en s'appuyant sur des entreprises occidentales solides.

Mais le « soft power » transparaît également dans la dynamique de création des instituts Confucius qui sont des lieux d'imprégnation de la culture et de la langue chinoise. L'objectif de dialogue des cultures est aussi un point d'ancrage pour des relations d'affaires et le développement de flux commerciaux. Le premier de ces instituts a ouvert à Nairobi, en novembre 2005. En août 2010, on n'en dénombrait pas moins de 27 dans 19 pays de l'ensemble du continent africain.

« Comprendre la Chine », c'est le titre sans ambiguïté d'un programme mis en place par le gouvernement chinois. Objectif : proposer à des diplomates, des journalistes et des hommes d'affaires du monde entier un cursus d`un mois à Pékin, sur le campus de l'université des études internationales. Politique, économie, défense et diplomatie sont au menu. Un programme qui s'ajoute à ceux que la Chine a mis en place depuis 2008 pour promouvoir son image à l'étranger : au total, 5 milliards d'euros ont été investis, dont une grande partie a été consacrée aux médias et à l'éducation. C'est ainsi que Pékin accorde de plus en plus de bourses aux Africains.

Élément de cette politique, la Chine diffuse à travers sa chaîne de télévision CCTV Afrique, sur tout le continent, en chinois, mais également en français, en anglais et en langue vernaculaire. La Télévision centrale de Chine dispose ainsi d'un centre de production d'informations basé au Kenya. Cette nouvelle chaîne, créée le 11 janvier 2012, est la première du genre pour la télévision chinoise. Elle se concentre sur les nouvelles perspectives africaines ainsi que sur toute l'actualité internationale. Le journal quotidien en français informe des derniers développements sur le continent et notamment des échanges entre la Chine et les pays africains.

Mais plus que tout, les Chinois préparent l'étape de l'introduction de la TNT en Afrique. Grâce à StarTimes Media, ils s'imposent comme des partenaires incontournables du paysage audiovisuel africain. StarTimes est à la fois un équipementier et un opérateur de télévision numérique. En RDC il sera diffusé sur Digital Video Broadcast-Terrestrial 2 (DVB-T2) qui est une norme de diffusion de télévision numérique, avec le signal fourni par Pan African Groupe Network. Elle a également fait des percées significatives dans plusieurs pays (Rwanda, Tanzanie, Nigéria, République centrafricaine, Kenya, Guinée....).

Pour les responsables de RFI, TV5 et Canal 24 que nous avons auditionnés, la stratégie chinoise associant les équipements et le contenu est particulièrement performante au moment où l'on va basculer dans toute les capitales africaines sur la TNT.

Cette montée en puissance de la présence chinoise en Afrique a autant suscité d'analyses qu'elle a éveillé de fantasmes dans les pays du Nord. Leur percée inquiète les chancelleries occidentales. La politique chinoise de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays africains saperait leurs efforts pour promouvoir la bonne gouvernance, les droits de l'homme et la démocratie, mais, plus encore, elle concurrence les intérêts économiques et stratégiques occidentaux sur le continent.

C'est le cas en France où la présence chinoise en Afrique est devenue une véritable obsession, mais c'est aussi une préoccupation aux Etats-Unis où les discours anti-chinois fleurissent oubliant que les chinois ne font parfois pas autre chose que ce que les entreprises occidentales ont toujours fait en Afrique.

« Les investissements chinois en Afrique ne visent qu'à profiter des ressources naturelles et les entreprises chinoises négligent la protection de l'environnement et le développement local », a ainsi déclaré Hillary Clinton, secrétaire d'Etat américaine, dans un discours au Sénégal à l'occasion de sa tournée diplomatique africaine en 2013, ajoutant que les USA préfèrent un partenariat qui « ajoute de la valeur plutôt qu'un partenariat qui la soustrait ».

L'un des facteurs de l'avancée chinoise en Afrique est précisément le retrait des Occidentaux. C'est particulièrement vrai en ce qui concerne les entreprises, note Jean-Raphaël Chaponnière, chercheur associé à Asia Centre. « Bon nombre d'entrepreneurs européens se sont tournés, depuis la chute du Rideau de fer à la fin des années 1980, vers l'Europe orientale, délaissant le continent africain. ».

Par leurs achats des matières premières africaines, les Chinois ont permis aux cours de ne pas s'effondrer mais également un renouveau économique dont les Chinois ont été les premiers à profiter en raison de leur présence.

Il reste que ces critiques, on le verra, ont un écho en Afrique même, comme l'illustre la déclaration du Président sud-africain, Jacob Zuma, qui a jugé que le déséquilibre des échanges commerciaux à travers lesquels l'Afrique exportait ses matières premières vers la Chine et importait de grandes quantités de produits manufacturés bon marché n'était pas soutenable.

Nombreux sont les dirigeants qui souhaitent ainsi voir le continent noir se doter d'une stratégie pour gérer ses relations avec le géant économique chinois. L'inde pourtant très présente suscite moins de commentaires et de réticences.

2. L'Inde, histoire partagée, avenir commun ?

Nous avons été reçus par l'ambassadeur d'Inde en Éthiopie, M. Baghwant Bishnoi, dans sa résidence d'Addis Abeba. Il a d'emblée souligné que « La présence indienne en Afrique ne date pas d'hier. Depuis des siècles, des marchands indiens font du commerce sur la côte est du continent. Ces mouvements se sont accélérés avec la colonisation britannique de l'Inde et avec l'importation de main d'oeuvre indienne pour la construction du chemin de fer, notamment en Ouganda et au Kenya. La majorité de ces travailleurs est restée sur place et leurs descendants, souvent dans le secteur du textile et du commerce de proximité, occupent encore aujourd'hui une place importante dans les économies de ces pays. ».

Les voiliers traversaient alors la mer d'Oman pour approvisionner en épices et en bijouteries le royaume d'Aksoum, actuellement le nord de l'Ethiopie, Djibouti et l'Erythrée. Les échanges entre les deux régions se sont ensuite intensifiés, avec l'arrivée en Afrique de manoeuvres et boutiquiers indiens qui essaimèrent du Kenya à l'Afrique du Sud en passant par la Tanzanie. Ces échanges sont dans l'explication de l'importance d'une diaspora ayant fait souche en Afrique du sud et de l'est, actuellement évaluée à plus de 2 millions d'individus.

L'Inde et l'Afrique ont en partage des solidarités formées dans les mouvements de décolonisation et du non-alignement.

En 1961, Nehru effectue la première visite d'un chef d'Etat indien en Afrique. Elle devance de trois ans celle de son homologue chinois, Zhou Enlai. La seconde visite, en octobre 2007, soit 46 ans plus tard, intervient à l'occasion du voyage du Premier ministre Manmohan Singh au Nigéria, second partenaire africain de New Delhi après l'Afrique du Sud. Cette visite inaugure une intensification de l'activité diplomatique avec l'organisation de sommets multilatéraux qui se succèdent à fréquence rapprochée. Dès 2008, le premier sommet indo-africain se tient à New Dehli, réunissant quatorze chefs d'Etat ou de gouvernement. En mars 2009, un forum Afrique centrale - Inde est organisé à Brazzaville, suivi, en mai 2011, du deuxième sommet Inde-Afrique au siège de l'Union africaine, en Ethiopie.

En présence de seize chefs d'Etat, le discours du Premier ministre indien continue de reposer sur les idéaux du non-alignement, une toile de fond assez comparable à celle de la Chine. New Delhi plaide en faveur d'un partenariat fondé sur l' « égalité », sur la « confiance mutuelle » et sur une approche « transparente de la concertation », critique à peine voilée du comportement de certains partenaires...

Dans son rapport aux pays africains, l'Inde est incontestablement moins crispée sur le principe de non-ingérence. La manière dont elle a traité le sujet de la crise à Madagascar, en 2009, est révélatrice non seulement d'une défense des intérêts des grands commerçants indiens de l'île, dont les monopoles économiques avaient été ébranlés par Ravalomanana, mais également de la volonté de s'aligner sur les critères de bonne gouvernance reconnus au niveau international.

Historiquement, la « grande île » fait partie des partenaires privilégiés, mais l'Inde n'a pas hésité à se rallier aux positions de l'Union Africaine, prenant l'engagement de suspendre son aide. Le principe de non-ingérence et de non-alignement sur les idéaux occidentaux n'a donc pas prévalu, l'Inde démocratique se rangeant finalement à la logique de sanction du régime malgache.

Une Compagnie des Indes à rebours...

Il reste que les ambitions indiennes tiennent d'abord d'une volonté de sécuriser ses approvisionnements en énergie et en ressources minérales qui conditionnent la soutenabilité de son industrialisation. Avec une croissance économique autour de 8 % de rythme annuel, les besoins en énergie du pays augmentent rapidement. Le taux de dépendance sur les produits pétroliers avoisine 80 % et la sécurisation des accès appelle une diversification géographique des achats vis-à-vis d'un Moyen-Orient qui fournit plus de 60 % des besoins. Les autorités de New Delhi se sont donc naturellement tournées vers l'Afrique.

L'Inde est ainsi engagée dans un processus de rattrapage qui fait d'elle un des principaux partenaires commerciaux du continent africain avec une part de marché qui contracte les positions de l'Europe et des Etats-Unis, mais aussi de certains pays asiatiques comme le Japon.

En témoigne la mission qui a amené des hommes d'affaires indiens en visite au Ghana en juillet 2012. Composée de 200 chefs d'entreprises qui souhaitaient lancer ou développer leurs activités en Afrique de l'Ouest, il s'agissait de la plus importante mission indienne à s'être rendue dans un pays africain. Cet événement a montré un signal clair : l'Inde demeure déterminée à étendre son influence en Afrique, et ce processus est même en phase d'accélération, après une décennie de forte croissance.

Depuis 2000, l'Inde s'est imposée comme l'une des principales sources d'investissement direct étranger en Afrique, et les échanges commerciaux entre ce pays et le continent ont explosé. D'un modeste volume de 3 milliards de dollars en valeur en 2000, les échanges ont augmenté jusqu'à 46 milliards en 2010 et 60 milliards en 2011. Une croissance si rapide que même le gouvernement indien a été pris par surprise. Un an à peine après avoir prédit que le commerce avec l'Afrique atteindrait 70 milliards en 2015, Delhi a dû revoir son estimation pour la porter à 90 milliards de dollars.

Entre autres productions, car en s'étoffant le commerce s'est diversifié, l'Inde exporte des automobiles, souvent de marques occidentales, fabriquées dans ses usines de montage, mais également des machines-outils et matériels informatiques, des produits pharmaceutiques, qui élargissent la gamme des biens de consommation courante plus traditionnels. L'Afrique exporte quant à elle ses matières premières, en particulier le charbon et le pétrole, mais aussi l'or, le diamant, ainsi que tout l'éventail de minerais dont les industries indiennes ont besoin.

Un certain nombre d'entreprises indiennes sont déjà très en vue, à commencer par la plus célèbre d'entre elles, le groupe Tata, au 11 e rang mondial des entreprises les plus influentes selon Forbes 2009. Ce conglomérat, présent en Afrique depuis les années 1960, est aujourd'hui implanté dans une dizaine de pays. Il est représentatif de l'attaque du marché africain, notamment avec une stratégie centrée sur la recherche de solvabilité de la demande d'automobiles à bas prix. Le groupe Tata est investi dans une très large gamme d'activités, allant de la sidérurgie aux télécommunications et à l'hôtellerie. Mais de nombreuses autres firmes indiennes ont également pris position dans des secteurs très variés. Le groupe congloméral Birla a notamment investi dans plusieurs pays africains. Il est présent sur son territoire national dans 19 secteurs (travail des métaux, engrais, télécommunication, fibres acryliques...) et à l'extérieur de l'Inde dans 36 pays.

Progressivement, l'ensemble du continent est entré dans la sphère d'attraction de ces sociétés, pas seulement les partenaires traditionnels de New Delhi, soit les pays d'Afrique de l'Est et les Etats riverains de l'océan Indien. La société Kalinda Rail a été impliquée dans la rénovation des chemins de fer au Ghana, Infosys vend des solutions informatiques aux banques nigérianes et les produits de Ciplan sont distribués dans toute l'Afrique. Les pays francophones n'échappent pas à ces influences industrielles. Le géant de l'agroalimentaire Iffco est entré dans le capital des industries chimiques du Sénégal (ICS). Taurian Resources explore l'uranium au Niger ; Tata Steel a créé une filiale en Côte d'Ivoire pour exploiter le fer du Mont Nimba, quand Arcelor#172;Mittal a signé un protocole d'accord avec la Société nationale industrielle et minière de Mauritanie.

A l'instar de ce que fait le géant chinois, l'Inde entend également se positionner davantage sur des grands travaux. Le pays est désormais plus porté à la réalisation de projets d'infrastructures dont il s'est longtemps tenu à l'écart. Ces initiatives, qui ne sont pas en dehors des objectifs de sécurisation des approvisionnements de ses industries, ont été à l'origine de la création d'un fonds souverain dédié aux acquisitions à l'étranger de la société publique Oil and Natural Gas Corporation (ONGC). Dans leur gestion stratégique de l'Afrique, les deux géants asiatiques dessinent des méthodes comparables qui sont moins l'expression de convergences d'intérêts que des rivalités commerciales qui devraient aller crescendo.

Le gouvernement indien a créé et financé le Pan-African e-Network, pour permettre aux hôpitaux et aux universités de quarante pays africains, d'avoir accès à l'expertise indienne dans leurs domaines. Une opération caractéristique de la diplomatie "soft" déployée par l'Inde en direction du continent africain. Elle veut combiner le meilleur du savoir-faire indien (compétences scientifiques et médicales, télécoms) avec les besoins réels des pays africains, à des prix extrêmement bas.

Cette diplomatie économique est souvent relayée par les entreprises privées, ce qui la différencie de l'approche chinoise. Ainsi, en 2010, le leader indien des télécoms, Bharti Airtel, a signé l'une des plus grosses acquisitions Sud-Sud jamais réalisées, en payant 7,8 milliards d'euros pour les actifs de l'opérateur télécoms Zaïn, dans 16 pays africains. L'objectif est clair : passer en deux ans de 40 à 100 millions de clients africains en appliquant les recettes du groupe en Inde : tarifs bas et gros volumes.

Entre 2000 et 2010, le volume des échanges Inde-Afrique a été multiplié par quinze pour atteindre près de 50 milliards de dollars, un montant encore inférieur de moitié à celui du commerce Chine-Afrique. On parle même depuis 2007 d'« Indafrique ». C'est à ce sujet que le magazine indien The Caravan a consacré la une de son numéro de février 2013 sous le titre « L'Inde en Afrique: les Indiens peuvent-ils concurrencer la Chine sur le continent qui connaît la plus forte croissance du monde ? »

Dans ces pages, le journaliste Anjan Sundaram, longtemps envoyé spécial du New York Times en RDC, explique : « L'Afrique sera très probablement le prochain terrain de la rivalité géopolitique entre l'Inde et la Chine ».


* 28 Dès la fin du VIIème siècle , on trouve des monnaies chinoises à Zanzibar; entre le XI et le XVème siècle, des produits chinois sont diffusés en Ethiopie, Tanzanie, Zimbabwe ; au début du XVème siècle, les jonques de la flotte de Zheng HE descendent le long des côtes orientales de l'Afrique jusqu'à l'actuel Mozambique

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