C. UN JUGE QUI « SE PRÉTEND » LÉGISLATEUR
En l'absence de territorialisation des notions d'urbanisme de la loi Littoral, son application s'est révélée difficile. Dans les faits, le juge administratif s'est retrouvé à devoir interpréter lui-même les dispositions particulières au littoral , avec un biais davantage orienté vers la protection de l'environnement que vers le développement équilibré des territoires.
1. L'abondance du contentieux
En raison de l'inflation des recours et des annulations de POS, la loi Littoral est parfois perçue par les maires comme une source importante de complications, voire une entrave au développement de leur commune.
a) L'opposabilité directe de la loi
Les dispositions particulières au littoral bénéficient d'un régime dérogatoire. Elles sont doublement opposables, à la fois aux documents d'urbanisme élaborés par les collectivités, et à tout acte individuel d'occupation du sol . Ce régime est exceptionnel dans le domaine de l'urbanisme : il n'est partagé que par les lois Montagne et Aérodromes 14 ( * ) , les directives territoriales d'aménagement (DTA) et le Plan d'aménagement et de développement durable de la Corse (PADDUC).
L'opposabilité directe de la loi Littoral à tout acte individuel alimente structurellement l'insécurité juridique : riverains et associations ont toute latitude pour porter devant le juge chaque décision d'urbanisme susceptible d'avoir un impact sur le littoral, dont le fondement leur paraît suspect ou insuffisamment explicite.
Ce régime juridique particulier est précisément ce qui avait justifié l'adoption de la loi Littoral , le Conseil d'État ayant refusé de consacrer l'opposabilité de l'instruction ministérielle du 4 août 1976 et de la directive d'Ornano de 1979 aux documents d'urbanisme et aux autorisations individuelles. La forte pression qui s'exerce sur le littoral à partir des années 1970 nécessite des dispositions directement opposables aux tiers, afin d'en garantir l'effet utile et la portée juridique.
Au cours de leurs travaux, vos rapporteurs ont envisagé trois options :
- la suppression immédiate de l'opposabilité de la loi Littoral ;
- la levée pour une période transitoire (cinq ans par exemple) de cette opposabilité, afin de stabiliser et de purger le contentieux pour repartir sur de nouvelles bases ;
- la suppression à terme de l'opposabilité directe de la loi Littoral, une fois que la couverture du littoral en documents d'urbanisme compatibles avec ses dispositions sera achevée.
Cette réflexion est cependant inutile , même à longue échéance. En effet, le requérant conservera toujours la possibilité d'invoquer la loi par voie d'exception , ce qu'il ne se privera pas de faire. Au contraire, les délais de jugement pourraient encore s'accroître, ce qui irait à l'encontre des objectifs recherchés.
b) L'inflation des recours indemnitaires
Au cours de son audition, Me Loïc Prieur, avocat spécialisé en droit de l'urbanisme, a présenté une typologie schématique des recours devant le juge administratif :
- 25 % sont issus de riverains qui s'opposent à la délivrance d'une autorisation d'urbanisme ;
- 50 % sont déposés par des propriétaires qui souhaitent au contraire obtenir la validation d'un permis de construire qui leur a été refusé par l'administration ;
- 25 % ont pour objectif l'obtention d'une indemnisation pour des terrains déclarés inconstructibles.
Cette répartition résulte d'une évolution structurelle. Initialement, les recours étaient essentiellement dirigés à l'encontre de permis de construire. Avec le temps, on assiste à un fort accroissement du contentieux indemnitaire , sur le fondement de l'article L. 160-5 du code de l'urbanisme qui détermine le régime de responsabilité applicable en matière de droit des sols. Cette montée en charge pèse sur l'équilibre financier des communes littorales, qui ne sont pas toujours couvertes par leurs assurances.
ARTICLE L. 160-5 DU CODE DE L'URBANISME N'ouvrent droit à aucune indemnité les servitudes instituées par application du présent code en matière de voirie, d'hygiène et d'esthétique ou pour d'autres objets et concernant, notamment, l'utilisation du sol, la hauteur des constructions, la proportion des surfaces bâties et non bâties dans chaque propriété, l'interdiction de construire dans certaines zones et en bordure de certaines voies, la répartition des immeubles entre diverses zones. Toutefois, une indemnité est due s'il résulte de ces servitudes une atteinte à des droits acquis ou une modification à l'état antérieur des lieux déterminant un dommage direct, matériel et certain ; cette indemnité, à défaut d'accord amiable, est fixée par le tribunal administratif, qui doit tenir compte de la plus-value donnée aux immeubles par la réalisation du plan d'occupation des sols rendu public ou du plan local d'urbanisme approuvé ou du document qui en tient lieu. |
c) Le phénomène des recours malveillants
La mise en oeuvre des permis de construire est souvent paralysée par des recours qui peuvent être qualifiés d'abusifs , étant dictés par l'intention de nuire et de retarder la réalisation d'un projet, ou encore par l'espérance de monnayer un désistement. En raison de ses notions imprécises, la loi Littoral se prête facilement à ce genre de pratiques.
A l'occasion de leurs déplacements, vos rapporteurs ont entendu de nombreux élus se plaindre des actions en justice intempestives de quelques associations de protection de l'environnement . Elle souhaite pour autant se garder de toute généralisation excessive : il n'est pas question de remettre en cause le rôle de ces associations, qui jouent souvent un rôle utile d'aiguillon dans l'application de la loi Littoral. En effet, l'environnement n'est pas un actif matériel et ne possède pas de personnalité juridique. Il s'exprime donc naturellement par la voix des associations qui permettent une régulation essentielle.
Dans leur immense majorité, les associations de protection de l'environnement ont une attitude constructive et disposent de services juridiques d'une grande qualité , ainsi que vos rapporteurs ont pu le constater au cours de leurs auditions. Malheureusement, une minorité d'entre elles a un comportement inacceptable, qui témoigne d'une véritable volonté de nuire . C'est notamment le cas lorsqu'une association est invitée aux réunions préparatoires à l'élaboration d'un projet, mais refuse d'y participer, pour déposer ensuite un recours contentieux devant le juge administratif. Des chantages ont également été dénoncés : certaines associations proposent des prestations de conseil, largement rémunérées, pour l'élaboration des documents d'urbanisme, qu'elles s'engagent ensuite à ne pas contester devant le juge.
Ainsi, l'environnement sert parfois de prétexte à la défense d'intérêts particuliers . Il n'est pas rare que ces associations soient constituées par des riverains ou des propriétaires de résidences secondaires, qui souhaitent pouvoir jouir du littoral en toute tranquillité et bénéficier de la valeur foncière que leur procure la rareté de leur bien. Les analyses sociologiques s'intéressent depuis longtemps à ce phénomène « not in my backyard » (NIMBY) qui s'applique particulièrement au bord de mer en raison de sa forte attractivité.
Il est difficilement compréhensible que les pouvoirs publics encouragent ces pratiques . Vos rapporteurs ont ainsi été sensibilisés au fait que des documents de travail de l'administration sont parfois communiqués aux associations avant même d'être présentés aux élus. Quant au juge, il prête une oreille favorable aux associations qui déposent des recours intempestifs, en n'infligeant que rarement une amende pour requête abusive 15 ( * ) .
* 14 Loi n°85-696 du 11 juillet 1985 relative à l'urbanisme au voisinage des aérodromes.
* 15 L'article R. 741-12 du code de justice administrative prévoit que « le juge peut infliger à l'auteur d'une requête qu'il estime abusive une amende dont le montant ne peut excéder 3000 euros. »