G. UN DÉVELOPPEMENT VERTIGINEUX NON EXEMPT DE DÉSÉQUILIBRES

1. Une dépendance énergétique croissante

Traditionnellement producteurs et importateurs d'énergie, la croissance des besoins énergétiques au sein des pays de l'ASEAN est telle qu'ils feront globalement face à une dépendance énergétique croissante dans les prochaines années. L'ASEAN compterait 170 millions d'habitants (sur 640 millions) sans accès à l'électricité 79 ( * ) . Les besoins en énergies sont immenses et croissants, en particulier compte tenu du rythme élevé de développement.

Source : service économique régional de Singapour, « Énergie : l'ASEAN a mangé son pain blanc », in Horizon ASEAN, mai 2013

Jusqu'à présent 80 ( * ) , l'ASEAN avait su produire suffisamment d'énergie pour satisfaire la demande régionale, malgré un essoufflement de la production pétrolière. Or les estimations prévoient un net renversement de tendance dans les années à venir, car la consommation augmente à un rythme beaucoup plus élevé que la production.

La demande globale en énergie en Asie du Sud-Est a été multipliée par 2,5 depuis 1990 . Elle est aujourd'hui équivalente à 75% de la demande indienne, et contribue fortement au déplacement vers l'Asie du centre de gravité de la demande énergétique. Cette demande devrait augmenter d'environ 80% entre 2011 et 2035, soit deux fois plus vite que la demande mondiale, pour atteindre le niveau de la demande actuelle en énergie du Japon.

En effet, quels que soient les scénarios de prévision, l'accroissement de l'écart entre la consommation et la production dans les années à venir semble inévitable, du fait de l'explosion de la demande.

Or étant donnée la maturation des champs d'hydrocarbures dans beaucoup de pays, l'insécurité énergétique s'accroît. La région est en effet largement dépendante des importations de pétrole, mais aussi à plus long-terme de gaz naturel.

Au regard des anticipations de consommation, la sécurité d'approvisionnement va devenir une priorité criante, à commencer par le pétrole. L'ASEAN est en effet déjà importatrice nette de pétrole , mais sa dépendance devrait selon la banque asiatique de développement passer de 25% en 2011 à 73% en 2030 et 88% en 2050.

Dans le cas du gaz , la situation semble plus favorable du fait de l'augmentation progressive de la production (elle devrait passer de 200 milliards de mètres cube en 2008 à 250 en 2030 et 280 en 2050). Toutefois, la demande devrait progresser beaucoup plus rapidement, entraînant logiquement une forte baisse de la capacité à l'export, et un déficit après 2030.

En ce qui concerne le charbon , comme cela a déjà été dit, il s'agit de la seule ressource dont l'ASEAN devrait rester exportatrice nette (au moins à moyen-terme), ce presqu'uniquement grâce à l'Indonésie. La production devrait augmenter de 75% d'ici 2030, puis de 35% entre 2030 et 2050. 80% du charbon viendra d'Indonésie, le reste du Vietnam et de Thaïlande. Toutefois, la consommation devrait également très fortement augmenter, de 7,7% par an en moyenne d'ici 2030 (d'après l'Agence internationale de l'énergie), soit le taux de croissance le plus élevé des trois hydrocarbures. Cette évolution devrait très largement être due à l'expansion rapide des centrales au charbon pour la production d'électricité, dont les projets sont nombreux et concernent presque l'ensemble des pays (même si leur nombre parait modeste à l'échelle mondiale). Au total, le poids du charbon dans le mix énergétique devrait passer de 16% en 2011 à 28% en 2035. Le charbon fournira alors 58% du combustible pour la production d'électricité.

Selon l'Agence internationale de l'énergie, la croissance de la consommation d'électricité devrait d'ailleurs dépasser celle du PIB dans l'ASEAN, et rendre nécessaire une augmentation de la capacité installée de 40% d'ici 2030.

2. Une urbanisation accélérée qui enfante de tentaculaires mégalopoles
a) L'Asie des mégapoles tentaculaires....

En 2010, 250 millions de personnes dans l'ASEAN, soit 42% du total, vivaient dans des villes. En 2025, cette proportion sera de 50% 81 ( * ) .

Des « mégalopoles » se constituent, gigantesques villes congestionnées au développement parfois aussi accéléré qu'anarchique.

Jakarta , en plein boom, est ainsi une ville de plus de 10 millions d'habitants sans métro, où se côtoient les quartiers d'affaires les plus rutilants et des habitats délabrés, où les égouts sont à ciel ouvert au milieu des quartiers les plus prestigieux, et où l'assainissement collectif, les services publics de base et les transports publics sont encore soit embryonnaires, soit largement insuffisants.

La population de Manille , de près de 12 millions d'habitants, devrait atteindre 16 millions d'habitants en 2025.

4 villes d'Asie du Sud-Est auront entre 10 et 15 millions d'habitants en 2025 : Manille, Jakarta, Bangkok et Ho Chi Minh Ville.

TAUX D'URBANISATION EN 1990, 1995, 2000, 2005 ET 2012

Source : Banque asiatique de développement

POPULATION DES PRINCIPALES VILLES DE L'ASEAN

Chaque jour, l'étalement urbain et la croissance démographique accroissent leur retard en capacités et infrastructures, avec pour conséquence à Bangkok, mais surtout à Manille et Jakarta, des populations en marge, sans accès aux réseaux d'eau et d'assainissement, de transport, et souvent logées dans un habitat précaire. Les questions d'aménagement urbain, de réforme foncière, d'accès au crédit, de construction, sont donc posées avec une acuité toute particulière. Proposer une urbanisation intégrée, avec l'accès pour le plus grand nombre aux services essentiels, est, pour ces gouvernements, un gigantesque défi économique et social.

b) ...coexiste avec un sud-est asiatique encore essentiellement rural

La proportion de la population rurale est pourtant encore très importante, notamment dans certains pays, comme la Birmanie, mais aussi le Vietnam, le Laos, ou les Philippines, qui n'ont pas adopté le modèle de croissance basé sur l'assemblage et l'exportation de produits industriels.

En général, l'agriculture y est peu productive . Au Vietnam par exemple, à l'exception des grands bassins de production agricole comme le delta du Mékong, on observe encore un faible taux de mécanisation. La différence de revenus et de style de vie entre la ville et la campagne y est d'ailleurs encore très marquée.

STRUCTURE DU PIB : LA PART IMPORTANTE DU SECTEUR AGRICOLE

Source : présentation de M. Jean-Raphael Chaponnière devant votre commission

3. Des besoins criants en infrastructures

Partout, le besoin en infrastructures est criant. Au total, les besoins en infrastructures ont été estimés à 1 000 milliards de dollars entre 2010 et 2020, soit plus du quart des besoins asiatiques. 43% des besoins concernent les transports, 36% l'électricité, 15% les technologies de l'information et 6% l'eau.

L'Indonésie se place en premier dans la liste des pays demandeurs avec 39% du total, devant la Malaisie (17%) et la Thaïlande (15%), loin devant les trois pays les moins avancés.

Vos rapporteurs ont pu constater le retard pris par le Vietnam et l'Indonésie en matière de transport urbain.

Ces deux pays ne disposent actuellement d'aucune ligne urbaine moderne. Deux causes principales expliquent ce retard : les problèmes d'organisation administrative et de gouvernance, et le manque de financement.

Certains travaux ont pourtant commencé il y a déjà plusieurs années, mais ceux-ci sont régulièrement arrêtés. Toutefois, il semble que les projets se concrétisent enfin.

La ligne pilote du métro d'Hanoï (ligne 3), financée par l'aide au développement française, a débuté sa construction il y a plusieurs années. La France finance la majeure partie des 1,1 milliard d'euros nécessaires à la construction de ces 12,5 km de métro, qui assureront en principe à partir de 2016 un débit de 200 000 personnes par jour. Les deux premières lignes du métro d'Hô Chi Minh Ville ont débuté leurs constructions respectivement en février 2008 et en août 2010 pour un total de 1,8 milliard d'euros. Le financement est essentiellement international, avec en tête le Japon, qui finance 83% du coût de la ligne 1.

À Jakarta , les problèmes de congestion du trafic constituent aujourd'hui un handicap majeur pour le développement de la ville et du pays. Le plan d'urbanisation a pris du retard, mais la construction de la première ligne, le North-South MRT , commence timidement. La première section du métro devrait ouvrir à partir de 2016 et servir 212 000 passagers par jour. C'est la ville de Jakarta et l'Agence japonaise de coopération internationale (JICA) qui assurent le financement, à hauteur de 3,2 milliards d'euros.

4. Une dynamique économique très inégale suivant les pays : une région fragmentée

Le concept « ASEAN-6 », couramment utilisé, notamment en matière économique, illustre bien les disparités régionales et la difficulté d'englober dans une même analyse des pays au différentiel de développement aussi prononcé que Singapour et la Birmanie, la Malaisie et le Cambodge. Rappelons que le niveau de richesse dans la région varie de 915 dollars par habitant dans le cas de la Birmanie à 53 000 dollars à Singapour ...

Les écarts sont importants et vont respectivement de 1 à 86 (entre le Laos et l'Indonésie) pour le PIB et 1 à 58 (entre la Birmanie et Singapour) pour le PIB par habitant. Les inégalités entre les pays membres de l'ASEAN tendent en outre plutôt à s'accroître qu'à se réduire.

PIB 2013 (milliards de dollars)

Ecart 1 à 86

PIB/habitant (dollars)

Ecart 1 à 58

Source : Panorama économique de l'ASEAN, service économique régional, direction générale du trésor, avril 2014

Ces pays ont en effet des héritages et des structures économiques si disparates qu'il est parfois difficile de parler de dynamique régionale.

DES HÉRITAGES ÉCONOMIQUES TRÈS DISPARATES

PIB par habitant (USD)

% Adultes alphabétisés

Emploi manufacturier
(en milliers)

% population active

Kilowatt-heure par habitant

Trains
(Km/100 km 2 )

Birmanie

396

100

1,00 %

1,4

0,42

Indonésie

840

Très faible

300

0,70 %

10,1

0,30

Malaisie

1 559

38 %

126

6,30 %

132,2

0,42

Philippines

1 070

Faible

78

0,70 %

41,0

0,30

Thailande

817

Faible

na

na

4,3

0,64

Vietnam

658

Faible

120

0,70 %

6,7

0,79

Japon

1 921

Elevé

3 800

7,80 %

438,0

7,27

Source : présentation de M. Jean-Raphael Chaponniere aux membres de la mission

5. La pauvreté et l'accès à l'éducation : des défis encore prégnants dans les États les moins avancés

La question de la pauvreté est encore criante dans certains pays comme le Laos, les Philippines, le Cambodge, le Vietnam ou la Birmanie.

PART DE LA POPULATION VIVANT SOUS LE SEUIL DE LA PAUVRETÉ EN 2012 (EN %)

Source : PNUD

Aux Philippines , par exemple, près du tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté. Le secteur agricole, peu productif, occupe près de 40% de la population active, mais contribue à moins de 15% du PIB. Le taux d'investissement est faible (15% du PIB), et les flux d'investissements directs étrangers sont maigres en comparaison des pays voisins (2% du PIB), en raison notamment d'un climat relativement moins favorable aux affaires.

L'accès à l'éducation est aussi un enjeu dans certains pays. Le graphique ci-dessous, qui mesure les années d'éducation, à la fois en France mais aussi dans plusieurs pays de la région Asie, montre la faiblesse du nombre d'années de scolarisation dans certains pays comme le Vietnam ou même l'Indonésie, à la fois pour la cohorte des 20-24 ans et pour l'ensemble de la population :

ANNÉES D'ÉDUCATION CUMULÉES

Source : Présentation de M. Jean-Raphaël Chaponnière aux membres de la mission

Ainsi par exemple, en Indonésie , l'accès au supérieur n'est pas universel et la qualité du système d'éducation supérieure n'est pas au même niveau que dans certains autres États de la région. Un classement australien 82 ( * ) qui mesure la « qualité » de l'enseignement supérieur en intégrant tant les ressources qui y sont consacrées (% du PIB, dépenses par étudiant), que son environnement (proportion d'enseignants...) -sa « connectivité » (proportion d'étudiants internationaux) ou sa « production » (nombre de publications, présence dans les classements internationaux) classe l'Indonésie au 50 ème rang, derrière la plupart de ses grands voisins.

« QUALITÉ » DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

Pays

Classement sur 7

Classement sur 50

Singapour

1

9

Corée

2

24

Malaisie

3

27

Chine

4

42

Thaïlande

5

47

Inde

6

49

Indonésie

7

50

6. La montée des inégalités sociales et la question criante de la redistribution sociale
a) Le creusement continu des inégalités et l'émergence de super-privilégiés

La croissance économique spectaculaire des pays asiatiques a permis sur les dernières années un net recul de la pauvreté absolue.

Dans une ASEAN qui réussit globalement à réduire la pauvreté globale, avec l'élévation des niveaux de vie, la croissance s'accompagne pourtant d'un creusement des inégalités .

L'ASEAN a désormais une classe très fortunée qu'on estime 83 ( * ) à 40 millions de personnes. Dans le classement Forbes 2012, trois Thaïlandais 84 ( * ) se positionnent dans les 200 premières fortunes mondiales.

Lors de leur mission en Indonésie et au Vietnam, vos rapporteurs ont pu observer l'émergence de cette classe de « super privilégiés » qui consomme des produits de luxe et explique le succès des marques automobiles très haut de gamme. On trouve désormais dans le centre de Hanoï les mêmes enseignes qu'avenue Montaigne. En Indonésie, le nombre de millionnaires explose, tandis qu'à Singapour, un ménage sur cinq est millionnaire : c'est la plus forte proportion mondiale.

Mesuré par l'indice de Gini (qui évalue la dispersion des revenus sur une échelle de 0 à 1, où 0 représente une distribution égalitaire parfaite (tous les revenus sont égaux), et 1 correspond à la plus grande inégalité (un individu ou un ménage perçoit la totalité des revenus)), les pays de l'ASEAN affichent un indice de Gini proche ou supérieur à 0,4 , valeur qui correspond au seuil des sociétés fortement inégalitaires 85 ( * ) . Il s'établit ainsi à 0,39 en Indonésie, à 0,473 à Singapour, et à 0,536 en Thaïlande.

Dans les pays de l'ASEAN, le décile le plus riche totalise plus de 30% de la consommation nationale, alors que le décile le plus pauvre en occupe moins de 4%. Le rapport entre les dépenses des premier et dernier quintile est de à 20 à 1 en Indonésie (pour un écart de 9 à 1 en moyenne pour les pays de l'OCDE).

Les signes de l'émergence d'une classe de « super riches »

En Indonésie , on appelle les « Ibu Ibu » (littéralement, « Madame Madame ») des consommatrices très fortunées, issues de la classe des « nouveaux riches » indonésiens, en général oisives, qui cherchent des marques ou produits exclusifs et sont fortement consommatrices de produits de luxe. Leur panier d'achat peut atteindre 100 000 euros (en une seule fois). Un traitement spécial est réservé à ce type de clientèle dans les centres commerciaux ( lounge d'accueil...), parfois en partenariat avec des établissements bancaires.

Au Vietnam , le succès des écoles internationales privées d'inspiration anglo-saxonne (du type American school, British international school) ou australienne ne se dément pas, en dépit de droits de scolarité extrêmement élevés (de l'ordre de 5000 euros par trimestre et par enfant). La liste d'attente pour entrer dans ce type d'établissement est longue.

Plusieurs Thaïlandais figurent dans le classement des plus grosses fortunes du magasin américain Forbes.

b) La question de la redistribution sociale : l'exemple de la crise du secteur du textile au Cambodge

La question de la redistribution sociale est posée par exemple au Cambodge, avec la crise des salaires dans le secteur textile.

Sous la poussée des hausses de salaires en Chine notamment, la montée en puissance de l'industrie de la confection, délocalisée vers le Cambodge principalement (ainsi que vers le Vietnam), a été si rapide, au cours des dernières années, qu'elle est devenue dans ce pays le premier moteur de la croissance économique.

En hausse de près de 20% par rapport à 2012 86 ( * ) , la valeur des exportations de vêtements et chaussures cambodgiennes s'est ainsi élevée en 2013 à 5,4 milliards de dollars, plus du tiers du PIB, exportés aux 4/5 èmes vers l'Union européenne et l'Amérique du Nord. Son poids dans la production nationale est désormais plus important que ceux du secteur agricole et du tourisme, les deux autres moteurs de l'économie cambodgienne.

Le secteur textile, au sens large, emploie directement 600 000 personnes, en majorité des jeunes femmes âgées de moins de 25 ans, généralement hébergées dans des dortoirs situés sur les lieux de production, et qui restituent les 2/3 de leurs salaires à leurs familles, lesquelles résident, le plus souvent, en dehors des centres urbains.

Face aux conditions salariales très basses, les mouvements sociaux se sont multipliés, les grèves récentes ayant entraîné la perte de 825 000 journées de travail depuis juillet 2013, contraignant les fournisseurs à payer des pénalités et poussant certaines marques à délocaliser à nouveau, vers le Vietnam ou la Birmanie. Les affrontements entre grévistes et forces de l'ordre ont monté en intensité, l'épisode le plus violent, en janvier 2014, ayant provoqué la mort de 5 manifestants, tués par les unités de police chargées de « protéger » un site de production coréen. Une vingtaine de responsables syndicaux sont, depuis cette date, incarcérés à Phnom Penh. Jugée arbitraire par les syndicats et l'opposition, cette détention constitue d'ailleurs l'un des principaux motifs des grèves des derniers mois.

Même si elle ne prend pas les mêmes proportions qu'au Bengladesh, la sécurité des employés est, à côté des salaires, un autre sujet de revendication. Les conditions de travail -chaleur, prise en charge des accidents- sont jugées insuffisantes dans 15% des sites de production, (en majorité gérés par des investisseurs chinois), car ne respectant pas les règles de salubrité les plus élémentaires.

Mais c'est la question des salaires qui cristallise le plus les mécontentements. Les autorités cambodgiennes ont relevé le niveau du « salaire minimum textile » de 68 à 100 dollars par mois. En pratique, le revenu mensuel d'une ouvrière du textile avoisinerait, en moyenne, les 200 dollars, en tenant compte des avantages en nature, des heures supplémentaires et des jours fériés travaillés, alors que les syndicats du secteur évaluent à 160 dollars mensuels le minimum nécessaire pour vivre à Phnom Penh et exigent que le salaire de base soit relevé à ce niveau. Ils contestent l'évaluation officielle de l'inflation (4,5% en 2013), estimant que les dépenses réelles des ménages (alimentation, habillement, énergie, santé) ont progressé de 14% en 2013.

Au total, les coûts de la main d'oeuvre ne compteraient que pour 12% des coûts de fabrication textile, reflet des faibles niveaux de rémunération dans ce pays.

7. Des flux de migrants engendrés par les différentiels de développement

Avec 11,6 millions de migrants 87 ( * ) en 2010 (5,4% du total mondial), les pays de l'ASEAN sont caractérisés par des flux migratoires relativement dynamiques.

Même si l'on est encore loin de ce qui s'observe à la frontière américano-mexicaine, les différences de structures productives et l'hétérogénéité des niveaux de développement et de revenus expliquent que près d'un tiers des flux migratoires soit des flux intra-régionaux.

Deux types de flux migratoires apparaissent : d'une part, la densité des flux entre la Malaisie et Singapour s'explique en partie par leurs besoins respectifs en main-d'oeuvre qualifiée , ces deux pays étant l'un pour l'autre la première destination des travailleurs migrants.

D'autre part, Singapour, la Malaisie et la Thaïlande ont également des besoins importants en main-d`oeuvre non qualifiée dans certains secteurs (agriculture, travaux domestiques, construction) et les Philippines et le Vietnam sont des exportateurs nets de travailleurs (respectivement 4,3 millions et 2,2 millions de personnes en 2010). Ces deux pays bénéficient à ce titre de transferts de fonds des travailleurs migrants particulièrement dynamiques et largement supérieurs à la moyenne régionale (représentant 10,3% du PIB aux Philippines et 7% au Vietnam). Ces transferts sont ainsi la source de financement extérieur la plus importante pour ces pays, devant les investissements étrangers entrants et l'aide publique au développement. Ces flux peuvent alors contribuer directement à leur développement économique, en augmentant le revenu disponible des ménages et les investissements productifs et en capital humain.

La question du traitement des travailleurs étrangers émerge dans le débat public : ainsi la grève des chauffeurs de bus à Singapour en novembre 2012 a-t-elle révélé le malaise de ces populations migrantes qui perçoivent des salaires peu élevés. Le gouvernement singapourien a ainsi été amené à réviser la grille des salaires. Il faut noter que le Premier ministre Lee Hsien Loong a lui-même baissé son salaire de 36% (qui serait d'1,4 million d'euros annuels, soit 4 fois plus que le salaire du Président américain 88 ( * ) ).

Le sujet des violations des droits des travailleurs étrangers ou illégaux est également une préoccupation. À Jakarta, vos rapporteurs se sont entretenus avec des représentants de think tanks sur la question préoccupante des abus commis sur des travailleuses indonésiennes dans d'autres pays de la région et dans les États du Golfe.

Le nombre de personnes employées en tant que personnel de maison est estimé 89 ( * ) à 4 millions en Indonésie, 1,7 million aux Philippines, 300 000 en Malaisie, pour la plupart indonésiennes comme à Singapour (200 000). Ce secteur « invisible » assurerait 5% de l'emploi urbain. Certaines personnes sont en situation de grande dépendance ou de quasi-esclavage et les violations même graves de leurs droits donnent rarement lieu à des poursuites pénales.

8. La gangrène des trafics

L'Asie du Sud-Est n'est pas qu'un eldorado économique en phase de rattrapage sur l'Occident. C'est aussi, depuis des siècles bien souvent, une région où abondent les trafics.

Piraterie, trafics de migrants, de stupéfiants, de papiers d'identité, de sable, d'espèces animales et végétales, d'objets de contrefaçon... les experts s'accordent pour reconnaitre l'importance du phénomène et mettre en lumière la diversité et la complexité des trafics dans la région, ainsi que des routes qui servent à leur développement -concentrées, dans l'Asie du Sud Est continentale, autour de dizaines de points nodaux transfrontaliers 90 ( * ) .

Ces routes permettent aux contrefaçons chinoises, à l'héroïne et à la métamphétamine birmanes, et aux armes d'origine cambodgienne, d'alimenter l'Asie du Sud-Est et au-delà.

Rien qu'en Birmanie , deuxième producteur mondial (derrière l'Afghanistan), les champs de pavot, dont la culture est en progression constante, représenteraient plus de 50 000 hectares et concerneraient plus de 300 000 paysans 91 ( * ) , à l'Est du pays, près de la frontière laotienne et thaïlandaise, et dans le Kachin.

Au-delà de la seule culture, on observe en outre une diversification de la production de drogues , non seulement de l'héroïne, dérivée de la production de l'opium, mais aussi de drogues de synthèse comme les métamphétamines. En Birmanie , ces drogues seraient surtout fabriquées dans l'état Shan, dans de petits laboratoires mobiles et isolés, et ensuite acheminées vers le Yunnan et la Thaïlande. Ce trafic serait lié à celui du trafic d'armes qui sévit dans les zones où existent des rébellions armées.

SURFACES PLANTÉES EN OPIUM (HECTARES)

Source : ONUDC http://www.unodc.org/unodc/secured/wdr/wdr2013/World_Drug_Report_2013.pdf

Les contrefaçons de médicaments sont principalement vietnamiennes et chinoises. La traite des personnes se fait entre la Chine et la Birmanie, mais aussi entre la Birmanie et la Thaïlande, entre le Cambodge, la Thaïlande et le Vietnam, entre la Chine et le Vietnam 92 ( * ) . Elle concerne non seulement la prostitution mais aussi les enfants mendiants (enfants cambodgiens dans les rues en Thaïlande par exemple), les employés de maison, ouvriers du bâtiment et ouvriers agricoles birmans « quasi-esclaves 93 ( * ) » en Thaïlande.

D'après certaines estimations 94 ( * ) , sur les 20,9 millions de travailleurs « forcés » dans le monde, l'Asie serait la région la plus touchée avec 4,5 millions d'individus recensés (68% de travailleurs « forcés » et 22% de travailleurs « sexuels »). Le nombre de condamnations au sein de l'ASEAN pour ce type de faits se serait limité à 7 700 condamnations en 2012.

La situation de la Thaïlande au regard de la traite des êtres humains est tristement connue et vient d'être à nouveau épinglée par le rapport 2014 sur la traite des êtres humains ( Trafficking in persons Report 2014 ) du département d'État américain, qui dénonce la Thaïlande comme étant « un pays d'origine, de destination et de transit pour les hommes, femmes et enfants soumis au travail forcé et à l'exploitation sexuelle ». Les victimes de ce trafic d'êtres humains dans le royaume, que le rapport estime à des dizaines de milliers au minimum, sont majoritairement des travailleurs migrants illégaux provenant des pays voisins, mais pas seulement, obligés de travailler et exploités principalement dans les industries de la filière pêche, dans le secteur du textile et comme personnels domestiques, ainsi que dans le commerce local et international du sexe.

Les efforts des autorités thaïlandaises pour lutter contre ce fléau se sont concrétisés en 2013 par des enquêtes menées dans 674 cas de trafic d'êtres humains, soit une hausse de 83% par rapport à 2012, conduisant à la condamnation de 225 trafiquants. Le problème semble toutefois loin d'être endigué.

La Birmanie qui détient la plus grande réserve mondiale de teck, est le principal exportateur de bois et le principal fournisseur d'un trafic souvent illégal, suivi par le Cambodge. Le braconnage généralisé se ferait en direction du marché chinois, pour fournir les pharmacies traditionnelles ou pour les gibiers (cerfs) vers les autres pays d'Asie du Sud-Est.

Source : P.-A. Chouvy (CNRS-Prodig) www.geopium.org

La contrefaçon documentaire (liée en particulier à l'immigration clandestine) est également développée, notamment en Thaïlande : acquisition délictueuse de passeports, achat de billets d'avion via de fausses références bancaires, usurpations d'identité auraient été pratiqués 95 ( * ) à partir de la Thaïlande pour deux passagers dans le cas de l'avion de la compagnie Malaysian Airlines MH370. La fraude documentaire revêt deux formes : contrefaçon complète, avec fabrication intégrale de faux, ou falsification de documents authentiques par modification de certains éléments (noms...). Elle est utilisée dans le cadre des différents trafics (drogue, médicaments, animaux, main d'oeuvre étrangère), et du blanchiment d'argent.

L'immigration clandestine passe en grande partie par la Thaïlande puis, comme porte de sortie, par le Vietnam, le Laos, le Cambodge, la Malaisie ou l'Indonésie. Les réseaux de trafiquants iraniens prennent en main l'immigration de ressortissants venus d'Asie de l'Ouest (Iran, Irak, Syrie), tandis que le flux de clandestins de la zone Afghanistan-Pakistan est contrôlé par les Pakistanais. Des milliers de migrants essaient chaque année de rejoindre l'Australie ou le Canada, voire l'Europe, par ce biais. Ces réseaux semblent particulièrement bien implantés en Thaïlande. Le flux des touristes (23 millions par an) offrant des occasions nombreuses de vol de passeport. La question de la gestion de l'immigration illégale est d'ailleurs un « irritant » entre l'Indonésie et son voisin australien.


* 79 Source : entretien de vos rapporteurs avec des représentants de la Direction Générale du Trésor

* 80 « Énergie en Asean : le risque de dépendance s'accroit », mai 2013, service économique régional de Singapour

* 81 « The EU's strategic offensive with ASEAN: Some room left but no time...»,

Sophie Boisseau du Rocher, 8 janvier 2014

* 82 Melbourne institute of applied economic and social research 2013

* 83 Source : Asie, mondes émergents, 2012-2013, article de Mme Sophie Boisseau du Rocher

* 84 Source : Ibid

* 85 Données tirées de l'étude : « État des lieux sur les inégalités au sein de l'ASEAN », service économique régional de Singapour, direction générale du Trésor, avril 2012

* 86 Toutes ces données sont issues de l'étude de la direction générale du Trésor, service économique régional de Singapour, « Industrie de la confection au Cambodge, forces et faiblesses », https://www.tresor.economie.gouv.fr/9561_industrie-de-la-confection-au-cambodge-forces-et-faiblesses

* 87 Étude du service économique régional de Singapour, DGT,

https://www.tresor.economie.gouv.fr/File/390751

* 88 Source : The Economist, « Falling on their wallets », 7 janvier 2012, cité par Jean-Raphael Chaponnière

* 89 Source : Jean-Raphael Chaponnière in « L'Asie du Sud-Est 2013 », IRASEC, les Indes savantes

* 90 Source : article « Trafics en Asie du Sud Est continentale » de, Pierre-Arnaud CHOUVY, « Mondes émergents », 2012-2013, la documentation française

* 91 Source : rapport 2013 de l'ONUDC

* 92 Source : article précité de Pierre-Arnaud CHOUVY

* 93 Source : ibid

* 94 Source : compte-rendu d'un séminaire à Phnom Penh le 6 mars 2014 sur « L'immigration irrégulière et le trafic des êtres humains ».

* 95 Source : presse Thailandaise

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