B. RENFORCER LES VOIES DE DROIT OUVERTES À LA VICTIME DE DISCRIMINATION

1. Une voie pénale longtemps privilégiée

Le contentieux de la discrimination est, davantage encore que dans d'autres domaines juridiques, caractérisé par une inégalité des armes entre les parties au procès car il est rare qu'une discrimination soit exprimée clairement : bien que véritable fondement d'une décision, le motif discriminatoire sera le plus souvent dissimulé derrière des motifs légaux. À cette première difficulté tenant à la nature même de l'infraction, s'ajoutent les difficultés inhérentes aux secteurs dans lesquels le contentieux de la discrimination se développe, comme le droit du travail caractérisé par une relation fortement inégalitaire bien qu'encadrée par le contrat de travail.

Cette difficulté probatoire a conduit à privilégier la voie pénale plutôt que le recours devant la juridiction civile, car la mise en oeuvre de l'action publique décharge la victime du fardeau de la preuve, le ministère public, qui dispose des services d'enquête, endossant l'action. Aussi est-il souvent suggéré aux victimes de discrimination d'intenter une action pénale avant toute action civile de manière à bénéficier des moyens de preuve obtenus par les autorités judiciaires pénales à l'appui de l'action civile quand bien même l'action pénale n'aboutirait pas.

En outre, la jurisprudence puis la loi ont affirmé la totale liberté de la preuve, y compris déloyale, en matière pénale. C'est ainsi qu'a été admis le recours au testing , procédé importé d'Angleterre par certaines associations dont SOS Racisme, qui consiste à démontrer l'existence d'une discrimination en la provoquant : il s'agit de comparer l'accueil reçu par différentes personnes aux profils similaires à un caractère près dont on veut vérifier s'il fait l'objet d'une discrimination, pour l'admission dans un lieu - par exemple une discothèque -, la candidature à un emploi, à un logement... D'abord reconnu comme licite par la Cour de cassation, qui a rappelé qu'aucune disposition légale ne permet au juge répressif d'écarter les moyens de preuve produits par les parties au seul motif qu'ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale 31 ( * ) , le testing a été consacré par la loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 précitée. L'article 225-3-1 du code pénal dispose ainsi que « les délits prévus par la présente section [relative aux discriminations] sont constitués même s'ils sont commis à l'encontre d'une ou plusieurs personnes ayant sollicité l'un des biens, actes, services ou contrats mentionnés à l'article 225-2 dans le but de démontrer l'existence du comportement discriminatoire, dès lors que la preuve de ce comportement est établie ». L'importance du testing doit toutefois être relativisée car, comme l'indiquait M. Jérôme Lasserre-Capdeville à vos rapporteurs, il ne constitue pas en lui-même « la reine des preuves » et doit toujours être corroboré par d'autres éléments lui donnant force et crédit.

2. De nouveaux instruments en faveur de la victime de discrimination

Pour exemplaire qu'elle soit, la voie pénale a cependant montré ses limites en termes d'efficacité, notamment du fait de la difficulté à prouver l'intention discriminatoire et de la faiblesse des sanctions prononcées 32 ( * ) . De plus, la nécessité de démontrer l'élément intentionnel pour établir la culpabilité de l'auteur d'une infraction ne permet pas de sanctionner pénalement les discriminations indirectes, pourtant introduites en droit français par l'article 1 er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 précitée, qui en fournit la définition suivante : « constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d'entraîner, pour l'un des motifs mentionnés au premier alinéa, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d'autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés ». C'est pourquoi le législateur, explorant plusieurs voies, s'est attaché depuis plusieurs années à développer des alternatives au recours pénal.

a) L'aménagement du régime de la preuve en matière civile

Par exception au principe général repris à l'article 1315 du code civil selon lequel la charge de la preuve incombe au demandeur, la loi n° 2001-1066 du 16 novembre 2001 précitée a transposé la directive 97/80/CE du 15 décembre 1997 relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe, et introduit dans le code du travail un partage de la charge de la preuve entre le demandeur et la partie défenderesse. L'article L. 1134-1 du code du travail prévoit ainsi que « le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte » ; il ne peut cependant pas se contenter de simples allégations, conformément à la réserve d'interprétation formulée par le Conseil constitutionnel 33 ( * ) . Le même article indique ensuite qu'« au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination » et que « le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles » .

Si le requérant doit en théorie présenter des éléments de fait permettant de présumer l'existence d'une discrimination en les reliant à l'un des motifs de discrimination, la Cour de cassation a toutefois admis dans une affaire de discrimination ethnique, que ne soient présentés que des éléments permettant d'établir une différence de traitement vis-à-vis de salariés se trouvant dans une situation comparable, sans faire le lien avec le chef de discrimination allégué 34 ( * ) . En l'espèce, la Cour a confirmé l'arrêt de la Cour d'appel de Versailles qui s'était fondée sur les calculs de l'expert judiciaire qui avait relevé une différence de rémunération entre les salariés d'un panel et le demandeur, différence que le défendeur n'avait pu justifier par des raisons objectives.

Cette solution du partage de la charge de la preuve a été par la suite transposée au secteur du logement locatif par la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale, qui a introduit le même dispositif à l'article 1 er de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs et portant modification de la loi n° 86-1290 du 23 décembre 1986, avant d'être étendue à toutes les matières par l'article 4 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 précitée, à l'exception cependant de la matière pénale afin de préserver la présomption d'innocence, conformément à la décision du Conseil constitutionnel n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002 35 ( * ) .

b) L'assistance de la victime par les associations, les syndicats et le Défenseur des droits

En sus de l'assistance apportée en droit pénal par le ministère public et du pouvoir du juge civil d'ordonner toute mesure utile, la victime de discrimination peut être assistée par différents acteurs : les associations, les syndicats en matière de droit du travail et le Défenseur des droits.

(1) Des associations en manque de moyens ; des syndicats peu investis dans la lutte contre les discriminations

Comme pour toute action en justice, associations et syndicats peuvent assister une victime de discrimination qui souhaite se porter en justice en la conseillant et en l'aidant à réunir des preuves. Cependant, le contentieux de la discrimination ayant, par-delà sa visée indemnitaire, une vocation répressive et afin de favoriser l'action contre les discriminations, il a été jugé nécessaire d'élargir les possibilités de saisine du juge : associations et organisations syndicales peuvent ainsi être elles-mêmes demandeurs à l'action, y compris au nom d'une victime.

Depuis l'introduction par la loi n° 72-546 du 1 er juillet 1972 précitée de l'article 2-1 du code de procédure pénale, cette faculté d'exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les discriminations est offerte à « toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant par ses statuts de combattre le racisme ou d'assister les victimes de discrimination fondée sur leur origine nationale, ethnique, raciale ou religieuse ». Elle a par la suite été étendue à d'autres associations afin de lutter contre d'autres types de discrimination 36 ( * ) . Il est cependant nécessaire pour l'association de justifier de l'accord de la personne intéressée ou de son représentant légal lorsque l'infraction a été commise envers une personne considérée individuellement. Les syndicats ne peuvent en revanche agir au pénal pour le compte d'un salarié qu'en matière de discrimination à raison du sexe en vertu de l'article L. 1144-2 du code du travail, l'intéressé pouvant intervenir à l'instance engagée par le syndicat.

Cette possibilité de substitution à la victime de discrimination a été également introduite en droit du travail sous l'influence du droit communautaire par la loi n° 2001-1066 du 16 novembre 2001 précitée. Prévue à l'article L. 1134-2 du code du travail, cette nouvelle faculté s'ajoute pour les syndicats à la capacité d'agir en défense des intérêts collectifs à titre principal ou par intervention à une action individuelle dont ils disposaient déjà. Le syndicat agissant au nom d'un candidat à un emploi, à un stage ou une période de formation en entreprise ou d'un salarié de l'entreprise, n'a pas à justifier d'un mandat exprès de ce dernier, il suffit que celui-ci, averti, ne s'y soit pas opposé. L'article L. 1134-3 du code du travail attribue la même faculté aux « associations régulièrement constituées depuis cinq ans au moins pour la lutte contre les discriminations ou oeuvrant dans le domaine du handicap », sous réserve toutefois de justifier de l'accord de l'intéressé qui peut y mettre un terme à tout moment. L'article R. 779-9 du code de justice administrative transpose cette disposition en contentieux administratif de la discrimination.

En dépit de ces dispositions, il semblerait que cette faculté d'action en substitution soit rarement utilisée, tout du moins devant les prud'hommes. Examinant plus spécifiquement l'action en substitution des organisations syndicales, le rapport rendu par Mme Laurence Pécaut-Rivolier sur les discriminations collectives en entreprise constate ainsi que « l'action en substitution n'est quasiment jamais mise en oeuvre ». 37 ( * ) Plusieurs explications sont avancées par les auteurs : « peut-être en partie, ainsi que cela a souvent été rapporté à la mission, par suite d'un certain désintérêt des organisations syndicales pour le thème de la discrimination », mais surtout par la crainte des salariés d'être « exposés aux représailles de l'employeur ». Le rapport explique ainsi que les syndicats sont réticents à constituer des dossiers souvent difficiles pour se heurter in fine à une opposition des salariés craignant de voir leur nom figurer dans la procédure. Relevant que « les syndicats considèrent donc que l'action en substitution n'apporte rien par rapport aux autres actions, mais qu'elle recèle des risques plus importants », le rapport va même jusqu'à s'interroger sur l'opportunité de supprimer l'action en substitution en matière de discrimination, avant d'écarter cette option en raison de l'obligation de la France de prévoir un tel dispositif pour les associations en application de la directive 2006/54/CE 38 ( * ) .

Les associations entendues par vos rapporteurs ont, quant à elles, fait part de leurs difficultés à mener à bien de tels dossiers, eu égard en particulier à la complexité de la démonstration d'une discrimination en dépit des aménagements prévus par les textes et la jurisprudence ( cf. supra ). Elles ont mis en avant notamment les coûts que représente la réalisation d'expertises, placés en regard de leurs propres moyens, en diminution constante. Pourtant, comme le remarquait M. Jérôme Lasserre-Capdeville, le rôle des associations est primordial car les victimes de discrimination, non soutenues, ont tendance à se décourager et à ne pas poursuivre leurs actions en justice.

(2) Un Défenseur des droits aux prérogatives puissantes mais mal identifié comme successeur de la Halde

Conscient des difficultés propres au contentieux des discriminations, le législateur avait doté la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde), lors de sa création par la loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 39 ( * ) , de larges pouvoirs, encore élargis par la loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 précitée. Or, conformément à la volonté du Sénat, le Défenseur des droits a succédé à la Halde tant dans ses missions - l'article 4 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits dispose que celui-ci est chargé de « lutter contre les discriminations, directes ou indirectes, prohibées par la loi ou par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France ainsi que de promouvoir l'égalité » - que dans ses prérogatives.

Les pouvoirs du Défenseur des droits

En application de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits, celui-ci dispose d'un large pouvoir d'investigation, allant de la demande d'explications, au besoin par l'audition de la personne mise en cause, qui peut se faire assister d'un conseil de son choix (article 18), à la vérification sur place, le cas échéant sous le contrôle du juge (article 22), en passant par la faculté de se faire communiquer toute information et pièce utile à l'accomplissement de sa mission, ni le secret de l'enquête ni le secret de l'instruction ne pouvant lui être opposé (article 20). En cas de réticences, le Défenseur des droits peut adresser des mises en demeure ou saisir le juge des référés (article 21).

Pour le règlement des différends, le Défenseur des droits a à sa disposition un vaste panel d'outils. Il peut ainsi intervenir en amont, afin de prévenir un contentieux, que ce soit par la voie de recommandations, notamment de règlement en équité (article 25), de médiation en vue de la résolution amiable des différends (article 26) ou de transaction (article 28). La saisine du Défenseur des droits n'est cependant pas suspensive des délais de prescription (article 6).

Dans le cadre d'un contentieux, le Défenseur des droits peut intervenir devant les juridictions civiles, administratives ou pénales, soit à la demande de la juridiction ou d'une partie, soit de son propre chef, ce qui représente une spécificité notable (article 33).

En sus de ses habituels pouvoirs d'investigation et de règlement des différends, le Défenseur des droits dispose, au titre de la lutte contre les discriminations, de prérogatives spécifiques.

En premier lieu, il peut être saisi à raison de cette compétence non seulement par toute personne qui s'estime victime d'une discrimination, directe ou indirecte, ou par ses ayants droit, mais également « par toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits se proposant par ses statuts de combattre les discriminations ou d'assister les victimes de discriminations, conjointement avec la personne s'estimant victime de discrimination ou avec son accord » 40 ( * ) .

En deuxième lieu, le Défenseur des droits a hérité de la Halde sa mission d'assistance à une personne s'estimant victime d'une discrimination dans la constitution de son dossier et dans le choix des procédures adaptées à son cas, s'il estime que la réclamation appelle une intervention de sa part, conformément à l'article 27 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 précitée. L'article 37 de la même loi organique habilite d'ailleurs les agents du Défenseur des droits à procéder à des testings ( cf. supra ).

En troisième lieu, le Défenseur des droits peut recommander à une autorité publique d'user de ses pouvoirs de suspension ou de sanction à l'encontre d'une personne physique ou morale soumise à ses agrément ou autorisation en cas de constat d'une discrimination, en application de l'article 30 de cette même loi organique.

En dernier lieu, l'article 28 de cette même loi organique prévoit un mode original de règlement des différends : la transaction en matière pénale. Comme la Halde avant lui, le Défenseur des droits s'est vu attribuer le pouvoir de proposer à l'auteur de faits constitutifs d'une discrimination au sens du code pénal une transaction consistant en le versement d'une amende d'un montant ne pouvant excéder 3 000 euros pour une personne physique et 15 000 euros pour une personne morale, assortie le cas échéant d'une mesure de publicité. En cas d'acceptation par l'auteur des faits et, s'il y a lieu, par la victime, la transaction doit être homologuée par le procureur de la République. Dès lors, la mise en oeuvre de la transaction interrompt le délai de prescription et son exécution éteint l'action publique ; elle ne fait pas échec toutefois au droit de la victime d'obtenir réparation au civil devant le tribunal correctionnel. En cas de refus de la transaction ou d'inexécution d'une transaction acceptée et homologuée en revanche, le Défenseur des droits peut mettre en mouvement l'action publique par voie de citation directe. Lorsque les faits dont le Défenseur des droits est saisi donnent lieu à une enquête préliminaire ou de flagrance, l'accord du procureur de la République doit être recueilli préalablement à toute transaction en vertu de l'article 23 de la loi organique.

Or, en dépit de la reprise par le Défenseur des droits de l'ensemble des missions et prérogatives de la Halde, vos rapporteurs n'ont pu que constater le large consensus des personnes entendues en audition regrettant le passage au second plan de la lutte contre les discriminations. À l'appui de cette affirmation est souvent mise en avant la baisse du nombre de saisines du Défenseur des droits au titre de la lutte contre les discriminations par rapport aux saisines de la Halde, contrairement à ce que l'on a pu observer pour la défense des enfants ou la déontologie de la sécurité, laissant soupçonner un trop grand filtrage des requêtes. Serait en cause au premier chef une perte de visibilité du Défenseur des droits par rapport à la Halde en raison d'un défaut de communication lors de la fusion des autorités. Le Défenseur des droits serait ainsi davantage perçu comme un super-Médiateur plutôt que comme également le successeur de la Halde, si bien que ferait désormais défaut dans le paysage des autorités administratives une instance à même de se saisir spécifiquement de la question des discriminations. M. Serge Slama, maître de conférences en droit public à l'université Évry-Val d'Essonne, regrettait également un recul par rapport au travail accompli par la Halde du temps de M. Louis Schweitzer pour la sensibilisation à la problématique des discriminations dans l'opinion publique, auprès des magistrats, des pouvoirs publics...

Interrogé par vos rapporteurs, M. Richard Senghor, secrétaire général du Défenseur des droits, a tout d'abord rappelé le souci de M. Dominique Baudis, premier titulaire du poste de Défenseur des droits, de réduire le budget consacré à la communication. Il a ensuite expliqué la baisse du nombre de saisines par deux facteurs. D'une part, cela résulterait mécaniquement de la fusion des quatre instances préexistantes - Médiateur de la République, Défenseur des enfants, Halde et Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) -, les statistiques ne distinguant pas par type de requête dès le stade de la saisine, mais seulement au stade ultérieur de l'instruction. D'autre part, la qualification des saisines serait plus facile s'agissant des compétences relevant précédemment du Défenseur des enfants et de la CNDS, la distinction entre ce qui relève de l'ancien Médiateur de la République et de la Halde étant plus malaisée.

Cependant, M. Richard Senghor a également souligné que l'on constatait, dans l'absolu, un faible nombre de saisines pour discrimination, en particulier à raison de l'origine, de l'ethnie, de la race ou de la religion, que ce soit du Défenseur des droits ou des juridictions. Il ajoutait que ce faible taux ne reflétait pas la réalité des discriminations en France.

c) Introduire dans le droit français un recours collectif en la matière ?

Le faible taux de saisines du juge évoqué précédemment confirme cette analyse ( cf. supra ).

Pour répondre à cette difficulté de l'accès au juge, donc au droit, M. Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), a suggéré à vos rapporteurs, lors de son audition, d'introduire dans le droit français un recours collectif en matière de discrimination sur le modèle de ce qui existe aux États-Unis. Il a ainsi fait valoir qu'outre l'effet d'entraînement que pourrait produire le déclenchement d'une telle action, susceptible de faire tomber des barrières psychologiques - « l'union fait la force » -, un tel recours collectif permettrait de traduire enfin en droit de manière concrète la notion de discrimination systémique ou indirecte en rendant manifestes les pratiques, neutres en apparence, génératrices de discriminations. D'autres avantages seraient également à attendre de l'introduction d'un tel recours :

- d'une approche individuelle de la réparation au bénéfice d'une seule victime du fait de l'effet circonscrit aux seules parties à un procès de l'autorité de la chose jugée, on passerait à une approche collective du litige en faveur de l'ensemble des victimes se trouvant dans une situation similaire, toute personne dont la situation répond aux critères énoncés pour définir le groupe référent pouvant s'associer à l'action ;

- dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, un tel recours collectif permettrait de limiter le nombre de recours en les fusionnant ;

- surtout, l'effet de masse rendrait ce type d'action plus dissuasif car les montants en jeu seraient plus importants que les sanctions prévues par le code pénal ( cf. supra ) et que ceux actuellement alloués par les juges au titre des dommages et intérêts ; de tels recours présenteraient donc des vertus préventives aussi bien que répressives et indemnitaires.

Faisant siens ces arguments, votre rapporteure a déposé une proposition de loi s'inspirant du dispositif introduit par la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation 41 ( * ) . On notera en outre que l'instauration d'une voie de recours collectif en matière de lutte contre les discriminations est également soutenue par le Défenseur des droits, comme il l'a rappelé dans son rapport d'activité pour 2013 42 ( * ) . Dans la continuité de son prédécesseur, M. Jacques Toubon, alors candidat au poste de Défenseur des droits, l'a également appelé de ses voeux lors de ses auditions par les commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat en juillet dernier 43 ( * ) .

Il convient toutefois de relever que l'introduction d'un recours collectif en matière de discrimination soulève certaines difficultés.

La première tient à la spécificité même du contentieux de la discrimination, par nature très subjectif. Ce point pose en premier lieu la question de la constitution du groupe référent car un recours collectif implique que soient définis, dans le jugement déclaratoire de responsabilité rendu par le juge au vu de cas exemplaires ou d'un cas type, les critères de rattachement au groupe (dommage subi, fait à l'origine du dommage...) qui permettront en un second temps d'examiner au cas par cas la recevabilité à se joindre à l'action de chaque cas d'espèce 44 ( * ) . Dans la mesure où un même fait discriminatoire (par exemple le refus d'une promotion) peut avoir des conséquences différentes selon les victimes (pour poursuivre avec le même exemple, perte de salaire potentiel, mais également risque de dépression pour certains ...), la définition des critères de rattachement au groupe peut s'avérer complexe. Cette difficulté est à l'origine de la cassation par la Cour suprême des États-Unis de la décision rendue par la cour d'appel dans l'affaire Wall-Mart, pourtant souvent citée en exemple. La Cour suprême a en effet jugé, d'une part, qu'il n'avait pas été établi que les victimes avaient toutes subi le même type de préjudice du fait de la même faute, en contradiction avec l'interprétation selon laquelle les questions de droit ou de fait communes à toutes les victimes, qui préside à la class action à l'américaine, doivent se traduire par une même cause entraînant le même dommage pour toutes. D'autre part, la Cour a rappelé qu'une class action supposait qu'une même réponse puisse être apportée à chacune des situations ; en l'espèce, tel n'était pas le cas dès lors que chaque salariée pouvait se prévaloir d'un préjudice propre et d'une demande d'indemnisation individualisée. 45 ( * )

Cela conduit, en second lieu, à examiner la question de la réparation. Le droit français privilégie le principe de la réparation intégrale du préjudice patrimonial et moral qui implique un examen individuel des situations. En outre, la réparation peut prendre d'autres formes qu'une réparation pécuniaire, le juge pouvant ordonner une réparation en nature, comme par exemple la reconstitution de carrière en droit du travail. Par opposition à une réparation forfaitaire, la réparation intégrale nécessite donc une évaluation du préjudice à la fois individuelle et in concreto . Aussi, en admettant que l'on introduise effectivement un recours collectif en droit français, il faudra nécessairement distinguer deux phases : une première phase, collective, de reconnaissance de responsabilité, et une seconde, individuelle, de réparation du préjudice individualisée.

Une seconde difficulté soulevée par l'introduction d'un recours collectif en matière de discrimination tient à son articulation avec le régime probatoire aménagé en faveur du demandeur ( cf. supra ). Dans la mesure où il appartient au défendeur « de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination », il doit pouvoir connaître chacune des victimes pour procéder à cette démonstration au cas par cas. Dans le cas contraire se poserait la question de la constitutionnalité et de la conventionalité d'un dispositif qui porterait atteinte au principe d'égalité des armes et des droits de la défense. L'article 6, paragraphe 2, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme impose en effet de connaître son contradicteur - ce qui prend une importance d'autant plus grande du fait de l'aménagement du régime de la preuve. Ainsi, après le jugement déclaratoire de responsabilité, il faudrait procéder à l'examen de recevabilité de chacun des cas de personnes souhaitant se joindre à l'action de façon à mettre en capacité le défendeur de l'écarter s'il justifie d'éléments objectifs démontrant l'absence de discrimination.

Ces difficultés, parmi d'autres, ont conduit à retirer la proposition de loi précitée de l'ordre du jour et la mission de Mme Laurence Pécaut-Rivolier sur les discriminations collectives en entreprise, à écarter l'introduction d'un recours collectif en matière de discrimination. Elle a cependant identifié certaines pistes d'amélioration des mécanismes existants : ouverture de la saisine du Défendeur des droits aux syndicats, anonymisation des preuves sur ordre du juge pour en favoriser l'accès et amélioration de la transmission des informations entre les différents acteurs. Elle a également préconisé la création d'une action collective devant le tribunal de grande instance en vue de constater l'existence de discrimination à l'encontre de plusieurs salariés afin d'ordonner à l'employeur de prendre des mesures de nature à faire cesser cette situation de discrimination. 46 ( * ) Ces propositions se cantonnent toutefois au monde de l'entreprise alors même que les discriminations collectives et systémiques se retrouvent également dans l'accès au logement, aux services, dans la fonction publique...

C'est pourquoi, bien que conscients des bouleversements qu'introduirait dans notre droit l'instauration d'un recours collectif en matière de discrimination et de la complexité du dispositif à mettre en place afin d'en garantir la constitutionnalité et la conventionalité comme l'effectivité, vos rapporteurs souhaitent que le législateur se saisisse de la réflexion en ce domaine. Ils appellent en outre de leurs voeux la mise en place des dispositifs d'ores et déjà recommandés afin d'améliorer véritablement l'accès au juge.

Propositions n° 5 et 6 : afin d'améliorer l'accès au juge et au droit :

- mettre en place les mesures recommandées par la mission Pécaut-Rivolier sur les discriminations collectives en entreprise ;

- envisager l'extension du recours collectif en matière de discrimination à d'autres champs juridiques et ouvrir la saisine du juge à toute association habilitée ou à tout collectif de demandeurs


* 31 Cass. crim., 11 juin 2002, n° 01-85.559.

* 32 Si l'article 225-2 du code pénal prévoit que les personnes physiques coupables de discrimination encourent trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende, il semblerait que les peines prononcées soient faibles, se situant le plus souvent entre 1 000 et 3 000 euros ( cf. LexisNexis, Jurisclasseur code pénal, fasc. 20 , § 124).

* 33 « Considérant que les règles de preuve plus favorables à la partie demanderesse instaurées par les dispositions critiquées ne sauraient dispenser celle-ci d'établir la matérialité des éléments de fait précis et concordants qu'elle présente au soutien de l'allégation selon laquelle la décision prise à son égard constituerait une discrimination en matière de logement ou procéderait d'un harcèlement moral ou sexuel au travail ; qu'ainsi, la partie défenderesse sera mise en mesure de s'expliquer sur les agissements qui lui sont reprochés et de prouver que sa décision est motivée, selon le cas, par la gestion normale de son patrimoine immobilier ou par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ; qu'en cas de doute, il appartiendra au juge, pour forger sa conviction, d'ordonner toutes mesures d'instruction utiles à la résolution du litige ; que, sous ces strictes réserves d'interprétation, les articles 158 et 169 ne méconnaissent pas le principe constitutionnel du respect des droits de la défense ; » (Conseil constitutionnel, décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002, cons. 89)

* 34 Cass. soc., 7 fév 2012, n° 10-19.505. L'utilisation des indices et tableaux de comparaison était déjà acceptée comme moyen de démonstration de discriminations dans le déroulement de carrière professionnelle notamment, par la chambre criminelle depuis un arrêt de 2000 (Cass. crim., 14 juin 2000, n° 99-81.108).

* 35 « Considérant, en deuxième lieu, que les dispositions des articles 158 et 169 de la loi déférée aménagent la charge de la preuve en faveur des personnes qui considèrent que le refus de location d'un logement qui leur a été opposé trouve sa cause dans une discrimination prohibée par la loi, d'une part, et de celles qui s'estiment victimes d'un harcèlement moral ou sexuel, d'autre part ; qu'il ressort des termes mêmes des dispositions critiquées que les règles de preuve dérogatoires qu'elles instaurent trouvent à s'appliquer " en cas de litige " ; qu'il s'ensuit que ces règles ne sont pas applicables en matière pénale et ne sauraient, en conséquence, avoir pour objet ou pour effet de porter atteinte au principe de présomption d'innocence ; » (cons. 84).

* 36 Article 2-6 du code de procédure pénale pour les discriminations à raison du sexe et des moeurs, article 2-8 pour celles à raison du handicap et de l'état de santé...

* 37 Lutter contre les discriminations aux travail : un défi collectif , rapport sur les discriminations collectives en entreprise remis par Mme Laurence Pécaut-Rivolier aux ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, ministre des droits des femmes, porte-parole du gouvernement et ministre de la Justice, décembre 2013, pp. 81-82.

* 38 Directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail (refonte).

* 39 Loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 portant création de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité.

* 40 Il convient de noter que le Défenseur des droits peut également s'auto-saisir en ce domaine comme dans ses autres domaines de compétence.

* 41 Proposition de loi visant à instaurer un recours collectif en matière de discrimination et de lutte contre les inégalités (n° 811, 2012-2013).

* 42 Cf. rapport annuel d'activité 2013, p. 30.

* 43 L'audition de M. Jacques Toubon par la commission des lois du Sénat est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20140707/lois.html#toc4.

* 44 Pour des précisions sur le recours collectif, cf . L'action de groupe à la française : parachever la protection des consommateurs , rapport d'information n° 499, (2009-2010) de MM. Laurent Béteille et Richard Yung, fait au nom de la commission des lois, disponible à l'adresse : http://www.senat.fr/notice-rapport/2009/r09-499-notice.html.

* 45 Cf . l'analyse de la décision de la Cour suprême des États-Unis, Wall-Mart Stores, Inc. vs Dukes et al ., n° 10-277 par le rapport de Mme Laurence Pécaut-Rivolier précédemment cité, pp. 92-93.

* 46 Cf . le rapport : Lutter contre les discriminations au travail : un défi collectif précédemment cité.

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