III. CONFORTER LE CADRE JURIDIQUE DE LA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS

Dès lors que des outils de mesure des discriminations auront permis de mieux en appréhender la réalité, on sera mieux à même d'améliorer les instruments juridiques pour les combattre. Cependant, quelques pistes ont d'ores et déjà été identifiées.

Plusieurs des personnes entendues par vos rapporteurs ont rejoint l'analyse de Mme Christine Lazerges, présidente de la CNCDH : la France apparaît comme très largement outillée dans le domaine du droit de la discrimination avec un cadre législatif fourni, complété par une jurisprudence riche. Cependant, le décalage entre les textes et leur mise en oeuvre est patent. Mme Christine Lazerges remarquait, en outre, que l'inflation législative nuit à l'application des lois en raison du défaut de publication des décrets d'application. Le récent arrêt du Conseil d'État enjoignant à l'État de prendre le décret d'application des dispositions de la loi du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances relatives au curriculum vitae anonyme en est une illustration 27 ( * ) .

Il n'y aurait donc pas besoin de nouveaux textes législatifs, mais un effort important à fournir pour une mise en oeuvre effective des normes existantes, y compris par les pouvoirs publics. Cela passerait en premier lieu par un regroupement des dispositions existantes afin de mettre en lumière d'éventuelles incohérences et lacunes. Cependant, devant le constat du faible nombre d'affaires parvenant devant les tribunaux, vos rapporteurs estiment qu'on ne peut faire l'économie d'une réflexion sur l'accès au juge et la création d'une nouvelle voie de droit. De même, les vives tensions autour de la laïcité appellent une réaction du législateur en vue d'améliorer le vivre-ensemble.

A. TOILETTER LE DROIT DE LA DISCRIMINATION

1. Une nécessaire remise en cohérence

Conscient des difficultés nées de la multiplication des textes, en particulier en ce qu'ils instituent des motifs de discrimination différents, le législateur a commencé à y mettre bon ordre en privilégiant le renvoi vers l'article 225-1 du code pénal, qui comporte à ce jour la liste la plus exhaustive de ces motifs.

Ainsi, lors de l'examen de la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové, alors que le texte initial se contentait de compléter la liste des motifs de discrimination qui figurait à l'article 1 er de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 précitée pour l'aligner - de manière imparfaite - sur celle du code pénal, la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, à l'initiative du député Lionel Tardy, a modifié l'article 1 er de manière à substituer à l'énumération un renvoi vers l'article 225-1. Le rapporteur indiquait privilégier la technique du renvoi sur celle consistant à compléter l'énumération au motif que cette dernière « solution présente [...] un léger inconvénient, en ce que toute modification de la législation pénale impliquerait une modification de la loi de 1989, puisque rien ne justifie que les discriminations réprimées par la loi diffèrent entre le secteur du logement et le droit commun » 28 ( * ) . La pertinence de cette analyse a été confirmée par l'adjonction d'un dix-neuvième motif de discrimination - le lieu de résidence - par l'article 15 de la loi n° 2014-173 du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine : il ne fut alors pas nécessaire d'intervenir également dans la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 précitée tandis que l'harmonisation des dispositions de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 précitée et du code du travail était indispensable pour donner à ce nouveau motif de discrimination toute sa portée.

Cette démarche de toilettage initiée avec la loi du 24 mars 2014 mériterait donc d'être poursuivie et généralisée afin de rendre au droit de la discrimination une cohérence qui lui fait aujourd'hui défaut.

Proposition n ° 2 : privilégier le renvoi à la liste des critères de discrimination figurant à l'article 225-1 du code pénal afin d'harmoniser la législation et son application jurisprudentielle

Une telle tâche serait probablement simplifiée par un regroupement des textes relatifs aux discriminations. Comme le faisait remarquer Mme Gwénaële Calvès à vos rapporteurs lors de son audition, le droit de la discrimination est devenu illisible, voire « invisible », à force d'être modifié et surtout éclaté entre différents codes - quand il est codifié. Elle suggérait donc de procéder à une codification de l'ensemble des dispositions relatives aux discriminations ; cette codification ayant principalement une vocation pédagogique afin d'en améliorer l'accès du plus grand nombre, un code réalisé par un éditeur devrait suffire à remplir cet objectif.

S'ils estiment indispensable un toilettage de l'existant, vos rapporteurs ont cependant été convaincus par la proposition de Mme Gwénaële Calvès de rassembler au sein d'un même code l'ensemble de ces dispositions, à l'instar du « code de la laïcité » produit par le ministère de l'intérieur.

Cela permettrait au surplus de remédier à l'éventuelle perte de lisibilité qui pourrait résulter de la multiplication des renvois entre les textes en vue de les harmoniser.

Proposition n° 3 : rassembler au sein d'un même recueil le corpus des textes relatifs aux discriminations pour faciliter l'accès à ce droit

2. Un vide juridique identifié : les abus du droit de préemption

Par ailleurs, en dépit de l'abondance des règles de droit adoptées en matière de discrimination, il s'avère que le dispositif présente des lacunes. Ainsi, lors de son audition, M. Jérôme Lasserre-Capdeville, maître de conférences à l'université de Strasbourg, a exposé à vos rapporteurs un vide juridique mis en évidence par deux décisions de la chambre criminelle de la Cour de cassation 29 ( * ) , s'agissant de l'exercice abusif par un maire du droit de préemption à des fins discriminatoires.

L'article 432-7 du code pénal prolonge, en l'aggravant, l'article 225-1 du même code en sanctionnant le délit de discrimination commis par une personne exerçant une fonction publique. Il dispose ainsi :

« La discrimination définie aux articles 225-1 et 225-1-1, commise à l'égard d'une personne physique ou morale par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions ou de sa mission, est punie de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende lorsqu'elle consiste :

« 1° À refuser le bénéfice d'un droit accordé par la loi ;

« 2° À entraver l'exercice normal d'une activité économique quelconque. »

Dans les deux affaires en question, la volonté du maire d'évincer d'une vente de biens immobiliers des acquéreurs en raison de la consonance de leur patronyme, qui laissait supposer leur origine étrangère ou leur appartenance à l'Islam, avait été démontrée. Dans la première espèce, l'intention xénophobe et islamophobe avait ainsi été mise en évidence par divers éléments, dont l'organisation par le maire d'un référendum local sur l'accès des étrangers aux HLM. Cependant, la Cour de cassation a jugé que, la loi pénale étant d'interprétation stricte, « l'exercice d'un droit de préemption, fût-il abusif, ne saurait constituer le refus du bénéfice d'un droit accordé par la loi au sens de l'article 432-7 du code pénal » 30 ( * ) .

Cette interprétation littérale de la loi restreignait de toute évidence la portée que le législateur souhaitait donner à cette infraction. Vos rapporteurs ont attiré l'attention de M. René Vandierendonck sur cette question. En sa qualité de rapporteur pour avis de la commission des lois lors de l'examen, en octobre 2013, du projet de loi pour l'accès au logement et un urbanisme rénové, celui-ci a porté un amendement qui complétait l'article 432-7 précité par l'alinéa suivant :

« 3° À empêcher, par un exercice abusif de l'un des droits de préemption définis par le code de l'urbanisme, une personne physique ou morale d'acquérir un des biens ou droits énumérés aux trois premiers alinéas de l'article L. 213-1 du même code ».

Cet amendement n'ayant pas été retenu alors par le Sénat, vos rapporteurs suggèrent qu'il soit de nouveau soumis à sa délibération à l'occasion d'un prochain texte.

Proposition n° 4 : introduire dans le code pénal une disposition incriminant l'usage abusif du droit de préemption à des fins discriminatoires


* 27 L'article 24 de la loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances a introduit à l'article L. 1221-7 du code du travail l'obligation pour les entreprises d'au moins cinquante salariés de préserver l'anonymat des candidats à un emploi afin de prévenir les discriminations à l'embauche. Le Conseil d'État a estimé que la loi ne pouvait recevoir d'application sans qu'un décret ne vienne préciser, notamment, l'étendue de l'obligation d'anonymisation et les modalités concrètes de sa mise en oeuvre au sein des entreprises concernées. Le délai raisonnable imparti au Gouvernement pour adopter un tel décret ayant été dépassé, le Conseil d'État a enjoint le Premier ministre de prendre le décret d'application dans un délai de six mois (CE, 9 juillet 2014, M. A... et autres, n os 345253, 352987 et 373610).

* 28 Cf . Rapport n° 1329 (XIVe législature) de M. Daniel Goldberg et Mme Audrey Linkenheld, fait au nom de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale.

* 29 Cass. crim., 17 juin 2008, n° 07-81.666 et Cass. crim., 21 juin 2011, n° 10-85.641.

* 30 Les requérants demandaient en effet au juge de bien vouloir assimiler l'entrave à l'exercice du droit de propriété que représente l'usage du droit de préemption au refus du bénéfice d'un droit accordé par la loi. La Cour de cassation a toutefois rejeté la demande, arguant que seul peut refuser le bénéfice d'un droit celui qui a le pouvoir de l'accorder et que le refus du bénéfice d'un droit résulte d'une décision entraînant une impossibilité de bénéficier d'un droit et non de la seule entrave à l'exercice de ce droit.

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