N° 104

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 novembre 2014

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la Nouvelle-Calédonie ,

Par Mme Sophie JOISSAINS, M. Jean-Pierre SUEUR et Mme Catherine TASCA,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Philippe Bas , président ; Mme Catherine Troendlé, MM. Jean-Pierre Sueur, Jean-René Lecerf, Alain Richard, Jean-Patrick Courtois, Alain Anziani, Yves Détraigne, Mme Éliane Assassi, M. Pierre-Yves Collombat, Mme Esther Benbassa , vice-présidents ; MM. François-Noël Buffet, Michel Delebarre, Christophe-André Frassa, Thani Mohamed Soilihi , secrétaires ; MM. Christophe Béchu, Jacques Bigot, François Bonhomme, Luc Carvounas, Gérard Collomb, Mme Cécile Cukierman, M. Mathieu Darnaud, Mme Jacky Deromedi, M. Félix Desplan, Mme Catherine Di Folco, MM. Vincent Dubois, Christian Favier, Pierre Frogier, Mme Jacqueline Gourault, MM. François Grosdidier, Jean-Jacques Hyest, Mlle Sophie Joissains, MM. Philippe Kaltenbach, Jean-Yves Leconte, Roger Madec, Alain Marc, Didier Marie, Jean Louis Masson, Michel Mercier, Jacques Mézard, François Pillet, Hugues Portelli, André Reichardt, Bernard Saugey, Simon Sutour, Mme Catherine Tasca, MM. René Vandierendonck, Jean-Pierre Vial, François Zocchetto .bat

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Collectivité sui generis , la Nouvelle-Calédonie dispose d'un statut d'autonomie particulièrement avancé au sein de notre République. En Nouvelle-Calédonie, ce n'est rien moins qu'à la construction d'un pays ayant une large part d'autonomie et une forte identité que nous assistons depuis plusieurs décennies, que ce pays choisisse, dans les prochaines années, de se maintenir au sein de la France ou d'opter pour l'indépendance.

Ce territoire est engagé depuis les accords de Matignon signés en 1988 et l'Accord de Nouméa en 1998 dans un processus institutionnel inédit qui a ramené la paix civile après une période de troubles graves. Cette évolution institutionnelle, exemplaire à de multiples titres, est le fruit d'une histoire jalonnée de drames mais aussi de dénouements heureux.

Territoire devenu français à la suite de la prise de possession de la Grande Terre le 24 septembre 1853 à Balade, à laquelle succéda le 29 septembre celle de l'île des Pins, la Nouvelle-Calédonie a connu un siècle de colonisation. La France en fit une terre de bagne, qui accueillit les condamnés de la Commune, mais ne réussit jamais à en faire une véritable colonie de peuplement.

Comme le note avec sobriété le préambule de l'Accord de Nouméa, « le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière ». Soumis durant la colonisation française au code de l'indigénat, les Kanak ont été cantonnés dans leurs tribus, voyant leurs droits restreints, l'accès à l'école de la République barré, leur participation à la vie publique niée. Pourtant Kanak comme Calédoniens d'origine européenne ont participé à l'effort de guerre décidé par une métropole située à des dizaines de milliers de kilomètres. Vos rapporteurs ont ainsi pu constater la trace de cette histoire commune en lisant, sur le monument aux morts de la commune de l'île des Pins, le nom des tirailleurs morts pour la France sur les champs de bataille du nord de la France durant la première guerre mondiale ou le nom des soldats qui ont combattu, lors du conflit mondial suivant, dans le bataillon du Pacifique et les Forces françaises libres.

Lors de la seconde guerre mondiale, la Nouvelle-Calédonie est, le 19 septembre 1940, le premier territoire français à se rallier à la France libre mais aussi, dès 1942, une base logistique pour l'armée américaine dans sa guerre contre le Japon. Ce dernier événement a conduit plusieurs centaines de milliers de soldats américains, australiens et néo-zélandais à séjourner dans l'archipel, cette brusque ouverture sur le monde ayant de fortes répercussions après-guerre.

Tout d'abord, la Nouvelle-Calédonie cesse en 1946 d'être une colonie, pour devenir un territoire d'outre-mer (TOM), statut qu'elle gardera jusqu'en 1998. Les règles de l'indigénat sont alors abrogées et les Kanak accèdent au droit de vote comme l'ensemble des citoyens français.

Au cours de l'après-guerre, le débat politique est dominé par l'Union calédonienne (UC), alliance pluriethnique et autonomiste fondée en 1956. Face à l'affirmation de la revendication indépendantiste, le courant loyaliste, favorable au maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la République, s'organise avec la création en 1978, par Jacques Lafleur, du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR). Les forces indépendantistes se fédèrent quant à elles, en 1984, autour du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) dirigé par Jean-Marie Tjibaou.

Malgré les réformes et les changements statutaires accroissant l'autonomie, les tensions et les violences émaillent les années 1970 et 1980. La Nouvelle-Calédonie entre dans une période de crise particulièrement grave en 1984 lorsqu'est envisagé un référendum sur la question du maintien dans la République ou de l'accession à un statut d'État-association. Un nouveau statut est alors préparé et adopté en mai 1984, mais les tensions s'exacerbent à l'approche des élections territoriales. Le débat sur l'accès à l'indépendance se radicalise et les tensions entre les communautés s'accentuent : les violences atteignent leur paroxysme lors de l'embuscade de Hienghène le 5 décembre 1984, au cours de laquelle sont abattus dix Kanak, dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou, et de la prise d'otages d'Ouvéa le 22 avril 1988, qui fait quatre victimes parmi les gendarmes pris en otage, deux parmi les forces d'intervention et dix-neuf parmi les preneurs d'otages. S'y ajoute une période d'instabilité institutionnelle puisqu'entre 1984 et 1988, la Nouvelle-Calédonie connaît successivement quatre statuts.

À la suite des évènements de la grotte d'Ouvéa en avril 1988, le Premier ministre, M. Michel Rocard, dépêche une mission chargée de renouer le dialogue entre le FLNKS et le RPCR et d'élaborer une solution. Cette mission du dialogue parvient tout d'abord à convaincre les protagonistes que la seule issue réside dans la négociation. Les discussions se poursuivent à Paris entre les délégations conduites par Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur. Elles aboutissent le 26 juin 1988 à une déclaration commune signée à l'hôtel Matignon par le Premier ministre, huit représentants du RPCR et cinq représentants du FLNKS. Le 20 août 1988 intervient l'accord d'Oudinot, qui fixe le principe d'une consultation sur l'autodétermination à échéance de dix ans et organise un nouvel équilibre institutionnel autour de trois provinces. Ce nouveau statut est approuvé lors du référendum du 6 novembre 1988 par 80 % des suffrages exprimés au niveau national.

Dix ans plus tard, en lieu et place de la consultation référendaire initialement prévue, un nouvel accord est signé le 5 mai 1998 à Nouméa entre les forces politiques locales sous l'égide de l'État. Le référendum organisé le 8 novembre 1998 en Nouvelle-Calédonie conduit 71,86 % des suffrages exprimés à l'approuver. L'Accord de Nouméa renforce l'autonomie de la Nouvelle-Calédonie en confortant l'acquis des accords de Matignon, en instaurant des institutions territoriales dotées d'un pouvoir législatif et en reconnaissant pleinement l'identité kanak. La consultation sur l'accession à la pleine souveraineté est à nouveau repoussée pour une vingtaine d'années.

À la suite de la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998, le nouveau statut, fixé par la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999, constitue le socle d'un consensus des formations politiques locales qui fait l'objet annuellement d'un bilan dans le cadre du comité des signataires de l'Accord de Nouméa 1 ( * ) .

2014 marque l'entrée dans le processus de sortie de l'Accord de Nouméa. Les échéances électorales - élections municipales en mars et élections provinciales en mai - ont ouvert un nouveau cycle politique tourné vers l'horizon référendaire qui doit clore ce processus. La sortie du processus est d'autant plus délicate que la génération des signataires des accords de Matignon s'éteint ou se retire de la scène politique.

C'est pourquoi votre commission des lois a décidé le déplacement du 30 juillet au 4 août 2014 d'une délégation pluraliste de trois de ses membres en Nouvelle-Calédonie pour évaluer l'avancée institutionnelle de ce territoire, constater l'état des transferts de compétences et des services publics locaux ainsi que mesurer l'effectivité du rééquilibrage. En dépit de l'éloignement de ce territoire français, le Parlement ne peut en effet se détourner des affaires calédoniennes qui intéressent la Nation dans son entier et ses représentants.

Vos rapporteurs ont pu s'appuyer sur les travaux 2 ( * ) de nos anciens collègues Christian Cointat et Bernard Frimat qui s'étaient rendus en septembre 2010 dans ce territoire mais aussi sur le rapport d'information 3 ( * ) présenté le 9 octobre 2013 par nos collègues députés, Jean-Jacques Urvoas, Dominique Bussereau et René Dosière à la suite de leur déplacement en septembre 2013 dans l'archipel. Vos rapporteurs ont également pu compter, pour le bon déroulement de leur déplacement, sur la pleine collaboration des services de l'État en Nouvelle-Calédonie qu'ils tiennent à remercier à nouveau pour leur aide précieuse.

Lors des auditions menées par vos rapporteurs, a été évoquée à de multiples reprises la venue de MM. Alain Christnacht et Jean-François Merle à qui le Premier ministre a confié une « mission d'écoute et de conseil sur la fin de l'application de l'Accord de Nouméa et ses suites » 4 ( * ) . Le fruit de leur travail et de leur expérience sera une contribution utile pour les pouvoirs publics et les formations politiques locales à qui, seuls, il appartient d'organiser l'achèvement du processus institutionnel et éventuellement d'en négocier les termes.

Au terme de leur déplacement, vos rapporteurs ont pris conscience que si les dirigeants calédoniens devront indubitablement affronter dans les années à venir la question institutionnelle, ils ne peuvent pour autant rester sourds aux attentes pressantes de la société civile pour améliorer la situation économique et sociale.

I. LA QUESTION INSTITUTIONNELLE : PREPARER LA SORTIE ET LES SUITES DE L'ACCORD DE NOUMÉA

La transcription de l'Accord de Nouméa par la loi constitutionnelle n° 98-610 du 20 juillet 1998 relative à la Nouvelle-Calédonie a doté ce territoire d'une autonomie sans équivalent au sein de la République. La Nouvelle-Calédonie est ainsi régie par un titre spécifique de la Constitution
- le titre XIII - qui constitue le fondement de son statut fixé par la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999. Comme l'indique l'intitulé du titre XIII de la Constitution, ce sont des « dispositions transitoires » qui encadrent le processus engagé par l'Accord de Nouméa.

Cette évolution a conduit à modifier l'architecture institutionnelle qui résultait des accords de Matignon signés en 1988, principalement en renforçant les institutions au niveau du territoire. La Nouvelle-Calédonie s'est ainsi vue confiée de nouvelles compétences par un transfert progressif de compétences non régaliennes. À terme, la consultation sur l'accession à la pleine souveraineté devra trancher la dernière question en suspens : les compétences régaliennes exercées par l'État doivent-elles être exercées par la Nouvelle-Calédonie ? Une réponse positive signifierait alors l'indépendance du territoire.

Le processus de Nouméa arrive dans sa dernière phase puisque le Congrès de la Nouvelle-Calédonie qui a été élu le 11 mai 2014, lors des élections provinciales, est celui qui est en mesure de solliciter de l'État l'organisation de cette consultation référendaire.

A. UNE ARCHITECTURE INSTITUTIONNELLE ÉPROUVÉE

Depuis 1946, la Nouvelle-Calédonie a connu huit statuts différents. Celui résultant de l'Accord de Nouméa conforte les provinces - création des accords de Matignon - et renforce les institutions de la Nouvelle-Calédonie. Les accords de Matignon instituent une logique de partage territorial des pouvoirs entre forces politiques grâce à la définition de trois provinces aux compétences élargies. L'Accord de Nouméa y ajoute celle d'un exercice partagé du pouvoir au niveau du territoire, symbolisé par un gouvernement collégial et pluraliste.

Institutions provinciales et territoriales connaissent néanmoins de fortes imbrications puisque les membres du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, duquel procède le gouvernement local, sont élus en même temps que les membres des assemblées de province. Les élections provinciales de mai 2014 ont ainsi conduit au renouvellement des assemblées et des exécutifs des provinces mais également à celui du Congrès et de ses organes internes, ainsi qu'à la recomposition du gouvernement.

Les trente-trois communes complètent cette architecture institutionnelle. Cependant, les communes sont des collectivités territoriales de droit commun encore régies par les règles fixées par l'État. Les conseils municipaux sont ainsi renouvelés tous les six ans en même temps que leurs homologues métropolitains. Les communes disposent de compétences et de budgets réduits au regard des autres collectivités calédoniennes. Généralement vastes par comparaison avec les communes métropolitaines, elles jouent néanmoins le même rôle de proximité qu'on leur connaît en métropole.

1. Les institutions calédoniennes : les provinces et la Nouvelle-Calédonie

La spécificité des institutions calédoniennes s'exprime au niveau provincial et territorial. Malgré le transfert de compétences en leur faveur depuis 1988, l'État, seulement investi des compétences régaliennes, conserve néanmoins un pouvoir d'influence indéniable.

a) Les provinces

Depuis 1988, les provinces sont au nombre de trois : la province Sud, la province Nord et la province des îles Loyauté. Elles s'administrent par une assemblée délibérante élue pour cinq ans. L'organe exécutif est composé d'un président et de trois vice-présidents.

Les provinces sont une création des accords de Matignon afin d'assurer un partage du pouvoir entre non-indépendantistes et indépendantistes, la province Sud devant revenir aux premiers et les provinces Nord et des îles Loyauté aux seconds.

Le fonctionnement des organes de la collectivité repose sur une logique majoritaire. Cependant, les formations indépendantistes ont ainsi pu accéder à l'exercice de responsabilités institutionnelles, les électeurs des provinces Nord et des îles Loyauté étant majoritairement favorables à ces formations.

Les accords de Matignon puis l'Accord de Nouméa ont confié à ces provinces des attributions notables. Elles disposent ainsi de la compétence de droit commun puisque l'article 20 de la loi organique du 19 mars 1999 prévoit que « chaque province est compétente dans toutes les matières qui ne sont pas dévolues à l'État ou à la Nouvelle-Calédonie [...] ou aux communes [...] » . Les provinces exercent ainsi des compétences de premier ordre pour la Nouvelle-Calédonie, que ce soit - par exemple - en matière d'enseignement public primaire, d'environnement, d'action sociale ou encore d'activité minière.

En revanche, elles ne disposent que d'un pouvoir fiscal restreint 5 ( * ) . M. Philippe Michel, président de l'assemblée de la province Sud, a indiqué à vos rapporteurs que les recettes fiscales pourtant utilisées au maximum légal représentent moins de 10 % des ressources de la province. L'essentiel de leurs ressources budgétaires provient de dotations versées par le budget de la Nouvelle-Calédonie selon une clé de répartition de nature à assurer le rééquilibrage entre provinces. Leurs moyens financiers restent importants : M. Philippe Michel relevait ainsi devant vos rapporteurs que la province Sud dispose du budget public le plus important de la Nouvelle-Calédonie et constitue le premier employeur public du territoire avec près de 3 500 agents.

Les provinces disposent d'une légitimité démocratique forte puisque les membres de l'assemblée de province sont élus au suffrage direct. Le corps électoral participant à cette élection est restreint comme l'exige l'Accord de Nouméa. Cette restriction du droit de vote a appelé deux révisions constitutionnelles, en 1998 puis en 2007.

Le droit de vote pour l'élection des membres des assemblées de province et du Congrès

Dès la signature de la déclaration de Matignon le 26 juin 1988, l'État, le FLNKS et le RPCR ont convenu que les « populations intéressées » à l'avenir du territoire seraient seules habilitées à se prononcer lors des scrutins déterminants pour l'avenir de la Nouvelle-Calédonie, c'est-à-dire les élections au Congrès et aux assemblées de province .

Le texte n° 2 de la déclaration de Matignon, relatif aux dispositions institutionnelles et structurelles préparatoires au scrutin d'autodétermination, prévoit que constituent les populations intéressées à l'avenir du territoire les électeurs et électrices appelés à se prononcer sur le projet de loi référendaire définissant le nouveau statut, à savoir les électeurs inscrits sur les listes électorales du territoire en 1988 et y maintenant leur domicile.

Ce point de la déclaration de Matignon n'a pu être mis en oeuvre, le Gouvernement ayant relevé a posteriori un obstacle constitutionnel à une telle restriction du corps électoral. La restriction du corps électoral aux assemblées de province et au Congrès ne figurait donc pas au sein de l'accord d'Oudinot définissant l'organisation institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie, soumise à référendum le 6 novembre 1988.

Reprenant ce qui avait été initialement envisagé en 1988, le point 2.2.1 du document d'orientation de l'Accord de Nouméa prévoit que, « comme il avait été prévu dans le texte signé des accords de Matignon, le corps électoral aux assemblées des provinces et au congrès sera restreint ».

Toutefois, lors des négociations difficiles qui ont abouti à l'Accord de Nouméa, le FLNKS a accepté, à la demande du RPCR, d'étendre aux électeurs arrivés avant 1998 la possibilité de participer aux élections au Congrès et aux assemblées de province, à la condition qu'ils justifient de dix ans de résidence à la date de l'élection.

Dans sa décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, le juge constitutionnel estime qu'il ressort de la loi organique du 19 mars 1999 que doivent notamment participer à l'élection des assemblées de province et du Congrès les personnes qui, à la date de l'élection, figurent au tableau annexe mentionné au I de l'article 189 et sont domiciliées depuis dix ans en Nouvelle-Calédonie, quelle que soit la date de leur établissement en Nouvelle-Calédonie, même postérieure au 8 novembre 1998.

Le Conseil constitutionnel fonde cette interprétation sur l'idée « qu'une telle définition du corps électoral restreint est au demeurant seule conforme à la volonté du pouvoir constituant, éclairée par les travaux parlementaires dont est issu l'article 77 de la Constitution, et respecte l'accord de Nouméa, aux termes duquel font partie du corps électoral aux assemblées des provinces et au congrès, notamment, les électeurs qui, "inscrits au tableau annexe, rempliront une condition de domicile de dix ans à la date de l'élection" ».

Le juge constitutionnel fait donc prévaloir la théorie du corps électoral « glissant ». En l'absence de stipulation expresse de l'Accord de Nouméa excluant la participation des Français installés en Nouvelle-Calédonie après le 8 novembre 1998 aux élections aux assemblées de province et au Congrès, il a retenu l'interprétation la moins restrictive du corps électoral.

Pour rétablir un corps électoral « gelé », la loi constitutionnelle n° 2007-237 du 23 février 2007 modifiant l'article 77 de la Constitution a introduit une disposition interprétative. Si cette révision constitutionnelle est salué par les indépendantistes qui estiment qu'elle rétablit la lecture correcte de l'Accord de Nouméa, elle a été vivement critiquée par plusieurs responsables non-indépendantistes qui la jugent comme une « trahison » de l'Accord cautionnée par le Parlement.

Le principe de la restriction du droit de vote et la portée de cette restriction fait l'objet d'une vive controverse entre les camps indépendantiste et non-indépendantiste. Les recours en série introduits lors de la révision annuelle des listes électorales spéciales en 2014 a favorisé, au-delà de l'aboutissement ou non des recours, un climat de suspicion.

Le contentieux relatif à la révision de la liste électorale spéciale en 2014

Au 28 février 2014, le nombre d'inscrits sur les listes était le suivant :

Nombre d'électeurs inscrits

Province des Îles

Province Nord

Province Sud

Élections municipales, européennes, législatives et présidentielles

20 746

37 196

117 572

Élections provinciales

20 417

35 698

96 347

Sous l'impulsion de l'Union calédonienne, plusieurs recours ont été engagés devant les commissions administratives chargées d'élaborer les listes électorales puis devant le juge judiciaire pour obtenir la radiation d'électeurs de la liste électorale spéciale.

Deux interprétations se sont exprimées lors de la dernière révision de 2014 :

- certains estiment que les électeurs susceptibles d'être inscrits sur le tableau annexe doivent être préalablement inscrits sur la liste électorale générale de 1998 ;

- d'autres s'attachent à la vérification de l'installation en 1998 au plus tard, sur la base de la consultation de la liste électorale générale de 1998 ou de tout autre élément établissant cette installation.

Devant l'Assemblée nationale, le Premier ministre a précisé, le 25 février 2014, que « l'examen de la condition d'installation en la Nouvelle-Calédonie en 1998 devra être conduit avec un soin particulier, sur la base de la consultation de la liste électorale générale de 1998 ou de tout élément établissant cette installation ».

5 413 demandes de radiation ont été faites devant le tribunal de première instance de Nouméa et ses deux sections détachées de Lifou et de Koné. 237 radiations judiciaires ont été prononcées par le tribunal, soit moins de 5% des demandes.

Ces radiations ont parfois fait l'objet de pourvois devant la Cour de cassation. Au 15 septembre 2014, sur 43 arrêts rendus par la Cour :

- 31 décisions de radiation du tribunal de première instance ont été cassées, au motif que le juge avait renversé la charge de la preuve qui pèse sur le requérant pour obtenir la radiation d'un électeur ;

- 7 décisions de radiation ont été confirmées par la Cour de cassation, l'électeur ayant indiqué lui-même, à l'audience de première instance, qu'il ne remplissait pas les conditions de durée de domicile exigées par la loi organique du 19 mars 1999 ;

- 5 pourvois ont été jugés irrecevables pour cause de tardiveté, le pourvoi ayant été déposé après le délai légal de 10 jours.

Source : ministère des outre-mer

Lors de sa rencontre avec vos rapporteurs, M. Gaël Yanno, président du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, a fait valoir que les 23 000 personnes résidant en Nouvelle-Calédonie sans droit de vote pour les élections provinciales sont des « sujets calédoniens », par opposition aux citoyens calédoniens. Il notait que la restriction du droit de vote de nationaux français pour des élections ayant lieu sur le territoire français était à tout le moins paradoxale à l'heure de la proposition en faveur du droit de vote des étrangers aux élections locales.

M. Gaël Yanno voyait dans les demandes de radiation d'électeurs une manoeuvre de la part de certains indépendantistes qui « pensant perdre, veulent préventivement disqualifier la règle et l'arbitre », notamment auprès du comité de décolonisation de l'Organisation des Nations unies, ce que M. Georges Naturel, maire de Dumbéa, a confirmé en s'étonnant que les contestations n'aient été soulevées qu'à la veille des élections provinciales de 2014 alors que la révision des listes électorales a lieu chaque année.

M. Gaël Yanno critiquait également une démarche fondée sur une « ethnicisation » avec un tri des demandes de radiation formulées par les requérants fondé sur la consonance des patronymes.

Pour les indépendantistes, le « gel du corps électoral » est une condition de l'Accord de Nouméa qui doit éviter qu'un afflux brutal de résidents sans attache profonde avec la Nouvelle-Calédonie - comme les fonctionnaires de l'État mutés - ne décide du destin de l'archipel. M. Gérard Régnier, secrétaire général de l'Union calédonienne, a indiqué que des recours contre l'inscription sur des listes électorales spéciales avaient été engagés dès 2009. Pour lui, même s'il n'est pas toujours aisé de rapporter la preuve devant le juge, des inscriptions ont eu lieu sur la liste spéciale pour des électeurs arrivés sur le territoire en 2011, mettant explicitement en cause la partialité du représentant du Haut-Commissaire dans la commission administrative qui aurait voté dans le sens des non-indépendantistes. Il a rappelé la visée de « colonie de peuplement » énoncé encore dans une lettre du Premier ministre Pierre Messmer 6 ( * ) en 1972, ce dont les indépendantistes veulent se prémunir en assurant le respect de l'Accord de Nouméa.

M. Neko Hnepeune, président de l'assemblée de la province des îles Loyauté s'est dit convaincu du bien-fondé des recours introduits même s'ils n'avaient pu aboutir pour des raisons procédurales.

b) La Nouvelle-Calédonie

Les institutions de la Nouvelle-Calédonie issues des urnes comprennent le Congrès et le gouvernement, chargés d'administrer les affaires du territoire.

(1) Le Congrès de la Nouvelle-Calédonie

La Nouvelle-Calédonie est administrée par le Congrès de la Nouvelle-Calédonie, assemblée délibérante qui dispose d'un pouvoir règlementaire et législatif. Formé de la réunion des membres issus des trois assemblées de province 7 ( * ) , le Congrès est renouvelé à l'occasion des élections provinciales et non dans le cadre d'une élection distincte. Les élections de mai 2014 ont assuré un fort renouvellement générationnel puisque trente-six des cinquante-quatre élus exercent pour la première fois un mandat dans cette instance.

Le Congrès compte désormais cinq groupes politiques répartis entre les deux familles politiques qui structurent l'espace politique calédonien : les indépendantistes et les non-indépendantistes. Cette présentation ne doit cependant pas masquer la diversité de la classe politique locale. Les blocs indépendantistes et non-indépendantistes abritent en fait une myriade de partis ou courants, essentiellement structurés autour de figures politiques historiques ou montantes. Ce fractionnement du paysage politique local, combiné à la volatilité des alliances politiques, est un facteur d'instabilité au sein du Congrès et, par prolongement, du gouvernement.

Or, le Congrès dispose de prérogatives notables. Dans le cadre de sa fonction délibérative, il dispose d'un pouvoir législatif qui lui permet, comme le prévoit l'Accord de Nouméa, d'adopter des lois du pays dans plusieurs matières : fiscalité, droit du travail (notamment la protection de l'emploi local), droit de la sécurité sociale, principes du droit civil, affaires coutumières, etc. Ces lois du pays ont une valeur législative et leur conformité à la Constitution est contrôlée par le Conseil constitutionnel a priori ou par la voie de questions prioritaires de constitutionnalité 8 ( * ) . Comme l'indiquait avec fierté à vos rapporteurs, M. Gaël Yanno, président du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, cette assemblée constitue la « troisième assemblée législative française » aux côtés de l'Assemblée nationale et du Sénat.

Les réformes appelées de ses voeux par la population n'aboutissent toutefois que difficilement au terme d'un marathon procédural en raison de la multiplication des oppositions et de l'absence d'accord permettant de dégager une majorité.

(2) Le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie

L'organe exécutif est le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie qui est responsable devant le Congrès. Il est désigné par le Congrès 9 ( * ) et peut, par l'effet de l'adoption d'une motion de censure, être renversé par lui 10 ( * ) . Les fonctions gouvernementales sont incompatibles avec la détention d'un mandat au sein du Congrès ou d'une assemblée de province 11 ( * ) .

Le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie présente une double originalité : ses décisions sont collégiales et sa composition, entre cinq et onze membres, doit refléter l'ensemble des groupes politiques représentés au sein du Congrès 12 ( * ) . Cette caractéristique a pour effet d'obliger à une gestion conjointe entre indépendantistes et non-indépendantistes. Ayant rencontré le gouvernement dans sa formation collégiale, vos rapporteurs ont pu constater la diversité politique que renferme en son sein le gouvernement, ce qui n'entame ni les relations de travail au quotidien, ni la volonté commune de ses membres de parvenir à des solutions consensuelles.

À l'expérience, le fonctionnement collégial n'est pas sans soulever des difficultés dans la conduite des affaires gouvernementales. Les oppositions peuvent se faire jour dès le stade de la formation du gouvernement avec la répartition des secteurs d'attribution des membres, le président du gouvernement ne disposant pas d'une autorité hiérarchique sur ses collègues. Lors du déplacement de vos rapporteurs, la fonction de vice-président n'était ainsi pas pourvue 13 ( * ) faute d'accord entre les formations indépendantistes sur la personne à désigner.

Lors de son entretien avec vos rapporteurs, Mme Cynthia Ligeard, présidente du gouvernement qui exerçait auparavant les fonctions de présidente de l'assemblée de la province Sud, a indiqué que le gouvernement est une « machine lente » où le consensus doit être à chaque instant assuré pour éviter tout blocage, contrairement à la « belle machine » provinciale dotée d'une présidence stable et forte.

Le fonctionnement normal du gouvernement a été largement affecté par la crise des « deux drapeaux » en 2011 et 2012, obligeant le législateur organique à modifier le statut de la Nouvelle-Calédonie pour mettre fin à cette situation. À la suite de cette modification, le cycle d'instabilité s'est achevé, le gouvernement élu le 10 juin 2011 et présidé par M. Harold Martin se maintenant jusqu'aux élections provinciales de mai 2014. Cette opposition a toutefois laissé des lignes de fracture au sein du bloc non-indépendantiste.

Nos collègues députés résumaient parfaitement cet état de choses en relevant, en 2013, que « les deux grands partenaires historiques - RPCR et FLNKS -, qui avaient négocié et signé ensemble l'Accord de Nouméa, avaient aujourd'hui laissé la place à un paysage politique nettement plus fragmenté ».

Les conséquences institutionnelles de l'affaire des « deux drapeaux »

L'actualité politique de la Nouvelle-Calédonie a été marquée en 2011 et 2012 par une forte instabilité gouvernementale qui a nécessité la modification de l'article 121 de la loi organique du 19 mars 1999 par la loi organique n° 2011-870 du 25 juillet 2011.

M. Pierre Frogier avait proposé de faire flotter le drapeau kanak aux côtés du drapeau français, ce qui fut officialisé le 17 juillet 2010 à Nouméa en présence du Premier ministre François Fillon. Comme il l'explique dans son ouvrage « Notre Calédonie. Terre de partage, terre de France », cette démarche, renouant avec la poignée de mains entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, était pour lui « la reconnaissance mutuelle des deux légitimités de Nouvelle-Calédonie » autour d'un « geste fort, mais pas une rupture dans notre histoire commune ». Ce choix a suscité des contestations dans le camp non-indépendantiste au motif que l'Accord de Nouméa prévoit un drapeau commun à déterminer à la majorité des trois-cinquièmes des membres du Congrès.

L'affaire des « deux drapeaux » a conduit à la chute du gouvernement présidé par M. Philippe Gomès depuis 2009. En janvier 2011, des élus de l'Union calédonienne reprochaient ainsi à M. Gomès d'être opposé au choix, initié par M. Pierre Frogier, des deux drapeaux, tricolore et kanak, comme emblème de la Nouvelle-Calédonie.

Les gouvernements successifs du printemps 2011 ont été bloqués dans leur fonctionnement par la démission systématique des membres du gouvernement issus de la formation politique de M. Gomès, Calédonie Ensemble. Face à cette situation, à la suite d'une résolution adoptée le 1 er avril 2011 par le Congrès de la Nouvelle-Calédonie, le législateur organique a modifié l'article 121 de la loi organique pour empêcher les démissions à répétition en prévoyant que si les membres d'un groupe politique ont démissionné en bloc, provoquant la démission du gouvernement, ce mécanisme ne peut plus jouer dans un délai de dix-huit mois.

Mme Cynthia Ligeard ajoutait que « la réalité du pouvoir est dans les provinces », ce qui suscite une incompréhension au sein de la population en raison du décalage entre le pouvoir que le gouvernement est censé assumer sur les affaires calédoniennes et la fonction limitée qui est la sienne.

2. L'État : des compétences réduites, une influence forte
a) Des services publics régaliens correctement exercés

En vertu de l'Accord de Nouméa et de la loi organique du 19 mars 1999, l'État est un acteur en retrait qui transfère progressivement ses compétences aux institutions calédoniennes. La situation de forte autonomie locale le cantonne juridiquement à l'exercice des seules compétences régaliennes : monnaie, sécurité, justice, diplomatie, défense, etc.

Lors de leur déplacement, vos rapporteurs ont rencontré les représentants des services publics relevant de l'État dans le domaine de la justice et de la sécurité. Ils ont pu constater, selon le témoignage de plusieurs personnes entendues, une bonne entente entre les différents services de l'État. L'éloignement avec la métropole présente plusieurs inconvénients pour l'action des services de l'État localement : difficultés de communication avec les administrations centrales, lenteur de l'approvisionnement logistique et inadaptation aux circonstances locales du matériel acheté depuis la métropole, accès rare et coûteux à la formation continue des agents, etc.

La contrepartie de la distance avec Paris est le soutien mutuel qui naît spontanément entre les différents services déconcentrés. Le colonel Jean-Philippe Guérin, commandant de la gendarmerie en Nouvelle-Calédonie, et le commissaire divisionnaire Philippe Rota, directeur de la sécurité publique, ont salué, à l'appui d'exemples récents, une étroite coopération des services de police et des unités de gendarmerie sur le territoire. Le directeur de l'établissement pénitentiaire, M. Jean-Christophe Lagrange, notait également la forte solidarité qui existe entre les administrations d'État - police, gendarmerie, justice, administration pénitentiaire - du fait de « l'éloignement de la base ».

La distance avec la métropole et le décalage horaire sont certes des facteurs particuliers à prendre en compte dans l'organisation des forces de sécurité en Nouvelle-Calédonie. Le colonel Jean-Philippe Guérin, commandant la gendarmerie en Nouvelle-Calédonie, l'illustrait avec le choix de sous-dimensionner les effectifs de gendarmes au sein des brigades territoriales autonomes et de les compléter par un renfort permanent prélevé sur la moitié des quatre escadrons de gendarmerie mobile qui sont envoyés, tous les trois mois, sur place. Cette solution atypique permet de disposer à tout moment des forces de gendarmerie mobile pour assurer le maintien de l'ordre en reformant les deux escadrons qui sont disséminés, en temps normal, dans les brigades. En effet, l'envoi de renforts éventuels nécessiterait, en tout état de cause, une à deux journées en raison de la durée incompressible du voyage et du déploiement.

Malgré ces contraintes, vos rapporteurs ont constaté que l'État s'acquittait de manière satisfaisante de ses missions régaliennes sur le territoire. Ils ont pu, en particulier, constater les progrès notables et encourageants en matière pénitentiaire.

b) L'amélioration de la condition des détenus au Camp Est : un progrès attendu

Lors de leur dernier déplacement en Nouvelle-Calédonie en septembre 2010, nos anciens collègues Bernard Frimat et Christian Cointat avaient souligné la « situation critique du centre pénitentiaire de Nouméa » 14 ( * ) .

La surpopulation carcérale et les conditions de détention déplorables au Camp Est à Nouméa ont ensuite fait l'objet d'un avis du Contrôleur général des lieux de privation de liberté en octobre 2011 et d'un rapport d'une mission du ministère de la justice en octobre 2012. À la suite de l'avis du Contrôleur général Jean-Marie Delarue, le Camp Est a d'ailleurs été le théâtre d'une mutinerie le 14 juillet 2012, qui a été « commémorée » par certains détenus le 14 juillet 2013 avec des violences qui ont provoqué près de 800 000 euros de dégâts.

La surpopulation carcérale est manifeste dans cet établissement pénitentiaire. Au 1 er août 2012, 443 détenus y occupaient ainsi 238 places seulement. Lors du déplacement de vos rapporteurs, le nombre de détenus écroués s'élevaient à 454 pour un effectif théorique de 381 places, 54 détenus étant placés sous bracelet électronique et 26 placés en semi-liberté. Le sureffectif porte sur la maison d'arrêt où en moyenne, chaque cellule qui devrait accueillir deux détenus en compte trois avec un matelas placé au sol.

M. Thierry Drack, premier président de la cour d'appel de Nouméa, indiquait à vos rapporteurs que les juridictions judiciaires avaient une activité pénale forte et même plus importante en moyenne que leurs homologues métropolitaines de la même strate démographique, ceci s'expliquant notamment par un fort taux d'élucidation. Mme Claire Lanet, procureure de la République près le tribunal de première instance de Nouméa, a confirmé cette situation en indiquant que le nombre de procédures par rapport à la population est élevé en raison de la forte intolérance manifestée par la population à l'égard des actes délictueux. En complément, M. Jean-Christophe Lagrange, directeur de l'établissement pénitentiaire, a rappelé que le taux d'incarcération en Nouvelle-Calédonie est supérieur de deux fois à la moyenne, ce qui pourrait évoluer avec la nouvelle directive pénale adressée par la Garde des sceaux 15 ( * ) .

Lors de la visite du Camp Est, vos rapporteurs ont constaté que la quasi-totalité des détenus était issue de la communauté mélanésienne. Cette situation est d'autant plus frappante au regard de l'absence de Kanak au sein de la magistrature et donne ainsi le sentiment d'une fracture ethnique persistante. Pour vos rapporteurs, cette question ne peut pas être occultée dans le traitement pénal des affaires qui sont portées devant l'autorité judiciaire.

Les conditions de détention dégradées du Camp Est à Nouméa

Du 11 au 17 octobre 2011, les équipes du Contrôleur général des lieux de privation de liberté ont visité inopinément l'établissement pénitentiaire situé à Nouméa. L'article 8 de loi n° 2007-545 du 30 octobre 2007 donne en effet compétence au Contrôleur général pour exercer ses contrôles sur l'ensemble du territoire de la République. Fait exceptionnel, le Contrôleur général a usé pour la première fois, comme l'y autorise l'article 9 de la loi du 30 octobre 2007, de la procédure d'urgence, en publiant, le 6 décembre 2011, ses recommandations au Journal officiel pour rendre compte de la violation grave des droits fondamentaux alors constatée.

Outre la surpopulation évidente, qui atteignait son paroxysme au sein de la maison d'arrêt avec 300 % d'occupation lors de sa visite, le Contrôleur général constatait, avec force détails, les conditions particulièrement dégradées de détention évoquant les « cellules insalubres » et leur « état répugnant ». Et de relever de nombreux points problématiques : conduites d'arrivée d'eau des WC détournées pour pouvoir servir de douche, ventilateur hors service malgré la chaleur éprouvante des lieux, grilles obstruées pour empêcher l'entrée des rats, réseau électrique défectueux voire dangereux, etc.

Le Contrôleur général concluait ainsi ses recommandations : « L'état et le fonctionnement du centre pénitentiaire sont ainsi apparus comme portant atteinte de manière grave aux droits des personnes qu'il héberge ; le personnel - remarquable de dévouement et d'investissement - est, d'évidence, épuisé et inquiet devant l'absence de perspective d'avenir de l'établissement. »

Cette situation est confirmée par les condamnations récentes de l'État à la demande des détenus, encore en juillet 2013, par le tribunal administratif de la Nouvelle-Calédonie en raison de ces conditions de détention. En septembre 2012, la mission diligentée par le ministère de la justice et placée sous la direction de Mme Mireille Imbert-Quaretta, conseillère d'État, s'est rendue pendant une semaine sur place, qualifiant d'inadmissibles et indignes ces conditions.

Lors de leur visite de l'établissement pénitentiaire, vos rapporteurs ont pu constater les travaux considérables menés depuis plusieurs mois pour remédier à une situation extrême. La visite du centre de détention déjà rénové et du quartier disciplinaire en attente de travaux d'amélioration a permis à vos rapporteurs de mesurer le contraste. Ont ainsi été refaits la maison d'arrêt pour femmes et la maison d'arrêt pour hommes, le centre de détention fermé et une grande partie du centre « ouvert ». Désormais, dans les bâtiments rénovés, chaque cellule dispose d'un sanitaire et d'une douche fermés. La moyenne de trois détenus par cellule est une nette amélioration par rapport à celle de six qui prévalait auparavant.

En outre, depuis février 2014, un quartier de préparation à la sortie, comportant 81 places, a été ouvert. Les travaux ont été menés par étapes : la coexistence de plusieurs formes d'établissement a conduit à fermer un bloc ou une case pendant que les détenus concernés étaient déplacés au sein d'une autre unité du Camp Est.

Des travaux sont toujours attendus sur le service général, le quartier disciplinaire et d'isolement qui continuent d'héberger les détenus dans des conditions indignes.

Le projet alternatif visant au déménagement de cette emprise de vingt hectares située au bord de l'océan - qui avait suscité l'intérêt pour son potentiel économique - a été abandonné, le choix ayant été fait de restaurer les bâtiments existants.

Ces améliorations ne doivent pas occulter les difficultés qui persistent. Lors de la visite du Camp Est, le directeur de l'établissement pénitentiaire a fait part des besoins en personnel et en budget. Il a ainsi souligné que les moyens budgétaires de l'établissement étaient calculés en fonction de standards métropolitains sans prendre en compte le coût plus élevé des achats en Nouvelle-Calédonie, ce qui conduit à des impayés en fin d'année. Il a regretté que « le budget ne s'adapte pas à l'établissement mais l'établissement au budget ».

En outre, l'exécution des peines met en lumière la délicate coordination entre l'action de l'État et les compétences relevant des institutions calédoniennes. Notre ancien collègue Christian Cointat a déjà relevé ce point, depuis au moins deux ans dans son avis budgétaire : « La formation professionnelle qui intéresse également les personnes détenues, dans la perspective de leur réinsertion, relève de la compétence des autorités locales. Une collaboration de l'État avec [...] la Nouvelle-Calédonie et ses provinces ne peut donc qu'être encouragée comme le soulignait d'ailleurs le rapport de la mission dirigée par Mme Imbert-Quaretta » 16 ( * ) .

Une difficulté semblable se pose en matière de protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) qui incombe à la Nouvelle-Calédonie. En effet, si en 1989, l'administration pénitentiaire qui relevait de l'administration locale a été rétabli dans le giron de l'État, tel ne fut pas le cas de la PJJ qui a pourtant un lien direct avec l'application de la loi pénale. La procureure de la République près le tribunal de première instance de Nouméa a ainsi regretté ce partage des compétences qui aboutit à l'absence de centre éducatif fermé en Nouvelle-Calédonie, faute de volonté des autorités locales.

c) Une association étroite des autorités calédoniennes à l'exercice des compétences régaliennes

Dans l'exercice de ses compétences, l'État n'agit pas nécessairement seul. De même que les institutions calédoniennes ont recours à lui pour l'exercice de leurs propres compétences 17 ( * ) , l'État est aussi tenu d'associer les autorités calédoniennes à l'exercice de certaines de ses compétences. Le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie doit ainsi être :

- consulté sur la réglementation relative à l'entrée et au séjour des étrangers ;

- consulté et informé des décisions relatives à la délivrance des visas pour un séjour d'une durée supérieure à trois mois ;

- informé des mesures prises en matière de maintien de l'ordre ;

- consulté en matière de communication audiovisuelle ;

- associé à l'élaboration des contrats d'établissement entre l'État et les établissements universitaires intervenant en Nouvelle-Calédonie et consulté sur les projets de contrat entre l'État et les organismes de recherche établis en Nouvelle-Calédonie ;

- consulté sur les programmes de l'enseignement du second degré, après le transfert effectif de cette compétence.

En outre, les institutions calédoniennes peuvent intervenir, avec l'accord de l'État, dans le domaine des relations extérieures pour favoriser la coopération régionale. Le président du gouvernement peut ainsi négocier et signer des accords internationaux ou être associé ou membre de la délégation française participant à ces négociations ou à la signature d'accords 18 ( * ) .

De manière volontaire, la Nouvelle-Calédonie a souhaité disposer d'agents auprès d'États voisins de l'archipel (Nouvelle-Zélande, Australie, Vanuatu, Papouasie Nouvelle-Guinée, Fidji). Cette décision a été formalisée dans une convention signée avec l'État en janvier 2012 : un délégué de la Nouvelle-Calédonie bénéficiant de la protection et des facilités du personnel inscrit sur la liste diplomatique est placé sous l'autorité de l'ambassadeur de France accrédité auprès des autorités de ces cinq pays 19 ( * ) .

En outre, comme l'y autorise l'article 32 de la loi organique du 19 mars 1999, la Nouvelle-Calédonie est membre, à côté de la France, de la Communauté du Pacifique, organisation internationale à vocation régionale qui a son siège à Nouméa. S'agissant du Forum des îles du Pacifique, autre organisation régionale créée en 1971, la Nouvelle-Calédonie a été intégrée comme membre associé sans parvenir à ce jour à accéder au statut de membre.

Ces exemples démontrent que l'exercice des compétences respectives de l'État et des autorités calédoniennes implique nécessairement et quotidiennement une collaboration étroite. Néanmoins, dans la perspective de l'indépendance qu'il défend, M. Paul Neaoutyine, président de l'assemblée de la province Nord, a regretté devant vos rapporteurs que le transfert des compétences régaliennes ne soit pas d'ores et déjà préparé par l'État en cas d'accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie.

L'État ne peut pas davantage se désintéresser totalement des compétences transférées.

d) Un magistère d'influence toujours présent

L'État ne se réduit cependant pas aux prérogatives que lui conserve la loi organique. En Nouvelle-Calédonie, la perte de pouvoir de l'État est largement compensée par le maintien de son influence.

Vos rapporteurs ont pu constater, au fil de leurs échanges, que l'État, notamment à travers son représentant sur place - le Haut-Commissaire de la République -, conserve une autorité morale qui n'est pas remise en cause. Arbitre au-dessus de la mêlée, il apparaît comme le gardien des grands équilibres qui fondent l'Accord de Nouméa.

Ce rôle est attesté par la place qu'occupe le Haut-Commissariat dans la résolution des conflits sociaux. Les derniers accords entre partenaires sociaux et dirigeants politiques ont ainsi été conclus, pour l'essentiel depuis 2010, sous l'égide du représentant de l'État. Lors de son audition, M. Paul Neaoutyine, président de l'assemblée de la province Nord, résumait ainsi cet état de fait : « En Nouvelle-Calédonie, tous les conflits sociaux mènent au Haut-Commissariat ».

En 2013, nos collègues députés dressaient un constat que vos rapporteurs pourraient renouveler : « Paradoxalement, alors que les compétences de l'État tendent à devenir résiduelles, notamment en matière économique et sociale, la mission observe qu'une forte attente subsiste à son égard. En effet, l'État est aujourd'hui perçu comme un partenaire fiable et impartial. » M. Gaël Yanno, président du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, le résumait par la formule suivante : « moins l'État a de compétences, plus il a d'influence ».

Notre collègue Pierre Frogier a même souhaité que l'État reste un acteur à part entière du processus en cours en Nouvelle-Calédonie, en tant que signataire de l'Accord de Nouméa, redoutant que pour affirmer son impartialité, il ne s'en remette aux acteurs locaux alors qu'il devrait initier des solutions.


* 1 Le dernier comité des signataires s'est tenu à l'hôtel Matignon le 3 octobre 2014.

* 2 Rapport d'information n° 593 (2010-2011) de MM. Christian Cointat, et Bernard Frimat au nom de la commission des lois, Nouvelle-Calédonie : le pari du destin commun , 8 juin 2011 (ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2010/r10-593-notice.html )

* 3 Rapport d'information n° 1411 (XIV ème législature) de MM. Jean-Jacques Urvoas, Dominique Bussereau et René Dosière, 9 octobre 2013.

* 4 Lettres de mission du Premier ministre du 25 juin 2014.

* 5 Selon l'article 52 de la loi organique, les provinces ne peuvent instituer des impositions que si elles ne sont pas assises sur le chiffre d'affaires, sur le revenu des personnes physiques, sur le bénéfice des personnes morales ou sur les droits et taxes à l'importation et avec un taux dont les limites sont fixées par le Congrès.

* 6 Pierre Messmer, Premier ministre, adressait une lettre le 19 juillet 1972 à Jean-François Deniau, secrétaire d'État aux DOM-TOM, dans laquelle il indiquait notamment que « à long terme, la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire ».

* 7 Le Congrès de la Nouvelle-Calédonie compte 54 membres : 7 membres de l'assemblée de la province des îles Loyauté, 15 membres de l'assemblée de la province Nord et 32 membres de l'assemblée de la province Sud.

* 8 Articles 105 et 107 de la loi organique du 19 mars 1999.

* 9 Article 110 de la loi organique du 19 mars 1999.

* 10 Article 95 de la loi organique du 19 mars 1999.

* 11 Article 118 de la loi organique du 19 mars 1999.

* 12 Article 103 de la loi organique du 19 mars 1999.

* 13 La présidence du gouvernement étant revenue à une membre du gouvernement non-indépendantiste, Mme Cynthia Ligeard, la vice-présidence est réservée à un membre du gouvernement indépendantiste.

* 14 Rapport d'information de MM. Christian Cointat et Bernard Frimat, précité.

* 15 Par circulaire du 18 mars 2013, la Garde des sceaux a fixé les orientations de politiques pénales spécifiques pour la Nouvelle-Calédonie en invitant à recourir plus largement aux mesures alternatives aux poursuites pénales, en limitant le recours à l'incarcération ainsi qu'en favorisant l'aménagement de peines, la très grande majorité des peines prononcées localement étant de courte durée.

* 16 Avis n° 162 (2013-2014) de M. Christian Cointat, au nom de la commission des lois, 21 novembre 2013. Cet avis est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/a13-162-3/a13-162-3.html

* 17 À titre d'exemple, l'article 87 de la loi organique du 19 mars 1999 prévoit que les peines d'emprisonnement prévues par le Congrès de la Nouvelle-Calédonie n'entrent en vigueur qu'après leur homologation par la loi.

* 18 Le nouvel accord de siège entre la France et la Commission du Pacifique Sud a été signé en 2003 par le président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie sur habilitation du ministre des affaires étrangères, après que le gouvernement local a été associé à sa négociation.

* 19 À ce jour, seul un délégué a été désigné à Auckland.

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