Témoignage d'Yvette Roudy, ministre des droits de la femme de mai 1981 à mars 1986

LA PARITÉ, UN COMBAT INACHEVÉ

Je remercie la délégation aux droits des femmes du Sénat de m'avoir invitée à participer à ce débat, à l'occasion du soixante-dixième anniversaire du premier vote des femmes en France. L'accession des femmes aux droits politiques est récente - ma propre mère ne votait pas - ce qui explique le retard que l'on observe encore dans l'exercice de ces droits, comme dans de nombreux domaines.

La reconnaissance des droits politiques des femmes marque l'aboutissement d'un long combat, d'une lutte du mouvement des femmes, que je fais remonter à Olympe de Gouges. À l'automne, elle entrera symboliquement à l'Assemblée nationale, où un buste à son effigie sera installé dans la Salle des pas-perdus, à l'emplacement même où tous les députés doivent passer et où les journalistes s'arrêtent. Par conséquent, celle qui n'a pas pu monter à la tribune de l'Assemblée de son vivant pourra désormais porter un regard sur nos députés. Cette avancée est à porter au combat des féministes qui se sont battues en vain pour qu'elle puisse entrer dans le lieu des Immortels.

Le mouvement des femmes a toujours été accompagné de quelques hommes, plus sensibles qui avaient tout simplement moins peur des femmes que les autres. Les hommes politiques avaient, dans leur grande majorité, surtout peur de perdre « leurs » sièges... Pourtant, nous savons bien qu'il n'est pas de démocratie sans partage.

Je remarque que nous avons obtenu le droit de vote grâce à la volonté d'un général, qui l'a accordé par Ordonnance. Si tel n'avait pas été le cas, nous y serions encore ! Les députés et sénateurs continueraient de s'interroger gravement pour savoir s'il est important de faire entrer ces êtres « immatures », « difficiles » et « caractériels » dans les institutions publiques.

Nous pouvons nous interroger sur les raisons du retard français, alors que les pays scandinaves, l'Espagne et la Grande-Bretagne avaient depuis longtemps reconnu aux femmes leurs droits politiques. La Grande-Bretagne avait d'ailleurs décidé en 1928 34 ( * ) d'ouvrir le droit de vote aux femmes du fait de l'exemplarité du travail qu'elles avaient fourni pendant la guerre.

Les Françaises avaient pourtant fourni autant de travail. Elles avaient véritablement fait marcher le pays : rentré les moissons, élevé les enfants, soutenu les soldats, assuré le fonctionnement des usines d'armement... Il fut d'ailleurs très difficile, à la fin de la guerre, de les faire rentrer à la maison.

Les Britanniques ont eu ce geste fort. « Elles l'ont gagné », a-t-on entendu à l'époque. Pendant ce temps, en France, les « lois scélérates » de 1920 interdisaient aux femmes le droit d'interrompre une grossesse.

Dès lors, n'existerait-il pas un « cas » français ? J'ai été militante féministe et militante politique. J'ai longtemps fréquenté le milieu politique. J'ai vécu au milieu des hommes et observé leurs réactions. Il existe en France un machisme particulier. Il y a bien un « cas » français.

Le sujet des droits des femmes est un sujet politique. Il faut que les femmes se battent pour obtenir des lois. Les féministes des partis ne doivent pas relâcher la pression.

Je laisse à nos politologues le soin de réfléchir sur ce « cas » français. Je pense pour ma part que la loi salique et les hommes de la Révolution ont une lourde responsabilité à cet égard, comme l'a d'ailleurs très bien démontré Olympe de Gouges. Lorsque je me suis battue pour obtenir une loi sur la parité, je ne manquais pas de rappeler qu'une loi interdisait jadis aux femmes d'accéder aux droits politiques et que dès lors, il serait logique qu'une loi leur permette cet accès.

Le « cas » français a, certainement, beaucoup freiné cette accession. Pour vous en rendre compte, je vous invite à lire les interventions des députés à la tribune entre les deux guerres : « ce n'est pas le bon moment » (ça ne l'est jamais !), « les femmes ne sont pas prêtes », « il faut les former », disaient-ils.

Les hommes, eux, sont bien sûr naturellement doués pour la politique...

Lors de mon premier mandat à la mairie de Lisieux, j'ai demandé un groupe paritaire. La loi sur la parité n'existait pas encore. Toutes les femmes que j'ai sollicitées m'ont demandé de quelle manière elles pourraient se former. Pas un seul homme ne m'a posé la question...

Parmi les autres arguments entendus à l'époque, nous retrouvons des phrases telles que : « Elles ne le demandent pas », « Il n'y a pas de mouvement social qui le justifie», « Elles vont amener le chaos », et bien sûr, la meilleure : « C'est contraire à leur nature », selon une argumentation naturaliste tenace.

Nous pouvons nous interroger sur ce que les femmes ont fait de leur droit de vote. J'ai entendu dire récemment, mais peut-être s'agit-il d'une idée fausse, que les femmes votaient moins que les hommes. La politique ne les intéresserait plus. Si tel est le cas (ce qui reste à prouver), je pense cela ne traduit pas un désintéressement de la politique en général, mais de la politique qu'on leur propose.

J'en viens à présent à la parité, dont l'idée nous vient, comme souvent, de l'Europe. Il faut aussi rappeler que l'Europe est également à l'origine de la mise en place des délégations aux droits des femmes au Parlement.

En 1992 est signée la Charte d'Athènes, un texte très court - je m'en suis servie comme carte de voeux - qui souligne que la démocratie impose la parité. Cette charte demande une répartition équilibrée des pouvoirs publics et politiques entre femmes et hommes, revendique une égalité de participation des femmes et des hommes à la politique et souligne la nécessité de procéder à des modifications profondes dans les pays membres de l'Union européenne afin d'assurer l'égalité. La Charte d'Athènes a soulevé un immense espoir parmi les féministes européennes, mais les partis politiques sont restés sourds à cet appel de l'Europe.

Comment dès lors réveiller les partis politiques ? Les associations féminines et féministes ont un certain pouvoir, que d'ailleurs elles sous-estiment. Elles ont la capacité de rappeler à l'ordre les députés et sénateurs qui nous représentent.

En 1996, cette possibilité étant inexistante, j'ai pensé qu'il convenait de créer un choc politique inédit. J'ai donc contacté Simone Veil, que j'avais connue au Parlement européen. Simone Veil est une féministe. Lorsque je lui ai proposé de signer un manifeste, elle m'a accueillie avec beaucoup d'enthousiasme. J'ai également sollicité Édith Cresson, qui à l'origine n'était absolument pas féministe, mais qui l'est devenue, considérant la manière dont elle avait été traitée. Les « conversions tardives » au féminisme sont parfois les meilleures !

À l'époque, nous ne comptions que 5 % de femmes sénatrices et maires et 6 % de députées.

Dix femmes, cinq de droite et cinq de gauche, toutes anciennes ministres, ont signé le Manifeste des dix pour la parité 35 ( * ) . Celui-ci comprenait sept points de revendication :

1. une politique volontariste des partis, des gouvernements et des associations féminines conjugués, en s'appuyant sur des quotas et sur l'adoption d'un scrutin proportionnel, même partiel, pour les élections ;

2. la limitation drastique du cumul des mandats et des fonctions, pour un meilleur partage du pouvoir ;

3. le financement des partis politiques en fonction du respect de la parité par leurs instances dirigeantes et leurs élus - pour ma part, je leur supprimerais totalement leurs subventions s'ils ne la respectent pas ;

4. la nomination volontaire de femmes à des postes de responsabilité ;

5. l'adoption d'une législation sur le sexisme comparable à celle sur le racisme ;

6. la modification de la Constitution, si cela est nécessaire, pour introduire des discriminations positives ;

7. et pourquoi pas un référendum sur le sujet ?

Lionel Jospin, qui a largement puisé dans nos propositions, croyait qu'il faudrait dix ans pour atteindre la parité. Cela fait vingt ans maintenant, et il reste encore beaucoup de chemin à parcourir 36 ( * ) .

Aujourd'hui, je tenais à attirer votre attention sur un recul considérable des droits des femmes. Actuellement, la loi sur l'égalité professionnelle, à laquelle je suis personnellement très attachée, est en train d'être vidée de son contenu 37 ( * ) . Le ministre du travail m'a assuré qu'un amendement permettrait de régler la situation. Or aucun des amendements en préparation n'est susceptible de le faire.

Je vous remercie.

PAUSE

Les vidéos ci-après sont projetées :

Jeanine Alexandre-Debray dans
« Les femmes et la politique »
Liberté de l'esprit du 16 octobre 1958
Réalisateur : Arnaud Desjardins
Présentateur : Pierre Corval (1 er extrait)

Marie-Madeleine Dienesch dans
« Sept femmes députées : histoire du vote des femmes »
26 janvier 1963
Journaliste : Danièle Breem

Louise Weiss dans
« Les femmes et la politique » - Liberté de l'esprit du 16 octobre 1958
Réalisateur : Arnaud Desjardins
Présentateur : Pierre Corval (2 ème extrait)

Micro-trottoir rue Mouffetard à Paris dans
« Enquête sur les prochaines élections »
Journal télévisé nuit du 16 octobre 1958
Journaliste : Jacqueline Baudrier

Édith Cresson, Marcelle Devaud, Marie-Claude Vaillant-Couturier dans
« Aux urnes citoyennes, 1944-1994 »
Les brûlures de l'histoire du 12 avril 1994
Réalisatrice : Elisabeth Kapnist
Présentatrice : Laure Adler

Germaine Poinso-Chapuis dans
« Les problèmes de la condition féminine en politique »
Émission radiophonique du 12 mars 1852 sur la chaîne nationale
Journaliste : Lise Elina


* 34 Les femmes britanniques âgées de plus de trente ans ont obtenu le droit de vote en 1918 ; c'est en 1928 que le droit de vote a été étendu en Grande-Bretagne aux femmes dès l'âge de vingt-et-un ans.

* 35 Ce texte est reproduit en annexe au présent volume d'actes.

* 36 À ce jour (septembre 2015), nous n'avons atteint 30 % de femmes ni à l'Assemblée nationale ni au Sénat (note de Mme Yvette Roudy).

* 37 Mme Roudy évoque les dispositions du projet de loi relatif au dialogue social et à l'emploi, alors en discussion (il a été adopté définitivement par l'Assemblée nationale en juillet 2015). La mise en cause du rapport de situation comparée par ce texte était très contestée au moment du colloque.

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