B. AUDITION DE MM. NICOLAS JACHIET, PRÉSIDENT, DENIS BERTEL, PRÉSIDENT DU BUREAU INFRASTRUCTURES ET CHRISTOPHE LONGEPIERRE, DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL ADJOINT DE SYNTEC-INGÉNIERIE

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Notre mission commune d'information adopte une vision très pragmatique.

Comment faire plus simple, mieux, plus rapide et moins cher en matière de commande publique ? Quels sont les éventuels pièges de la transposition des directives européennes ? Nous ne souhaitons pas réécrire la loi ni rédiger des amendements en masse sur le futur projet de loi de ratification. Mais aurait-on oublié un point qui serait utile au fonctionnement de notre économie et des PME en particulier ? On assimile souvent les marchés publics au BTP, mais leur part est surtout importante au niveau des collectivités territoriales...

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Comment améliorer l'efficience de l'achat public pour les produits et services sur mesure, et quelles sont les bonnes et les mauvaises pratiques en la matière ? Quel jugement portez-vous sur les nombreuses innovations des directives 2014, susceptibles de modifier les conditions de l'achat public dans le domaine du « sur mesure », comme la procédure concurrentielle avec négociation ou les partenariats d'innovation ? Faut-il aller plus loin ? Comment faciliter l'accès des PME à la commande publique ?

M. Nicolas Jachiet, président de Syntec-Ingénierie - Nous sommes heureux de nous exprimer devant vous sur ce sujet fondamental pour notre profession.

Les sociétés d'ingénierie réalisent des études de conception d'ouvrages, d'aménagements, d'équipements et supervisent leur réalisation. Traditionnellement elles assurent la maîtrise d'oeuvre, mais leur rôle se diversifie, avec de l'assistance à maîtrise d'ouvrage ou du conseil en maîtrise d'oeuvre. Elles interviennent en contrat de conception-réalisation, en partenariat public-privé (PPP) ou dans d'autres cadres. Selon l'Insee, le secteur réalise un chiffre d'affaires de 45 milliards d'euros et compte 350 000 salariés. Notre syndicat a 250 adhérents - pour moitié des entreprises de moins de 250 salariés - réalisant un chiffre d'affaires de 12,5 milliards d'euros et rassemblant 100 000 salariés. Toutes ne travaillent pas pour le secteur public, mais aussi pour l'industrie privée. Elles réalisent ensemble un chiffre d'affaires de 5 milliards d'euros en répondant à des commandes publiques. Nous conseillons aussi les acheteurs publics sur la façon de conduire leurs marchés.

De plus en plus d'entreprises - grands groupes mais aussi PME - gagnent des marchés à l'international grâce à leurs références sur le marché national. Si celui-ci s'essouffle, le développement international peut être compromis. Le niveau de la commande publique est notre principal problème, plutôt que le droit des achats publics.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Je ne suis pas certain que notre mission puisse vous aider sur ce point !

M. Nicolas Jachiet, président de Syntec-Ingénierie - La commande publique a diminué de 6% l'année dernière et les chiffres sont du même ordre pour cette année. Aux difficultés budgétaires s'ajoutent les cycles électoraux, ou la réforme ferroviaire qui a pour conséquence de limiter le recours à de l'ingénierie externe. Cette réduction atteint même 20 à 30% dans les secteurs de l'eau ou de l'aménagement urbain, avec une forte pression sur les prix des entreprises voulant conserver leur activité ou leurs emplois. C'est souvent le moins-disant qui l'emporte. Les projets d'ordonnances réaffirment clairement la règle du mieux-disant pour les acheteurs soumis aux règles européennes, c'est une bonne chose. D'autant que les critères d'attribution peuvent désormais englober tout le cycle de vie de l'ouvrage, et l'ensemble des coûts dans la durée. Autre point positif dans les ordonnances, l'évaluation des choix de procédure. Des règles plus solides sont également fixées concernant le recours au contrat de partenariat.

Néanmoins nous percevons une volonté de généraliser les contrats globaux, ce qui nous inquiète. Ils ne sont pas synonymes de simplification. Les PPP non plus. Ils supposent que le projet soit finalisé, intangible, lors de sa signature, afin d'éviter les risques de contentieux. Cette rigidité suppose de fixer des propositions de prix tenant compte de tous les risques et des facteurs susceptibles de renchérir le coût par des changements en cours de route, aussi légitimes soient-ils. C'est dans certains cas un facteur de renchérissement. Il donne une position de force aux grandes entreprises du BTP. La généralisation des contrats globaux n'est pas une bonne idée.

M. Martial Bourquin, rapporteur . - La directive promeut l'allotissement.

M. Nicolas Jachiet. - L'allotissement favorisera la place des PME dans les marchés publics : tant mieux !

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Allons plus loin : de grandes entreprises - y compris nationales - considèrent que l'allotissement est cher et non souhaitable...

M. Nicolas Jachiet. - Certains accords-cadres sont trop allotis, avec des lots trop petits. Vérité d'un côté...

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Quelle serait la bonne mesure ?

M. Denis Bertel, président du Bureau Infrastructures de Syntec-Ingénierie - Ne soyons pas dogmatiques, nous parlons de travaux. L'allotissement doit répondre à une logique physique ou économique, pour un ouvrage simple qui peut facilement être divisé en lots, mais doit être évité lorsqu'il faut conserver une cohérence d'ensemble.

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Mieux vaut ne pas allotir un marché de construction de pont !

M. Georges Labazée . - En tant que membre d'une commission d'appel d'offres et ancien président de conseil général, je connais ce sujet. Le mécanisme des avenants nuit depuis longtemps à la mise en oeuvre des opérations. Les contrats globaux en comportent d'innombrables, qui se traduisent par autant de dépassements. Avec l'allotissement, on colle mieux à l'objectif. Qu'en pensez-vous, vous qui pilotez l'ingénierie et évitez des erreurs à vos clients ?

M. Nicolas Jachiet. - Les avenants sont justifiés pour faire face à une évolution du projet, non pour compenser un prix initialement trop bas. En théorie, les contrats globaux ne comportent pas d'avenants car tout doit être prévu en amont pour éviter les risques de contentieux, avec un projet intangible à la signature - ce qui n'est pas toujours possible : des usagers importants font état tardivement de leurs besoins, dans la construction d'un hôpital.

M. Denis Bertel. - On rencontre trois types d'avenants : ceux qui résultent d'une conception bâclée ; ceux dus à une évolution du programme voulue par le maître d'ouvrage lui-même - parfois en raison d'une mauvaise étude préalable ; ceux relatifs à des aléas géotechniques ou climatiques survenant en cours de chantier et imprévisibles. Mais on peut toujours réduire les risques par des études approfondies.

M. Nicolas Jachiet. - Pour limiter le nombre d'avenants, on peut intéresser la maîtrise d'oeuvre au coût final : elle obtient une prime si elle respecte les coûts prévus.

M. Denis Bertel. - On nous donne souvent des pénalités, plus rarement des primes !

M. Philippe Bonnecarrère, président . - L'innovation dans vos métiers est-elle une vraie ou une fausse bonne idée ?

M. Nicolas Jachiet. - C'est une très bonne idée pour motiver les ingénieurs et apporter de nouvelles solutions, même si l'innovation peut être aussi facteur de risques - qui doivent être acceptés par le maître d'ouvrage. Malheureusement, si les outils juridiques existent pour encourager l'innovation, comme dans le domaine des routes, ils sont de moins en moins employés.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Vos adhérents vous font-ils remonter des remarques sur les prix, les modalités de paiement, les délais ?

M. Nicolas Jachiet. - Sur les prix, bien sûr. Les outils juridiques existent pour faire respecter les délais de paiement mais ils sont parfois détournés - des administrations demandent par exemple que la facture soit refaite, et le délai de paiement ne commence à courir que quand tel a été le cas... Assurons des pratiques loyales !

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Nos voisins européens, qui doivent aussi transposer la directive, agissent-ils différemment ? En avez-vous de bons échos ?

M. Nicolas Jachiet. - Nos adhérents travaillent davantage, à l'international, dans les pays émergents, plus dynamiques, que dans les pays de l'Union européenne qui comptent déjà de nombreuses entreprises - même si nous avons des contacts avec les autres pays européens.

Les choix occidentaux sont souvent « quality-based », fondés sur la qualité. Au Royaume-Uni par exemple, l'analyse est rigoureuse et les offres étudiées selon leur qualité. Le dispositif est très structuré.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Les acheteurs ont-ils une plus grande expertise, ou les sociétés de conseil sont-elles plus performantes ?

Nicolas Jachiet. - Le conseil en ingénierie est développé, et la maîtrise d'ouvrage puissante.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Bref, une culture plus qu'une méthode ?

M. Nicolas Jachiet. - Et plus qu'une organisation législative spécifique.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Pouvez-vous nous en dire plus sur l'ingénierie ferroviaire ? Nous avons parfois des échos contradictoires...

M. Nicolas Jachiet. - Revenons à l'historique : Réseau ferré de France (RFF) a été créé à la fin des années quatre-vingt-dix. Cette petite structure avait la maîtrise du réseau, tandis que les équipes demeurées dans SNCF Infra conservaient les travaux. La maîtrise d'oeuvre de nouvelles lignes était ouverte à la concurrence, comme la ligne à grande vitesse (LGV) Est. Nos adhérents sont intervenus pour l'ingénierie de l'infrastructure - les voies - puis sur la ligne Rhin-Rhône. L'ingénierie des travaux sur l'existant a ensuite été ouverte à la concurrence et certains de nos adhérents ont remporté des contrats - y compris de délégation de maîtrise d'ouvrage.

Depuis deux ans, avant même la réforme, M. Rapoport a dirigé le rapprochement entre la SNCF Infra et RFF. Les futurs projets concerneront presque uniquement la rénovation du réseau existant, sur laquelle nos adhérents ont développé des compétences mais que le corps social de la SNCF considère comme un domaine réservé. Les commandes à l'ingénierie privée diminuent.

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Invoque-t-on un argument de sécurité ?

M. Nicolas Jachiet. - Oui mais chez nos voisins, l'ingénierie est conduite par le secteur concurrentiel, sans davantage de problèmes de sécurité...

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Une grande entreprise préfère généralement externaliser son ingénierie, qui lui coûterait plus cher en interne.

M. Nicolas Jachiet. - Mais les compétences existent au sein de la SNCF, même si celle-ci est un peu renfermée sur elle-même. La rénovation du réseau existant est un énorme enjeu, or des responsabilités trop dispersées posent des problèmes de sécurité et rallongent les délais - chacun souhaitant avoir son mot à dire. Nous dialoguons pourtant avec SNCF Réseau  qui, pour répondre à des besoins ponctuels, n'a peut-être pas intérêt à embaucher des gens qui resteront quarante ans dans l'entreprise....

M. Denis Bertel. - Nous travaillons pour les secteurs du nucléaire ou de l'aéronautique, où les questions de sécurité sont importantes également. Là encore, l'ingénierie externe est plus sollicitée dans des pays comme l'Allemagne ou les Pays-Bas, sans poser davantage de problèmes.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Achat public et achat privé sont-ils si différents ?

M. Nicolas Jachiet. - L'achat privé est souvent moins normé et certains contrats sont récurrents entre un client satisfait et son fournisseur, tandis que pour des raisons de transparence, l'achat public recourt plus régulièrement à une mise en concurrence.

Néanmoins les différences ne sont pas si importantes : j'entends mes collègues travaillant avec le secteur privé se plaindre du durcissement des prix, des conditions du contrat ou des difficultés de sous-traitance, pour lesquels on recourt à la médiation inter-entreprises.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Les procédures de marchés publics sont souvent considérées comme trop lourdes. Est-ce encore le cas ? Le document unique de marché européen (DUME) vous satisfait-il ou, parce qu'il est nouveau, engendre-t-il sa propre complexité ?

M. Nicolas Jachiet. - Cette réforme va dans le bon sens car les formalités sont toujours plus lourdes dans l'achat public. Il ne faut pas relâcher les efforts, nous devons être vigilants.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Avez-vous des relations avec la Commission européenne au travers de votre fédération européenne ?

M. Nicolas Jachiet. - Notre fédération en a directement, nous leur faisons confiance.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Avez-vous une ultime recommandation ?

M. Nicolas Jachiet. - L'investissement public ne doit pas supporter l'intégralité de l'ajustement des finances publiques.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Les Français considèrent souvent qu'ils ont des infrastructures publiques très perfomantes, ce que ne corroborent pas les derniers classements internationaux. Quelle est la réalité du déclassement ? Quels pays ont une meilleure infrastructure publique ?

M. Nicolas Jachiet. - Nous ne reculons pas, ce sont les autres qui avancent. Une partie croissante de notre activité concernera la rénovation des infrastructures et des réseaux ferroviaires, autoroutiers, portuaires et aéroportuaires, même s'il reste quelques infrastructures à créer, comme le métro du Grand Paris, un enjeu important.

Les États-Unis sont en retard, alors que le Royaume-Uni, malgré une diminution de l'investissement public, en a fait une priorité, avec des lignes à grande vitesse ou de nouvelles autoroutes.

M. Georges Labazée . - L'Espagne était très dynamique sur ce point : elle a bénéficié des fonds structurels européens pour construire des routes et des autoroutes, mais maintenant...

M. Nicolas Jachiet. - Les investissements sont arrêtés : le marché intérieur a chuté de 85% pour nos homologues espagnols.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Je vous remercie.

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