N° 721

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Enregistré à la Présidence du Sénat le 23 juin 2016

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation sénatoriale à l'outre-mer (1) sur la sécurisation des droits fonciers dans les outre-mer ,

Par M. Thani MOHAMED SOILIHI,

Rapporteur coordonnateur,

MM. Mathieu DARNAUD et Robert LAUFOAULU,

Rapporteurs.

(1) Cette délégation est composée de : M. Michel Magras, président ; Mme Aline Archimbaud, M. Guillaume Arnell, Mmes Éliane Assassi, Karine Claireaux, MM. Éric Doligé, Michel Fontaine, Pierre Frogier, Joël Guerriau, Antoine Karam, Thani Mohamed Soilihi, vice-présidents ; M. Jérôme Bignon, Mme Odette Herviaux, MM. Robert Laufoaulu, Gilbert Roger, secrétaires ; MM. Maurice Antiste, Jean Bizet, Mme Agnès Canayer, MM. Joseph Castelli, Jacques Cornano, Mathieu Darnaud, Félix Desplan, Jean-Paul Fournier, Jean-Marc Gabouty, Jacques Gillot, Daniel Gremillet, Mme Gisèle Jourda, MM. Serge Larcher, Nuihau Laurey, Jean-François Longeot, Mme Vivette Lopez, MM. Jeanny Lorgeoux, Georges Patient, Mme Catherine Procaccia, MM. Stéphane Ravier, Charles Revet, Didier Robert, Abdourahamane Soilihi, Mme Lana Tetuanui, MM. Hilarion Vendegou, Paul Vergès et Michel Vergoz.

SYNTHÈSE DES RECOMMANDATIONS DE LA DÉLÉGATION

SYNTHÈSE DES RECOMMANDATIONS DE LA DÉLÉGATION

Lors de sa réunion du 9 décembre 2014, la délégation sénatoriale à l'outre-mer, présidée par M. Michel MAGRAS (Saint-Barthélemy - Les Républicains) a inscrit à son programme de travail la question foncière comme sujet d'étude transversal. Cette problématique, très prégnante dans l'ensemble des outre-mer, constitue en effet l'un des verrous majeurs du développement économique et social des territoires.

Alors que le premier volet de l'étude triennale sur la question foncière traitait des domaines public et privé de l'État, le deuxième est consacré au titre de propriété ainsi qu'aux régimes d'appropriation et de gestion des terres combinant coutume, règlementations locales et droit civil.

Le rapport de MM. Thani MOHAMED SOILIHI (Mayotte - Socialiste et républicain), Mathieu DARNAUD (Ardèche - Les Républicains) et Robert LAUFOAULU (Wallis-et-Futuna - Les Républicains), adopté le 23 juin 2016, propose une vaste fresque juridique de la propriété dans les outre-mer, un voyage dans le temps identifiant le parcours de chaque territoire vers des systèmes de droit de plus en plus centrés sur l'individu et favorisant l'exploitation du foncier au service d'un développement économique territorial. Cette exploration inédite a permis d'identifier les principaux points de blocage à l'origine d'imbroglios cristallisés de longue date, en particulier le phénomène de l'indivision et l'absence de formalisme. Les 30 recommandations opérationnelles avancées visent à apurer ces situations inextricables et à sécuriser, dans le respect des identités foncières et de la singularité des trajectoires institutionnelles, un lien à la terre dont la force est une caractéristique commune des sociétés ultramarines.

*

Comme cela est régulièrement mis en exergue sur bien des sujets, la diversité des outre-mer s'illustre également en matière foncière par un large nuancier juridique , reflet des parcours historiques respectifs, des identités culturelles propres des territoires et de leurs évolutions institutionnelles différenciées.

Mais, par-delà les différences, l'attachement à la terre, la terre des ancêtres, constitue un trait commun à l'ensemble des outre-mer. Il s'agit d'un lien viscéral à forte charge symbolique et affective. La terre, pivot de l'organisation économique et sociale des sociétés ultramarines , voit son mode de gouvernance dominé par les principes de la solidarité et du consensus. La confrontation au cadre civiliste formaliste et l'irruption des logiques de profit du monde moderne ont cependant progressivement fait passer l'individu au premier plan et ont ébranlé les fondements traditionnels de la sécurité juridique . L'évolution vers l'individualisation des droits , propriété, possession ou droits d'usage, est perceptible y compris dans les environnements gouvernés exclusivement par la coutume, tels que les zones de droits d'usage collectif (ZDUC) des communautés amérindiennes et bushinengue de Guyane ou les terres familiales et claniques de Wallis-et-Futuna.

L' insuffisante prise en compte par l'État des singularités territoriales pour accompagner ces évolutions a compromis le déroulement harmonieux du processus de substitution des équilibres collectifs familiaux, villageois ou claniques par des droits fonciers individualisés et la mise en place de nouvelles garanties pour les sécuriser : le relais difficile entre ces systèmes juridiques aux fondements et logiques de fonctionnement si différents a pu déboucher sur des situations chaotiques qui se sont cristallisées, suscitant l'incompréhension et la défiance des populations, nourrissant parfois même un sentiment de spoliation.

Malgré ces vicissitudes auxquelles il est désormais urgent de remédier, une évolution vers le droit civil apparaît comme un objectif largement partagé pour favoriser le développement des territoires, une évolution non exclusive d'originalités qui sont des marqueurs de l'Histoire et respectueuse des choix d'autonomie effectués par certaines collectivités ayant la maîtrise d'un cadre juridique conforme aux principes fondamentaux de la République. Atteindre cet objectif suppose cependant la résorption d'imbroglios juridiques grevant certains territoires : l'urgence de dénouements qui sécurisent les droits et emportent l'adhésion des populations face à des conflits menaçant parfois d'exploser violemment nécessitera sans doute, dans certains cas, une période de transition et en tous cas des solutions audacieuses pour apurer les situations inextricables. Telle est la ligne de conduite que se sont assignée vos rapporteurs, dans la plus pure tradition sénatoriale qui, sans perdre de vue l'orthodoxie, s'attache à proposer des solutions novatrices et différenciées sur le fondement d'analyses pragmatiques de terrain.

I. - L'INDIVISION, UN FLÉAU ENDÉMIQUE LARGEMENT RÉPANDU OUTRE-MER

A - Un phénomène qui entrave le développement des territoires par son ampleur

La Guadeloupe, la Martinique et Saint-Martin dans l'arc antillais, Mayotte et La Réunion dans l'océan Indien ainsi que la Polynésie française dans le Pacifique sont des territoires fortement impactés par l'indivision qui contribue au gel du foncier . Pour une bonne part, les situations d'indivision sont devenues inextricables car résultant de dévolutions successorales non réglées et parfois même non ouvertes sur plusieurs générations. Ainsi, en Martinique, 26 % du foncier privé est géré en indivision et 14 % supplémentaires correspondent à des successions ouvertes. À Mayotte, le territoire de certaines communes se trouve presque intégralement en situation d'indivision : les 3/4 du village de Chiconi sont ainsi couverts par deux titres fonciers établis dans les années 1960. En Polynésie française, les nombreuses indivisions réunissent parfois des centaines d'indivisaires à la faveur de successions non liquidées depuis quatre à cinq générations et alimentent l'abondant contentieux des « affaires de terre ».

Ces indivisions stérilisent une grande partie du foncier disponible sur des territoires insulaires où celui-ci est rare. L' activité économique , tout comme la politique d'équipement des collectivités, puisque la carence de titres fait obstacle à toute expropriation et empêche les prélèvements fiscaux, en sont entravées .

B - Un phénomène qui sanctionne l'insuffisante prise en compte des spécificités ultramarines

Du fait de l'importance culturelle du lien à la terre, l'indivision est souvent vécue outre-mer comme une protection évitant la dislocation du patrimoine familial . C'est également une valeur refuge pour des familles aux revenus souvent modestes, dans la mesure où elle permet aux indivisaires non identifiés de ne pas s'acquitter des impôts fonciers et de s'exonérer des droits de succession. Une gestion indivise informelle est en outre en harmonie avec les modes de fonctionnement traditionnels.

C - Des pistes pour alléger le contentieux foncier dans les DOM soumis au droit commun

Outre une action pédagogique permettant une meilleure acculturation des populations sur les avantages offerts par les outils du droit civil, délivrée par les professionnels du droit mais aussi les autorités publiques, il pourrait être préconisé, afin de fluidifier et d'alléger le contentieux foncier, de :

1. Clarifier, à l'article 1365 alinéa 3 du code de procédure civile, les modalités de recours à l'expert pour évaluer les immeubles indivis afin de faciliter l'action du notaire et d'éviter l'intervention du juge et faciliter la désignation d'un représentant des ayants droit défaillants prévue à l'article 1367 alinéa 2 du même code en dressant une liste de personnes susceptibles de remplir cette fonction

2. Pour les indivisions dont la gestion est paralysée par le nombre pléthorique des indivisaires et l'incapacité à identifier l'ensemble des ayants droit, comme cela est fréquent en Polynésie française ou à Mayotte, prévoir des règles de majorité allégée et une caducité du droit de recours en annulation des indivisaires n'ayant pas pris part aux actes de gestion.

II. - MAYOTTE : L'URGENCE À SORTIR DE L'IMPASSE

Ce jeune département, où l'état civil est établi depuis peu, reste très imprégné des règles traditionnelles héritées de coutumes africaines et du droit musulman ; la marche vers le droit civil y est laborieuse et entravée par une multitude de facteurs tels que l'absence d'acculturation d'une population dont une faible part maîtrise le français, l'impact du fait migratoire qui génère un flot continu d'occupations illicites, la confusion et le sentiment d'injustice semés par les règles asymétriques d'appropriation des terres depuis le traité de rattachement de Mayotte à la France en 1841 et le décret du 4 février 1911 ainsi que la cohabitation de plusieurs systèmes normatifs et autorités de régulation. Une sédimentation juridique complexe et la conciliation difficile entre légitimité traditionnelle et légalité positive débouchent sur une situation actuelle grevée par l'ampleur inédite du phénomène indivisaire sur plusieurs générations et la carence de titrement des terres , que l'État n'a pas pris soin d'apurer avant de transmettre au Département, en 2006, la compétence de gestion du foncier.

Si la convergence vers le droit commun en matière foncière s'est amorcée avec l'établissement d'un cadastre en 1992 et la réforme de régularisation foncière à partir de 1996, le mouvement marque le pas contrairement à ce qui aurait dû résulter d'un passage au statut départemental. L'imbroglio actuel constitue un obstacle majeur au développement de Mayotte : l' absence de sécurité juridique décourage l'investissement en limitant notamment la capacité d'emprunt des personnes et le défaut de titrement obère les finances locales et stérilise les opérations d'aménagement du territoire. À défaut d'avoir été correctement préparé, l'accès au droit commun et à ses garanties est aujourd'hui dans l'impasse : il ne se concrétisera pas sans quelques détours proposant une transition innovante , afin de résorber les situations inextricables et d'organiser une coïncidence des pratiques et des règles en vigueur moyennant l'adhésion de la population mahoraise. Mettant à profit la marge de manoeuvre offerte par la soustraction temporaire au principe de l'identité législative de « la propriété immobilière, l'urbanisme, la construction, l'habitation et le logement » pour faire le choix de formules audacieuses, les préconisations suivantes permettraient, au terme d'une période transitoire dont la durée pourrait être fixée à 10 ans , de rejoindre le droit commun :

3. Affirmer la résorption de l'imbroglio foncier comme une priorité stratégique de l'État et du Département de Mayotte, avec la création d'une commission de l'urgence foncière , commission ad hoc présidée par un magistrat et associant des représentants de l'État, du Département, des communes, des cadis et des professionnels du droit rôdés à la problématique foncière. Le secrétariat de cette commission serait assuré par la direction des affaires foncières et du patrimoine (DAFP). Pour le recensement des informations nécessaires à l'instruction de la régularisation , la commission tiendrait des audiences foraines en formation restreinte mais permettant d'associer les autorités locales et de recueillir les témoignages de notoriété au plus près du terrain . Afin de restaurer un climat de confiance et d'emporter l'adhésion de la population sans laquelle toute réforme sera vouée à l'échec, les témoignages pourraient être exprimés dans les langues locales.

L'état des lieux des possessions et usages ainsi réalisé ferait ensuite l'objet d'une transcription en termes civilistes , reflétant des équilibres aménagés par les liens coutumiers afin que le titrement ne soit pas un vecteur d'exclusion.

4. Instaurer une procédure de résorption des indivisions informelles « gelées » par l'existence d'un titre ancien imprescriptible : dans les cas où il existe un titre émis antérieurement à 1996 et délivré sur le fondement du décret du 4 février 1911, enregistré au livre foncier et imprescriptible, alors que son titulaire est décédé et que le terrain est livré à une indivision informelle résultant de successions non liquidées et de cessions sous seing privé non enregistrées, ouvrir à la commission de l'urgence foncière la faculté de racheter le titre et de procéder à une redistribution sur la base de l'occupation notoire et socialement acceptée sur une période de 10 ans et moyennant l'indemnisation des héritiers non occupants qui se seront manifestés avant l'expiration d'un délai de 5 ans

5. Par cohérence avec la procédure exceptionnelle de redistribution des terrains gelés par l'existence d'un titre imprescriptible émis antérieurement à 1996, généraliser pour la période transitoire le mécanisme de prescription acquisitive décennale pour le titrement

6. Renforcer , en les requalifiant substantiellement, les moyens humains et matériels de la DAFP (personnel d'encadrement, formation des agents, outils informatiques...), avec un apport direct d'expertise et d'ingénierie par des fonctionnaires de l'État

7. Fluidifier la procédure de régularisation sur les terrains du Département en réduisant les délais de carence jalonnant les onze étapes de la procédure et supprimer à titre transitoire les frais d'enregistrement à la conservation de la propriété immobilière (CPI)

8. Transférer les zones urbanisées de la ZPG , actuellement domaine de l'État, vers le domaine du Département , ce qui donnerait à ce dernier la pleine maîtrise pour définir une politique foncière à l'échelle du territoire et permettrait une unification des procédures de régularisation faisant bénéficier les demandeurs de la gratuité, en évitant l'aberration actuelle d'une double procédure pour les terrains partiellement inclus dans la ZPG

9. Étudier la création de certificats fonciers collectifs , permettant de formaliser une gestion de nature collective et de garantir certains droits d'usage pour les cas où le titrement individuel s'avèrerait impossible

10. Développer la culture du recours à l'acte authentique pour sécuriser les transactions immobilières et pérenniser les effets du titrement

11. Ériger en délit la non-exécution d'une décision judiciaire d'expulsion afin de garantir la protection de la propriété titrée en luttant contre les occupations clandestines

12. Soumettre à un régime de déclaration préalable la construction des « bangas » , par dérogation à l'article R. 421-2 du code de l'urbanisme, afin de faciliter l'intervention des forces de l'ordre dans la lutte contre les occupations illicites et, au-delà, contre l'immigration clandestine.

III. - WALLIS-ET-FUTUNA : SORTIR DE L'IMMOBILISME

À Wallis comme à Futuna, les terres sont exclusivement et intégralement régies par la coutume et la transmission orale ; leur inaliénabilité empêche toute possession par un étranger qui est, au demeurant, interdite. Le domaine foncier communautaire, le toafa à Wallis et les plateaux à Futuna, a aujourd'hui quasiment disparu au profit d'une répartition aux familles et aux individus effectuée par les chefferies qui n'exercent pas, en pratique, leur droit de reprise.

Si l'assemblée territoriale est compétente pour prendre des délibérations en matière coutumière et foncière, la gestion du foncier relève en réalité des autorités coutumières, les chefferies des trois royaumes d'Uvea, Alo et Sigave, agissant comme les « maîtres de la terre ». L'article 5 du statut de 1961 prévoyant l'instauration d'un tribunal local compétent pour trancher les litiges coutumiers a également été tenu en échec par l'opposition des chefferies dont les décisions sont cependant parfois contestées et privées d'effets par de simples particuliers, comme ce fut le cas pour l'agrandissement de la piste de l'aéroport de Vele à Futuna. Les crises de succession qui secouent les royaumes conduisent à une fragilisation de l'autorité coutumière qui n'est compensée par aucune régulation institutionnelle , ce qui nuit à la sécurité juridique des transactions et des investisseurs.

L'absence de cadre juridique applicable aux baux , dont la résiliation est souvent purement discrétionnaire, place les locataires en situation de précarité, ce qui stérilise toute initiative économique. L'État, comme l'Église catholique qui occupe pourtant une place centrale dans la vie quotidienne des habitants, doivent fréquemment affronter des revendications foncières , les modifications d'usage étant souvent prétexte à faire valoir un droit de retour au profit du propriétaire coutumier, y compris lorsque le nouvel usage est d'intérêt général et bénéficie à la population.

Face à cette perte de repères, à l'affaiblissement des modes de régulation traditionnels et à l'hémorragie démographique, notamment chez les jeunes, autorités coutumières et institutionnelles doivent réagir et prendre en main le destin du territoire. L'immersion dans le monde océanien auquel appartient Wallis-et-Futuna pourrait conduire à s'inspirer des modèles de tenure foncière conciliant pérennité de la coutume et sécurité des liens juridiques expérimentés à Fidji, au Vanuatu, aux îles Salomon ou encore aux Samoa. À titre prospectif et afin d'instaurer une sécurité juridique indispensable à un développement aujourd'hui à l'arrêt, vos rapporteurs soumettent aux autorités locales les suggestions suivantes :

13. Mettre en adéquation les textes et la pratique par une clarification du statut de 1961 en matière de gestion du foncier : sur la base du consensus actuel, conférer formellement aux chefferies la compétence d'attribution des terres et des usages fonciers

14. Définir un régime des baux par délibération de l'assemblée territoriale afin d'éviter, grâce à la formalisation des accords passés, la résurgence de revendications reconventionnelles, et donner aux chefferies la faculté de déléguer à un tiers agissant comme fiduciaire la gestion des baux impliquant des personnes extérieures à Wallis-et-Futuna afin de rassurer les investisseurs potentiels, sur le modèle du iTaukei Land Trust Board de Fidji

15. Créer un tribunal local écheviné , avec des assesseurs coutumiers, pour statuer sur les litiges fonciers, tout en conférant aux chefferies une fonction de médiation ou de conciliation en amont

16. Engager, au sein des chefferies, un travail de formalisation de la coutume et créer un livre foncier dans lequel serait consigné l'ensemble des droits coutumiers reconnus sur la terre.

IV. - LA POLYNÉSIE FRANÇAISE : DES SOLUTIONS EN VUE

Avec un territoire constitué de 118 îles dispersées sur une superficie vaste comme l'Europe, la situation foncière polynésienne a été marquée par un fort particularisme des statuts fonciers des différents archipels avant l'unification réalisée par le décret du 5 avril 1945 étendant l'application du code civil . Demeurent d'ailleurs quelques survivances de ces histoires foncières singulières avec notamment l'existence d'une ZPG aux Marquises et le maintien d'un régime de tenure collective gérée par un conseil des anciens à Rapa dans l'archipel des Australes.

Mais la première caractéristique de la situation polynésienne est l'abondance du contentieux des affaires de terre avec des indivisions successorales pléthoriques et une durée excessive des procédures (65 mois en moyenne en première instance, soit plus de 5 ans, le plus ancien recours datant de 1979). Il est souvent nécessaire de reconstituer la chaîne de transmission successorale jusqu'aux titres initiaux enregistrés au XIX e siècle, les Tomite .

En vertu de l'autonomie dont elle dispose en tant que collectivité d'outre-mer régie par l'article 74 de la Constitution, la Polynésie française est compétente en matière de procédure civile et de droit des obligations, donc d'indivision conventionnelle. Sans s'immiscer dans la mise en oeuvre de ces compétences, vos rapporteurs souhaitent formuler un ensemble de préconisations permettant d'optimiser l'impact des réformes en cours :

17. Rendre obligatoire, automatique et gratuite la transcription à la conservation des hypothèques de toutes les décisions de justice devenues définitives relatives aux partages judiciaires

18. Garantir la mise en place opérationnelle du tribunal foncier d'ici 2017 , doté des moyens humains (3 magistrats et 4 greffiers) et matériels nécessaires à la résorption de l'arriéré

19. Maintenir (Marquises et Îles-sous-le-Vent) et ouvrir (Australes et Tuamotu-Gambier) des sections détachées dans les archipels et organiser des audiences foraines pour garantir l'accès des justiciables

20. Faire désigner, en dehors de la direction des affaires foncières (DAF), par le Premier président de la cour d'appel, afin de garantir son impartialité, un commissaire du gouvernement de la Polynésie française devant le tribunal foncier

21. Prendre garde à conserver, au sein de la magistrature exerçant en Polynésie, les compétences requises en matière de contentieux foncier

22. Continuer à favoriser l'essor des modes alternatifs de règlement des conflits (conciliation, médiation, arbitrage, convention de procédure participative)

23. Unifier la compétence en matière d'indivision successorale et d'indivision conventionnelle au profit de la Polynésie française

24. Pour l'application de l'article 887-1 du code civil en Polynésie française, écarter la possibilité pour l'héritier omis de demander l'annulation du partage successoral , au bénéfice d'une action en indemnité

25. Sanctuariser la jurisprudence de la cour d'appel de Papeete sur le partage successoral par souches pour résorber le phénomène des indivisions pléthoriques, la nécessité du recours à ce mode de partage étant à l'appréciation du juge, de même que ses modalités

26. En l'absence d'héritiers ou d'ascendants privilégiés et pour tenir compte de la prégnance du lignage dans le modèle de la famille polynésienne, prévoir, par dérogation à l'article 757-3 du code civil, la possibilité d'une dévolution intégrale des immeubles aux collatéraux privilégiés

27. Pour l'application à la Polynésie française de l'article 831-2 du code civil relatif aux règles d' attribution préférentielle du logement , prévoir le bénéfice d'une telle attribution pour l'héritier copropriétaire se prévalant d'une occupation paisible et ancienne à titre de résidence principale

28. Afin de mieux maîtriser le contentieux des affaires de terre, modifier le code de procédure civile polynésien avec l'introduction de :

- une injonction de conclure et une clôture d'instruction d'office pour raccourcir le délai de mise en état du dossier ;

- la limitation des conditions de recevabilité de la tierce opposition ;

- le ministère d'avocat obligatoire en première instance , accompagné du redimensionnement de l'aide juridictionnelle, pour faire barrage aux pratiques frauduleuses largement répandues des agents d'affaires.

29. Conserver, à Rapa, le régime de tenure foncière sous l'autorité d'un conseil des anciens, cette exception se justifiant par l'efficacité de la régulation coutumière et l'extrême isolement de l'île

30. Arrêter le tracé exact de la zone des cinquante pas géométriques aux Marquises et préparer le transfert des espaces urbanisés de la ZPG aux communes qui le souhaitent.

V. - LA NOUVELLE-CALÉDONIE : UN MODÈLE FONCIER STABILISÉ

Selon le point 4.1 de l'Accord de Nouméa, « l'identité de chaque Kanak se définit d'abord en référence à une terre. » Cette seule citation illustre le caractère crucial de la question foncière, pivot du pacte social calédonien. La loi organique du 19 mars 1999 distingue trois grands régimes de propriété :

- la propriété privée , régie par le code civil dans sa version applicable au 1 er juillet 2013, date du transfert de la compétence en matière de droit civil. Au 31 décembre 2015, les terrains privés représentaient 16 % du territoire ;

- le domaine des collectivités , soit 55 % du territoire ;

- les terres coutumières , qui représentent 27 % du territoire et sont régies par la règle dite des 4i : inaliénabilité, incessibilité, incommutabilité et insaisissabilité , dont découle le caractère imprescriptible . Elles sont insusceptibles d'expropriation, même pour un motif d'utilité publique. Le propriétaire de terres coutumières est un titulaire collectif, le clan, la tribu ou un groupement de droit particulier local ( GDPL ) et les droits d'usage y sont décidés par l'autorité coutumière.

Apparu au début des années 1980 et doté de la personnalité morale par la loi référendaire du 9 novembre 1988, le GDPL constitue une construction juridique originale à la jonction de la coutume, qui régit son fonctionnement interne, et du droit civil, qui s'applique aux relations juridiques établies avec des tiers extérieurs ne relevant pas du statut civil coutumier. Il a connu un réel succès et permis la valorisation économique des terres coutumières. Sans être immédiatement transposable dans d'autres outre-mer, cette construction juridique n'en constitue pas moins un modèle de rencontre et de dialogue entre deux mondes aux logiques de fonctionnement très éloignées. Le recours aux baux formalisés, et notamment au bail emphytéotique, est de plus en plus fréquent sur les terres coutumières, ce qui répond à une demande forte de sécurisation des droits individuels.

Enfin, la diversité des montages juridiques et financiers mis en oeuvre pour la réalisation d'équipements collectifs ou l'installation d'entreprises sur terres coutumières montre que l'articulation entre coutume et droit commun n'est pas de nature à faire obstacle à la volonté déterminée des acteurs politiques et économiques ; vos rapporteurs ont pu en faire le constat sur le terrain, dans les trois provinces.

Des évolutions sont par ailleurs en cours en vue d'une formalisation de la coutume : l'acte coutumier a ainsi été institué par une loi du pays du 15 janvier 2007, seule loi du pays prise en matière coutumière. La transcription dans des actes des palabres coutumiers consolide les décisions prises en matière d'attribution de terrains ou de droits d'usage en évitant les contestations ultérieures. En revanche, le cadastrage des terres coutumières prévu par l'Accord de Nouméa reste une entreprise de longue haleine.

L'Agence de développement rural et d'aménagement foncier ( ADRAF ) est un autre acteur pivot de la question foncière en Nouvelle-Calédonie. EPIC de l'État, elle participe dans les zones rurales et suburbaines à la mise en oeuvre de la politique foncière d'aménagement et de développement rural dans chaque province, par des opérations d'acquisition auprès des propriétaires privés et des collectivités en vue d'attributions au titre du lien à la terre. Cette redistribution a ainsi concerné environ 1 500 hectares par an depuis 1989 . L'action redistributrice de l'agence est cependant aujourd'hui doublement freinée par le désengagement financier de l'État, le ministère de l'agriculture ayant renoncé à abonder le budget de l'agence, et par la récurrence des revendications foncières conflictuelles qui aboutissent au gel des quelque 9 000 hectares que l'agence a encore en stock . L'article 23 de la loi organique du 19 mars 1999 prévoit le transfert de l'ADRAF à la Nouvelle-Calédonie sur demande du congrès mais aucune résolution n'a à ce jour été adoptée, ni aucun calendrier.

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