EXAMEN EN COMMISSION

Mercredi 29 juin 2016, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sous la présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président, a procédé à l'examen du rapport de MM. Claude Malhuret, Claude Haut et Mme Leila Aïchi du groupe de travail sur « La Turquie, puissance émergente, pivot géopolitique ».

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La parole est aux auteurs du rapport d'information, MM. Claude Malhuret, Claude Haut et Mme Leïla Aïchi.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - « La Turquie, puissance émergente, pivot géopolitique », tel était le titre initial du rapport qui nous été demandé.

Si vous me le permettez, mes chers collègues, je souhaite faire une remarque préliminaire. Ce rapport, que Leïla Aïchi, Claude Haut et moi-même allons présenter, comporte une particularité : la situation de ce pays et de son voisinage immédiat change tellement vite que ce qui était vrai il y a quelques semaines ne l'est plus aujourd'hui - nous avons pu nous en rendre compte à mesure que nous rédigions ce rapport - et que ce que nous écrivons aujourd'hui peut même être déjà dépassé. Nous en avons malheureusement eu quelques exemples au cours des derniers jours.

Je pense tout d'abord à l'attentat d'hier. Je veux saluer la mémoire des victimes de cet effroyable attentat qui a de nouveau ensanglanté Istanbul, comme le Président de la République l'a lui-même fait hier soir. Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement d'un énième attentat car, si on l'ajoute aux multiples autres qui ont frappé la Turquie au cours des derniers mois, à la situation aux frontières et à la situation quasi insurrectionnelle du Kurdistan, la Turquie n'est pas seulement soumise à un risque récurrent d'attentats, comme c'est le cas en France ou dans d'autres pays, mais encore à un système de violence qui s'installe et qui risque de déstabiliser profondément le pays.

Le deuxième évènement majeur - imprévu, même s'il était en préparation - des derniers jours réside dans le changement de la politique étrangère turque : regrets à la Russie après de fortes tensions liées à la destruction d'un avion russe par un chasseur turc, changement des relations avec Israël, donnant lieu ce matin même à une polémique au sein du parlement israélien et nouveau langage vis-à-vis du président Sissi. Ainsi, les évènements des 72 dernières heures ou, plus largement, des derniers jours remettent en cause un rapport déjà terminé, que nous avons dû compléter.

Enfin, dernier point, le Brexit, par les changements profonds qu'il suscitera en Europe, qu'on ne connaît pas encore mais qui auront nécessairement un impact sur les relations avec les pays voisins, notamment la Turquie, ne peut pas ne pas changer la donne.

Je voulais commencer par cette remarque préliminaire pour vous demander, mes chers collègues, de bien vouloir faire preuve d'indulgence si, par hasard, des éléments nouveaux contribuaient d'ici deux ou trois semaines non à démentir nos conclusions mais à faire évoluer la situation décrite dans notre rapport.

J'en viens à notre présentation proprement dite. La Turquie est aujourd'hui, dans le contexte de la guerre syrienne et de la crise migratoire, un partenaire inévitable de l'Europe. Aussi, nous ne pouvons pas nous passer de coopérer avec elle étant donné sa position géostratégique essentielle - c'est le sens du titre initial de notre rapport.

Cette position est fondamentalement celle d'un pays pivot pour l'Europe par rapport au Proche et Moyen-Orient et à la Russie. Comme le disait un historien devant l'Assemblée nationale en 1994, « la Turquie surveille le nord, empêchant que la mer Noire devienne russe ; elle contrôle l'accès à la mer Égée ainsi que la défense de la Grèce ; elle est la première puissance régionale et stabilisatrice dans les Balkans et contrôle la Méditerranée orientale. Elle est le prolongement et le contrefort de l'Occident. »

Or, au cours des derniers mois, la voix de la France a été relativement discrète vis-à-vis de la Turquie. Dans la crise migratoire, c'est l'Allemagne qui est apparue comme le principal interlocuteur de la Turquie et l'artisan de l'accord du 18 mars dernier. En ce qui concerne la transition en Syrie, ce sont les États-Unis et la Russie qui sont les acteurs clefs de négociations, d'ailleurs aujourd'hui enlisées.

Alors que le Royaume-Uni a voté en faveur du Brexit, la France ne risque-t-elle pas d'être marginalisée sur la frange ouest du continent par une Allemagne devenue centrale et entreprenante à l'égard de ses partenaires des flancs est et sud de l'Europe ?

C'est avec cette question en tête que nous avons tenté de définir ce que devrait être la ligne de conduite de la France vis-à-vis de la Turquie, dans un dialogue et une relation qui sont, reconnaissons-le, de plus en plus difficiles après une éphémère détente. Cette ligne de conduite doit être affirmée et assumée au plan international ; elle doit nous permettre de renouer avec la Turquie, pour autant que celle-ci le souhaite car, en effet, ce pays est aujourd'hui en proie à de fortes tensions, et le pouvoir y est de plus en plus virulent à l'égard d'une Europe moins attractive qu'avant. Ainsi, le 23 juin dernier, le jour même du référendum sur le Brexit, le président Erdogan a envisagé d'organiser un référendum en Turquie sur l'opportunité de poursuivre ou non le processus d'adhésion à l'Union européenne.

Nous tenterons dans cette synthèse de répondre à trois questions. D'abord, pourquoi la Turquie semble-t-elle être passée à côté des opportunités majeures qui s'offraient à elle au début des années 2000 ? Ensuite, quelle ligne de conduite promouvoir pour ce qui concerne les relations entre l'Union européenne et la Turquie ? Enfin, quelle feuille de route la France devrait-elle suivre dans ses relations avec la Turquie, ce qui pourrait nous inciter à sous-titrer, voire à titrer, ce rapport « La Turquie, une relation complexe mais incontournable » ?

Pour répondre à la première question, je passe la parole à M. Claude Haut.

M. Claude Haut, co-rapporteur. - Pour traiter cette question, commençons par un peu d'histoire et retraçons les opportunités majeures qui se sont successivement présentées à la Turquie.

La Turquie a rejoint le camp des puissances occidentales dès 1945 : elle est entrée au Conseil de l'Europe en 1949, puis à l'OTAN en 1952 et elle a adhéré à l'OCDE en 1960 ; ce processus s'est donc étalé sur une quinzaine d'années. Le 12 juillet 1963, elle a conclu un accord d'association avec la Communauté économique européenne, la CEE, dit accord d'Ankara, qui ouvrait déjà la perspective d'une adhésion à la CEE.

Après avoir présenté sa candidature en 1987, la Turquie a obtenu en 1999 le statut de pays candidat à l'Union européenne. Les négociations d'adhésion ont démarré le 3 octobre 2005, selon un cadre qui précise toutefois que leur « issue ne peut être garantie à l'avance » et qu'elles « dépendent de la capacité d'assimilation de l'Union, ainsi que de la capacité de la Turquie à assumer ses obligations ».

Malgré cet ancrage à l'ouest, la Turquie a gardé depuis la Première Guerre mondiale un rapport ambivalent à l'Occident, au travers de ce qui a été appelé le « syndrome de Sèvres ». Ce syndrome traduit l'idée que les puissances occidentales auraient l'objectif dissimulé de diviser la Turquie à leur profit et en faveur des minorités kurde et arménienne. Le traité de Sèvres de 1920 avait en effet prévu l'existence d'un État arménien et d'un territoire autonome kurde. Ces entités ont disparu trois ans plus tard lors du traité de Lausanne qui a tracé les frontières actuelles de la Turquie.

On retrouve d'ailleurs aussi ce type d'inquiétude du côté européen avec l'« angoisse de Vienne » qu'évoquait devant nous M. Ahmet Insel voilà deux semaines, faisant référence aux deux sièges de Vienne par l'Empire ottoman, en 1529 et en 1683. Ces éléments psychohistoriques demeurent vivaces.

À partir de 2002, l'arrivée au pouvoir du parti conservateur musulman AKP - le parti de la justice et du développement - a constitué un tournant politique et une transformation sociale, sans doute la plus importante depuis la fondation de la république turque par Mustafa Kemal en 1923. Ce parti est issu du courant modernisateur qui préexistait au sein de l'ancien parti islamiste. Il a occupé le vide laissé par un modèle kémaliste en perte de vitesse, décrédibilisé par de nombreux scandales et confronté à plusieurs crises économiques successives. Réaffirmant des valeurs traditionnelles tout en prônant le développement économique et l'ancrage en Europe, l'AKP a semblé incarner, au moins pendant un temps, une synthèse des différentes composantes et aspirations de la société turque et un modèle de conciliation entre islam politique et démocratie.

Après 2002, la Turquie a connu pendant plus d'une décennie un développement économique rapide - croissance de 6,7 % par an en moyenne entre 2002 et 2007 -, accompagné d'une stabilité politique, d'une ouverture diplomatique et d'un accroissement de son pouvoir d'influence dans le monde.

Elle s'est rapprochée de ses voisins moyen-orientaux grâce à une diplomatie dite « à 360 degrés » inspirée par la vision d'Ahmet Davutoðlu, ancien universitaire devenu ministre des affaires étrangères puis premier ministre. Le fil directeur de cette diplomatie repose sur l'idée selon laquelle la Turquie doit jouer le rôle d'un pays central, contribuant à l'ordre régional, grâce à la mise en oeuvre du principe « zéro problème avec ses voisins ». Cette politique d'ouverture s'est traduite par un rapprochement avec la Syrie, l'Arménie, la Grèce et par un soutien au plan de réunification de Chypre. Elle a également conduit la Turquie à se rapprocher du gouvernement régional du Kurdistan irakien, dont elle est l'un des principaux partenaires économiques.

La Turquie s'est aussi efforcée de jouer un rôle de médiateur dans plusieurs conflits régionaux : entre la Russie et la Géorgie, entre la Syrie et Israël ou encore, conjointement avec le Brésil, dans le dossier du nucléaire iranien. Elle s'est affirmée comme l'un des leaders du monde émergent grâce à une diplomatie économique et à une politique volontariste d'aide au développement, notamment en Afrique.

L'influence, le soft power, de la Turquie s'est également développée dans les domaines religieux, éducatif et humanitaire grâce notamment au réseau du mouvement Hizmet de Fethullah Gülen, très présent à l'étranger.

La Turquie est apparue progressivement comme un modèle possible aux yeux des opinions publiques du monde arabe. Après les printemps arabes de 2011, elle s'est rapprochée des nouvelles formations politiques au pouvoir en Tunisie et en Égypte, puis elle a approuvé l'opération qui a conduit à la chute du régime libyen. Après avoir tenté une médiation auprès de Bachar Al-Assad, elle a rompu avec le régime syrien en août 2011 au profit d'un soutien à l'opposition syrienne.

Je laisse maintenant la parole à la troisième voix, Mme Leïla Aïchi, pour présenter la suite de cette synthèse.

Mme Leila Aïchi. - Abordons le second temps de la première question : la Turquie, une puissance fragilisée.

Alors que la Turquie semblait bien partie pour occuper une place de pays pivot entre l'Orient et l'Occident, la situation a basculé au début des années 2010. Elle connaît aujourd'hui une spirale de violences internes et un isolement diplomatique croissant.

La guerre syrienne a modifié le positionnement de la Turquie, qui a sous-estimé la capacité de résistance du régime de Bachar Al-Assad. Partageant une frontière de 900 kilomètres avec la Syrie, la Turquie a avant tout été guidée par la volonté de ne pas alimenter le séparatisme kurde, ce qui a réduit ses marges d'initiative et sa capacité de jouer un rôle de médiation. Elle a adopté une position très hostile aux Kurdes du PYD, qu'elle considère comme la branche syrienne du PKK. Durant nos entretiens, nos interlocuteurs ont effectivement confirmé l'existence d'un lien entre PYD et PKK ; les analyses divergent, en revanche, quant à la nature exacte de ce lien et au degré d'autonomie du PYD par rapport au PKK.

En conséquence de la priorité accordée à la question kurde, la Turquie a été accusée d'entretenir une certaine ambiguïté à l'égard de Daech, du moins jusqu'en 2015. Elle a maintenu la porosité de sa frontière à la circulation de biens et de personnes au bénéfice de Daech, et s'est ainsi éloignée de ses alliés occidentaux. Le blocus du PYD a évidemment été mal perçu par la population kurde et la communauté internationale, notamment lors de la bataille de Kobané.

Alors qu'elle est membre de l'OTAN, ce n'est qu'en juillet 2015, après l'attentat de Suruç - le premier attribué à Daech sur le sol turc -, que la Turquie a permis à la coalition de mener des frappes aériennes à partir de ses bases. Trois autres attentats, à Ankara et à Istanbul, ont depuis lors été attribués à Daech ; manifestement, c'est encore le cas pour celui d'hier.

Par ailleurs, à l'été 2015, la guerre a repris contre le PKK alors que le pouvoir turc s'était engagé dans une politique plus conciliante depuis l'appel au cessez-le-feu lancé en 2013 par le chef historique du PKK Abdullah Öcalan. Le président Erdogan espérait notamment rallier l'électorat kurde conservateur pour mener à bien son projet de présidentialisation du régime mais les élections législatives de juin 2015, lors desquelles le parti prokurde HDP a obtenu 13 % des voix, ont mis cette stratégie à mal.

En outre, le pouvoir est confronté à l'arrivée de 2,7 millions de réfugiés, syriens pour la plupart. Ceux-ci sont plutôt bien accueillis par la population mais les responsables politiques turcs chiffrent le coût de leur accueil à 10 milliards de dollars. Les coûts sociaux, les tensions sur les marchés du travail et du logement risquent d'engendrer des tensions au sein de la société turque.

La Turquie a d'autre part connu une détérioration de ses relations avec la Russie, pourtant partenaire économique majeur, après avoir abattu un avion russe à la frontière syrienne le 24 novembre 2015, bien que les relations avec ce partenaire tendent à se normaliser. Cet incident a privé la Turquie de marges de manoeuvre dans le conflit syrien. Il a incité la Russie à se rapprocher du PYD, qui a ouvert une forme de représentation, non reconnue internationalement, à Moscou. Il pourrait avoir des conséquences dans le Caucase, où la Russie et la Turquie exercent une lutte d'influence, notamment dans le conflit récemment réactivé du Haut-Karabagh.

Enfin, la Turquie connaît des relations difficiles avec l'Égypte depuis la chute du président Morsi, ainsi qu'avec l'Irak et avec Israël depuis l'assaut contre le navire Mavi Marmara, même si, encore une fois, les relations avec ces acteurs tendent à s'apaiser.

Ainsi, la diplomatie turque n'a pas atteint ses objectifs. Le gouvernement du nouveau premier ministre Binali Yýldýrým tente aujourd'hui d'inverser la tendance, en se rapprochant de la Russie et d'Israël, avec qui un accord a été conclu voilà quelques jours.

Au plan interne, le pouvoir a connu un tournant autoritaire dès 2010. Cette évolution s'est accélérée en 2013 avec la répression du mouvement contestataire de Gezi et la rupture avec le mouvement güleniste. La mise en cause de proches du pouvoir dans des affaires de corruption a conduit à de vastes mouvements dans la justice et dans la police et à l'arrestation ou à la mutation de milliers de fonctionnaires.

Le président Erdogan poursuit aujourd'hui son projet de présidentialisation du régime. Il ne lui manque que quelques voix au parlement turc pour pouvoir soumettre son projet à un référendum. Cette volonté s'accompagne d'atteintes aux libertés publiques et à la séparation des pouvoirs, dénoncées par un récent rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe : escalade de violences dans les régions sud-est, extension de l'usage de la notion de terrorisme pour punir des déclarations non violentes, atteintes à la liberté des médias, à la prééminence du droit et à l'indépendance de l'autorité judiciaire. Nous avons été alertés de cette situation par des universitaires et journalistes francophones que nous avons rencontrés à Istanbul, dont la situation personnelle est très préoccupante et dont nous saluons le courage et l'engagement.

Le 20 mai 2016, la Grande Assemblée nationale de Turquie a décidé de rendre possible la levée de l'immunité d'un grand nombre de parlementaires, notamment ceux du parti prokurde HDP, accusés de délits en lien avec le terrorisme. Cette levée d'immunité reporterait pour longtemps toute perspective de reprise du dialogue politique sur la question kurde. Elle rendrait en outre l'évolution actuelle du pouvoir difficilement réversible.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - Nous abordons, avec la seconde partie du rapport, la question de la ligne de conduite que l'Union européenne doit adopter vis-à-vis de la Turquie.

Le premier sujet réside dans l'accord du 18 mars 2016, par lequel l'Union européenne a répondu, dans l'urgence, à une situation de crise humanitaire.

Depuis 2011, Leïla Aïchi le disait, la Turquie réalise un effort considérable pour l'accueil des réfugiés syriens. Malgré un flux en constante augmentation, elle a progressivement amélioré les droits de ces réfugiés et la qualité de leur accueil. La Turquie, pays de 75 millions d'habitants, compte sur son sol 2,7 millions de réfugiés, voire davantage puisque certaines ONG évaluent leur nombre à 4 ou 5 millions de personnes. Seulement 300 000 d'entre eux sont accueillis dans les camps du sud-est de la Turquie. Plus de 150 000 enfants syriens seraient nés en Turquie depuis 2011.

L'Union européenne s'est préoccupée tardivement de cette question. Confrontée à l'arrivée d'un million de réfugiés en 2015, elle a pris des mesures exceptionnelles afin de soutenir les pays d'Europe méridionale les plus exposés, l'Italie et la Grèce. Elle s'est également tournée vers la Turquie, dans la mesure où 885 000 personnes ont franchi illégalement la frontière grecque depuis ce pays en 2015.

Une première aide financière de 3 milliards d'euros a été décidée lors du sommet du 29 novembre 2015, qui a également permis d'améliorer les conditions d'accueil des réfugiés en Turquie. La déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 organise la réadmission en Turquie de migrants arrivés en Grèce et la réinstallation de réfugiés syriens en Union européenne. Pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, un autre Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l'UE, dans la limite de 72 000 réinstallations.

Visant à casser le modèle économique de la migration, cet accord s'est accompagné d'engagements de l'UE à accélérer les négociations d'adhésion et la libéralisation des visas, promise pour juin 2016. Enfin, l'UE s'est engagée en mars dernier à accélérer le versement de la facilité de 3 milliards d'euros précédemment mise en place et à mobiliser 3 milliards d'euros supplémentaires d'ici à la fin 2018.

Quel premier bilan peut-on faire de cet accord ? Au 15 juin 2016, il a permis la réadmission en Turquie de 462 migrants irréguliers, dont 31 Syriens. Par ailleurs, 511 Syriens ont été réinstallés de la Turquie vers l'UE, soit davantage que ce que prévoit le principe « un pour un », mais ces chiffres restent très faibles. L'accord a surtout permis une diminution sensible du nombre de personnes quittant la Turquie pour la Grèce : alors que près de 2 000 migrants traversaient chaque jour la mer Égée, ce nombre est passé à une cinquantaine par jour. L'accord a donc permis de gagner du temps et de répondre dans l'urgence à un risque d'effondrement de l'espace Schengen.

Toutefois, il est très critiqué par les ONG et il présente l'inconvénient de constituer un précédent vis-à-vis d'autres pays, notamment d'Afrique du Nord, qui forment également une barrière sur les routes migratoires menant vers l'Europe, sans bénéficier des contreparties, notamment financières, octroyées à la Turquie.

À long terme, deux préalables paraissent indispensables à la résolution de la crise migratoire. D'une part, l'UE doit mieux contrôler ses frontières extérieures et parvenir à organiser plus efficacement l'accueil des réfugiés sur son sol ; d'autre part, le fragile processus de paix entre les parties au conflit syrien doit être relancé.

Notre commission a désigné un groupe de travail et le Sénat a nommé une mission d'information à qui il reviendra de formuler des propositions en vue d'une gestion à long terme par l'UE de la crise migratoire. Néanmoins, en tout état de cause, nous préconisons de bien dissocier cette question de celles des négociations d'adhésion et de la libéralisation des visas, toute forme de marchandage devant être, selon nous, exclue.

En ce qui concerne le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, les négociations n'ont pas connu d'avancée entre 2010 et 2013, la France ayant gelé les négociations sur cinq chapitres. Ces négociations ont repris en 2013 avec l'ouverture du chapitre 22 sur la politique régionale. Elles ont connu une accélération à la suite de l'accord UE-Turquie de novembre 2015, avec l'ouverture du chapitre 17 sur la politique économique et monétaire. Au total, 15 chapitres de négociation ont été ouverts. Un seizième, le chapitre 33, intitulé « dispositions budgétaires et financières », doit l'être prochainement en application de l'accord du 18 mars.

La Commission européenne a présenté, en octobre 2014 puis en novembre 2015, deux rapports comportant de nombreuses critiques sur les progrès accomplis par la Turquie sur la voie de l'adhésion à l'UE. Nos observations précédentes sur la situation des libertés publiques et de l'État de droit suggèrent que la Turquie ne respecte plus les critères de Copenhague de 1993 sur les valeurs promues par l'Union européenne.

Ainsi, étant donné l'évolution du régime turc, la question de la poursuite des négociations d'adhésion se pose. L'Union européenne est elle-même en grande difficulté à la suite du référendum britannique et ne saurait envisager cette adhésion à un horizon proche.

Dans ce contexte, certains proposent de mettre fin au processus d'adhésion au profit d'un partenariat privilégié entre l'UE et la Turquie. Toutefois, ce processus d'adhésion a été utile en ce qu'il a eu par le passé de nombreux effets - politiques, juridiques, économiques - bénéfiques. Il a notamment permis l'abolition de la peine de mort et le retour de l'armée dans les casernes, pour ne citer que les évolutions les plus emblématiques.

La tentation d'interrompre ce processus est compréhensible et semble gagner du terrain dans la classe politique. Toutefois, le faire brutalement, au moment où l'Europe est en crise et où la Turquie, pilier sud-ouest de l'OTAN, est elle-même confrontée à des crises majeures sur ses frontières et accueille des millions de réfugiés, risquerait d'ajouter une crise supplémentaire et de remettre en cause, de façon difficilement réversible et dans les pires conditions, le dialogue et la solidarité stratégique de la Turquie et de l'Europe.

Il est évident que, à ce jour, la Turquie ne remplit pas plusieurs conditions essentielles pour adhérer à l'Union européenne. Il est également évident que l'urgence est à la consolidation de l'Union, qui ne serait pas aujourd'hui en mesure d'assumer son élargissement vers un pays amené à terme à être à la fois le plus peuplé et l'un des plus pauvres d'Europe. Toutefois, fermer définitivement et dès maintenant la porte à la Turquie risquerait de rendre un peu plus irréversibles encore les évolutions qu'elle connaît et contribuerait à la fragiliser un peu plus, avec le risque d'une déstabilisation plus profonde à l'avenir, par contagion des conflits moyen-orientaux. Cela constituerait, pour l'Europe, un risque majeur du point de vue de la sécurité.

Au demeurant, l'hypothèse d'une reconfiguration de l'Europe, dont personne ne connaît encore la forme ni le contenu, à la suite du Brexit exige une certaine prudence et un délai de réflexion sur ce que nous pourrons peut-être proposer, demain, aux pays voisins.

La problématique de l'adhésion doit dans tous les cas poursuivre une logique autonome, à détacher du traitement de la question des migrations. Le niveau d'exigence, concernant l'intégration de l'acquis communautaire et des libertés publiques, doit être maintenu.

In fine, le consentement du peuple français à toute nouvelle adhésion est garanti par les dispositions de l'article 88-5 de la Constitution. Cet article, modifié par la révision constitutionnelle de 2008, prévoit que tout projet de loi autorisant la ratification d'un traité relatif à l'adhésion d'un État à l'Union européenne est soumis au référendum, sauf vote d'une motion adoptée en termes identiques par chaque assemblée à la majorité des trois cinquièmes, autorisant son adoption par le Parlement réuni en Congrès.

Dans la perspective des discussions sur l'instauration d'un régime d'exemption de visa avec la Turquie, il importe que ce pays respecte strictement les 72 critères de la feuille de route de l'UE qui date de 2013. Ces critères portent sur la sécurité des documents, la gestion des migrations, l'ordre public et la sécurité ainsi que sur les droits fondamentaux et la réadmission des migrants irréguliers. Ces critères ne sauraient être respectés simplement sur le papier, de façon formelle, par le vote de normes non réellement mises en application, comme c'est le cas actuellement pour plusieurs d'entre eux.

Par ailleurs, dans son rapport du 4 mai 2016, la Commission indique que 7 critères sur 72 ne sont pas encore conformes. Ces 7 critères sont tous essentiels. Il s'agit notamment de la lutte anticorruption, de la législation sur la protection des données personnelles, de la coopération avec Europol, de la coopération judiciaire ou encore de la révision de la législation et des pratiques dans la lutte contre le terrorisme.

Cette dernière question est particulièrement cruciale ; elle touche aux poursuites engagées contre des journalistes et universitaires, ainsi qu'aux levées d'immunités des députés de l'opposition, qui constitueraient une atteinte manifeste aux institutions démocratiques. À ce sujet, il serait positif, selon nous, d'exprimer notre solidarité à l'égard des membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie visés par cette mesure de levée d'immunité.

Le président Erdogan a refusé de modifier la législation antiterroriste, ce qui a conduit à reporter l'échéance de la libéralisation des visas. Si le pouvoir turc poursuit dans sa logique actuelle, il est peu probable que les conditions puissent être réunies à l'automne prochain. En tout état de cause, le processus de libéralisation des visas doit poursuivre son cours autonome. Le couplage avec le traitement de la question des réfugiés, sur l'initiative de l'Allemagne, n'est pas viable à long terme.

Enfin, sur la question des relations entre la Turquie et l'UE, il faut profiter d'un contexte politique actuellement favorable à Chypre pour soutenir le processus de négociations en cours entre les deux parties de l'île. En effet, le nouveau président de République turque de Chypre du nord, élu en avril 2015, est favorable au rapprochement avec la partie sud, et les élections de mai 2016 à Chypre ont confirmé le parti du président en place, également ouvert à la négociation. L'UE doit donc aider les deux parties à surmonter les principaux obstacles à la réunification : d'une part, la question des compensations à accorder aux réfugiés grecs expropriés et, d'autre part, le problème des garanties à apporter à l'accord.

À ce sujet, la détérioration des relations turco-russes n'est pas une bonne nouvelle car Chypre est proche de la Russie d'un point de vue tant stratégique qu'économique. Les regrets que vient d'adresser le Président Erdogan à la Russie comme la reprise des relations avec Israël semblent illustrer une nouvelle orientation de la politique étrangère turque, qu'il est sans doute prématuré d'analyser mais qui paraît témoigner d'une prise de conscience de la nécessité de rebattre les cartes.

Si l'on ajoute à cela le changement de ton à l'égard du président égyptien Sissi, il n'est pas douteux qu'un changement majeur de la politique étrangère turque est en train de se produire. La Turquie semble enfin réaliser que la position idéologique de volonté de leadership du monde sunnite serait avantageusement remplacée par une prise en compte de la realpolitik. Seul l'avenir nous dira si cette inflexion est destinée à se poursuivre et avec quels moyens.

Je passe la parole à Claude Haut pour aborder la troisième question annoncée en introduction.

M. Claude Haut, co-rapporteur. - Cette troisième question porte sur la feuille de route que la France devrait suivre dans ses relations avec la Turquie ; après l'Europe, la France.

Plutôt que de se focaliser sur des processus de long terme, qui doivent poursuivre leur logique autonome, il nous paraît souhaitable de tout mettre en oeuvre pour développer les solidarités concrètes avec la Turquie, en favorisant autant que possible un rapprochement politique, économique et culturel, incluant les échanges et le dialogue entre sociétés civiles. Beaucoup reste à faire de part et d'autre pour surmonter les préjugés et les difficultés objectives qui entravent la relation euro-turque.

Les relations politiques entre la France et la Turquie s'inscrivent dans une longue histoire qui remonte à l'alliance entre François Ier et Soliman le Magnifique, en 1536, considérée historiquement comme la première alliance entre un État chrétien et un empire non chrétien.

Au cours des années récentes, la relation franco-turque a été marquée par des divergences sur les questions de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et du génocide arménien. Un rapprochement s'est toutefois opéré ; le président François Hollande s'est rendu en janvier 2014 en Turquie, ce qui a donné lieu à l'établissement d'un cadre stratégique de coopération institutionnalisant la relation franco-turque.

En octobre 2014, un plan d'action conjoint pour la coopération entre la France et la Turquie a été adopté. Cette feuille de route réaffirme l'objectif d'une coopération étroite pour poursuivre le processus d'adhésion de la Turquie à l'UE et mettre en oeuvre l'accord de réadmission signé en 2013. L'objectif est de conclure le dialogue sur la libéralisation des visas.

Une coopération renforcée est mise en place dans les domaines de la sécurité, de la lutte contre toutes les formes de terrorisme, contre la criminalité organisée, et en matière d'immigration clandestine, de traite des êtres humains et de fraude documentaire. Le plan d'action conjoint comporte par ailleurs des dispositions relatives à la coopération dans le domaine de la défense, y compris entre les industries de défense, dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, ainsi que dans les secteurs de la culture, de l'éducation et de la science.

De fait, en 2015 et en 2016, dans le contexte de la lutte contre Daech, de la lutte antiterroriste et de la crise migratoire, les contacts de haut niveau se sont multipliés, au travers notamment des déplacements, en début d'année, du ministre de la défense et du ministre de l'intérieur français en Turquie.

Nous avons aujourd'hui des positions convergentes avec la Turquie sur le conflit syrien. La France condamne le PKK, qui est une organisation terroriste. Les bonnes relations qu'entretiennent la Turquie et le gouvernement régional du Kurdistan irakien montrent que le dialogue n'est pas par essence impossible entre la Turquie et une entité kurde autonome, susceptible de constituer un allié dans la région. Cela implique que le soutien apporté au PYD ne serve pas à alimenter le PKK dans sa lutte contre le pouvoir turc. En outre, ce soutien ne doit pas être exclusif mais concomitant au soutien apporté à des forces arabes syriennes.

La Turquie doit être rassurée sur la pérennité de ses frontières, étant rappelé que l'objectif de la France en Syrie est la création d'un État démocratique, unitaire, multiconfessionnel et laïque.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - La dernière partie de ce rapport concerne la relance du dialogue politique et les relations économiques.

Les négociations de Genève sont aujourd'hui dans l'impasse et la France pèse peu dans le processus. Elle doit reprendre l'initiative sur le plan diplomatique en associant mieux la Turquie, avec qui nous partageons certains objectifs. Selon nous la France devra soutenir, dès que les conditions de sécurité seront réunies, l'objectif turc d'instauration d'une « zone sûre » pour les réfugiés en Syrie, assortie d'une zone d'exclusion aérienne, afin de permettre aux déplacés de rester en sécurité dans leur pays et non pas d'être contraints de migrer.

Le dialogue politique avec la Turquie est difficile mais il doit être entretenu de façon volontariste, en évitant les tensions inutiles sur des objectifs lointains et en procédant par petits pas. Cette approche doit permettre d'avancer, y compris sur les questions les plus difficiles.

En ce qui concerne le génocide arménien, nous pensons qu'il faut tirer les enseignements de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui permet de ne pas relancer les tensions diplomatiques. La France a reconnu publiquement ce génocide par la loi du 29 janvier 2001 ; c'est désormais le processus de réflexion historique qui doit être privilégié et engagé de bonne foi par les Turcs et par les Arméniens, qui ont signé un accord en ce sens en 2009. Cela dit, cette question va sans doute resurgir après le vote du Bundestag et nous devons nous y préparer.

L'urgence est à l'application de la feuille de route existante pour la coopération entre la France et la Turquie, qui doit être considérée comme une priorité, de même que sa réactualisation régulière. Les contacts de haut niveau, ainsi que le dialogue à tous les échelons politiques et administratifs, doivent être intensifiés. La coopération dans le domaine de la sécurité, notamment les échanges d'informations et la coopération institutionnelle pour combattre toutes les formes de terrorisme, doit être renforcée.

Le développement des échanges universitaires, linguistiques et culturels est en particulier souhaitable, ainsi que le renforcement de la coopération dans le domaine de la recherche. De façon générale, l'intensification des échanges doit être favorisée en vue d'une meilleure compréhension interculturelle dans tous les secteurs d'activité.

Enfin, le dialogue stratégique sur les questions militaires entre la France et la Turquie doit être développé, étant donné l'engagement désormais commun dans la lutte contre Daech. En outre, la Turquie investit dans sa défense, ce qui ouvre des opportunités de coopération entre les industries de défense française et turque, pour créer des partenariats.

Je laisse la parole à Leïla Aïchi pour aborder, pour finir, les relations économiques entre la France et la Turquie.

Mme Leila Aïchi. - Sur le plan économique, la Turquie a connu en 2015 une croissance de 4 %. Elle est la quinzième puissance mondiale, et elle vise la dixième place d'ici au centenaire de la République turque en 2023.

En 2014, la Turquie était notre sixième client hors Union européenne. Plus de 300 entreprises françaises y sont présentes, employant plus de 50 000 personnes. Par exemple, Renault est la troisième entreprise exportatrice de Turquie et assure 52 % de la production locale de véhicules de passagers. Dix-sept équipementiers français sont implantés, ainsi que de grandes entreprises - Thales, Airbus group ou encore Air Liquide. Aéroports de Paris détient 38 % du gestionnaire aéroportuaire turc TAV, présent dans de nombreux pays.

Dans le domaine de l'énergie, Engie et EDF sont présents ; cela dit, Total a récemment annoncé la cession de son réseau et de ses activités en Turquie.

Sont également présentes en Turquie des entreprises françaises des secteurs de la pharmacie, de l'agroalimentaire, de l'assurance, du commerce et du tourisme.

Pour les entreprises françaises, la Turquie présente aujourd'hui de nombreuses opportunités. Pour répondre aux ambitions spatiales de ce pays, Arianespace, Thales Alenia Space et Airbus group ont remporté des contrats et sont bien placés pour en remporter de nouveaux.

Dans le domaine ferroviaire, plusieurs appels d'offres ont été lancés pour des trains à grande vitesse, pour lesquels Alstom est en bonne position. Un projet d'accord de coopération est en cours de négociation entre la SNCF et les chemins de fer turcs.

Des projets sont également en cours dans le secteur de la « ville durable ».

En matière d'énergie nucléaire, dans le cadre d'un accord intergouvernemental de coopération signé en 2013, le Japon et la Turquie négocient un contrat pour la construction et l'exploitation à Sinop d'une centrale nucléaire, composée de quatre réacteurs franco-japonais ATMEA-1. Dans le sud du pays, un projet de centrale est conduit par l'entreprise russe Rosatom, pour lequel des contrats de sous-traitance sont possibles avec des entreprises françaises.

Enfin, dans le domaine de la défense, la Turquie souhaite développer un programme national de défense antiaérienne. Elle a abandonné en 2015 son choix initial, portant sur un système de défense antimissile chinois, qui avait suscité des craintes de la part de pays de l'OTAN. La Turquie négocie désormais avec le consortium franco-italien Eurosam l'achat de systèmes de défense aérienne portables à moyenne portée.

La Turquie représente donc un enjeu économique majeur souvent méconnu pour la France. Elle présente en outre des opportunités souvent ignorées des PME. Son potentiel comme marché émergent est moins bien perçu que celui de l'Afrique ou de l'Asie. Comme nous l'ont indiqué les représentants des milieux économiques français rencontrés en Turquie, elle semble souffrir d'une mauvaise image injustifiée.

Or les entreprises turques sont dynamiques et souhaitent investir en France. En particulier, La France est perçue comme une plateforme pour des échanges et investissements vers l'Afrique francophone. En retour, la Turquie peut servir de plateforme aux entreprises françaises vers l'Asie centrale et le Moyen-Orient - c'est l'esprit, par exemple, du partenariat entre Aéroports de Paris et TAV. Cette complémentarité pourrait offrir davantage de perspectives de coopération, notamment entre les PME françaises et turques.

Toutefois, l'environnement des affaires en Turquie reste marqué par une forte instabilité des règles en matière de marchés publics, de concurrence et de propriété intellectuelle. Les incertitudes politiques y sont également dommageables et freinent l'investissement étranger.

L'Union européenne devrait être plus attentive au respect des règles de concurrence que la Turquie a acceptées dans le cadre de l'union douanière. Des négociations sont en cours pour moderniser cette union. Elles portent sur un élargissement de son périmètre aux services, aux biens agricoles et aux marchés publics. Sous réserve que les études d'impact actuellement en cours en confirment le bénéfice mutuel, cette modernisation de l'union douanière doit être poursuivie et accompagnée d'un contrôle renforcé du respect par la Turquie de ses obligations.

En conclusion, précisons que la Turquie est aujourd'hui un partenaire important pour la sécurité de l'Europe, ce qui doit nous inciter à clarifier nos relations avec elle. Les relations euro-turques sont multiformes. Elles comportent des enjeux portant sur des horizons temporels différents.

Ne nous enfermons pas dans les irritants, comme le génocide arménien, ni dans la gestion de la crise des migrants ; ayons au contraire une approche pragmatique, fondée sur une intensification de la coopération et des échanges dans tous les domaines, afin de ne pas tourner le dos à ce partenaire difficile mais incontournable.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci, mes chers collègues, vous avez produit un travail important, avec beaucoup d'informations de grand intérêt. Votre rapport pose aussi beaucoup d'interrogations et présente des options à prendre. Cela doit nourrir le débat.

M. Robert del Picchia. - Je connais bien les problèmes turcs et nos relations avec ce pays et j'étais très inquiet de votre rapport. Je m'attendais en effet à ce qu'il soit beaucoup plus dur, plus concentré sur les points d'actualité - migrants, Arméniens, adhésion à l'Union européenne. J'étais donc très réservé et je comptais, sinon voter contre, du moins m'abstenir.

Néanmoins, je vous ai écoutés très attentivement et j'ai relevé quelques phrases qui m'ont réconforté et incité à changer de position. Je voterai donc pour parce que vous avez mis l'accent exactement sur ce qu'il faut.

Tout d'abord, attention à l'adhésion Union européenne ; il ne faut pas bloquer prématurément le processus actuel. C'est ce que vous avez dit, me semble-t-il ?

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - Nous avons surtout dit que ce processus s'interrompt, dans les faits, tout seul.

M. Robert del Picchia. - Il n'est pas utile de l'interrompre et ce serait contreproductif. Je sais ce que pensent certains Turcs, un peu partout y compris à très haut niveau : ils affirment que, in fine, la Turquie ne voudra pas entrer dans l'Union européenne. Pour ma part, je pense le contraire - Erdogan et tous les leaders poussent pour entrer dans l'Union européenne et crient au scandale dès qu'on arrête quoi que ce soit dans la négociation - mais on ne connaît pas encore la position définitive de la Turquie.

Pour ces interlocuteurs, deux obstacles importants se poseront. D'une part, l'adhésion turque sera soumise à des référendums en Europe - par exemple en Autriche, où je suis élu, ou au Luxembourg -, et un ancien président turc appelait mon attention sur la perception que les électeurs auraient de lui, lors des élections suivantes, si 80 000 ou 100 000 Luxembourgeois rejetaient d'Europe 80 millions de Turcs. Pour lui, les extrémistes gagneraient toutes les élections.

D'autre part, deuxième obstacle selon ces interlocuteurs, si les pays où seront organisés des référendums rejettent la Turquie, cela détériorera fortement nos relations avec ce pays.

Aussi, comment éviter ces deux obstacles ? Il faut négocier jusqu'au bout puis, selon eux, la Turquie renoncera probablement à l'adhésion à l'Union européenne, telle qu'elle sera à ce moment-là - qui peut dire à quoi elle ressemblera dans cinq ans, après le Brexit ? Peut-être même, ajoutent-ils en manière de plaisanterie, que l'Europe demandera à la Turquie d'adhérer parce qu'elle aura besoin, en raison des développements au Proche-Orient, de cet allié militaire au sein de l'OTAN. En outre, économiquement, l'Union européenne pourrait aussi avoir besoin du marché turc. Ainsi, l'usine Renault, que j'ai visitée l'année dernière, a produit 1,43 million de voitures en 2015 ; c'est énorme !

Par conséquent, attention aux annonces d'interruption des négociations d'adhésion à l'Union européenne ; à chaque fois qu'on a fait des annonces allant à l'encontre de nos relations amicales avec la Turquie, nous avons eu des problèmes économiques. Je ne donnerai qu'un exemple : Air France négociait avec Turkish Airlines pour prendre une position majoritaire dans son capital quand la France a voté son texte sur l'Arménie. On n'en a pas parlé dans les journaux mais Air France a vu le projet se bloquer et n'a pas pu racheter Turkish Airlines, qui est aujourd'hui une grande compagnie aérienne. En outre, l'aéroport d'Istanbul est énorme. C'est donc un grand marché que nous avons perdu.

Par conséquent, faisons attention aux décisions que nous prenons et aux déclarations que nous faisons.

Cela dit, j'approuverai ce rapport.

M. Jeanny Lorgeoux. - Je veux moi aussi remercier nos collègues de leur mesure dans le traitement de cette question extrêmement difficile.

Analysons simplement la carte de la région en termes géopolitiques. À terme, voulons-nous que ce grand vaisseau de pierre situé au milieu de la Méditerranée soit le glacis protecteur de l'Europe, sur son flanc sud-est, contre un sunnisme dévoyé et échevelé, ou voulons-nous, à l'inverse, favoriser par une position trop rigide un cheval de Troie de ce sunnisme échevelé contre l'Europe ?

Pour ma part, j'ai fait mon choix. Je considère que la Turquie doit être, sous une forme difficile à trouver, je le conçois bien, un partenaire très proche de l'Union européenne voire en être éventuellement un membre à terme. En tout état de cause, la position des auteurs du rapport consistant à ne pas claquer la porte dès maintenant à la Turquie est assurément très responsable à court terme et historiquement nécessaire ; je leur en sais gré.

M. Bernard Cazeau. - Je félicite nos collègues pour cet excellent document, qui fait à la fois de l'histoire, de la politique, de l'économie ; bref il est très complet.

En revanche, je ne le trouve pas assez dur vis-à-vis d'un gouvernement et d'un parti, l'AKP, qui, depuis quelques années, font ralentir tant politiquement qu'économiquement ce pays que je connaissais bien.

Ainsi, sur le plan de la politique intérieure, on observe un certain déterminisme religieux alors que c'était un pays laïque - c'était presque une exception à l'époque - et je ne parle pas de l'évolution des libertés...

En outre, ce pays n'a pas non plus su définir - cela le marquera pendant longtemps - une attitude vis-à-vis du Kurdistan. Ce refus d'une partie des Turcs de reconnaître l'identité kurde de manière plus importante fait émerger des conflits, notamment dans la région kurde et à la frontière. Cela s'amplifie aujourd'hui et l'évolution de la situation du côté syrien avec le PYD risque de susciter un nouveau conflit dans ce secteur. Il faudrait aussi regarder ce problème de près.

Je trouve que la politique extérieure du président Erdogan est incohérente - il est avec ou contre Bachar Al-Assad, il attaque ou non la Russie ou Israël... On ne peut pas faire confiance à cet homme, qui semble développer un pouvoir dictatorial, concernant la politique étrangère !

Il a joué avec l'Europe et ses difficultés pour gagner de l'argent - les 6 milliards d'euros que la Turquie va toucher ne sont pas négligeables. En outre, je souligne l'ambivalence vis-à-vis de Daech et des trafics dans le conflit syrien - refus de Bachar Al-Assad et peut-être complicité avec Daech ?

Pensez-vous, madame, messieurs les rapporteurs, qu'il y ait une connivence entre le PYD et le PKK ? Certains disent que ce n'est pas le cas quand d'autres affirment que le PKK, à cheval sur la frontière, va d'un côté et de l'autre.

Cela étant dit, je félicite les auteurs du rapport pour la grande qualité de leur travail.

M. Daniel Reiner. - Je suis un peu dans le même état d'esprit que Robert del Picchia. Vous êtes sur le point de rendre un rapport équilibré et c'est positif ; ce n'est pas le moment de souffler sur les braises. Les circonstances sont telles que la Turquie est un pays pivot et il serait inopportun de donner le sentiment que l'on va décider, aujourd'hui, de son avenir pour l'éternité.

Par ailleurs, s'il y avait un seul message à faire passer, ce serait qu'il ne faut pas faire de la question turque un enjeu politicien. C'est une difficulté à laquelle on aura du mal à échapper. On aura beau s'inscrire dans l'histoire - je suis de ceux qui le font et je pense que l'Europe aurait eu intérêt à associer la Turquie à son avenir - mais les mots brutaux prononcés depuis quelques années pour fermer brutalement la porte à Turquie ont des conséquences.

Nous avons nous-mêmes pu constater ces risques ; nous avons reçu il y a dix ans une délégation parlementaire turque, qui exprimait, à propos de l'Union européenne, son aspiration à retrouver les standards internationaux et une vie plus démocratique. Maintenant, quand on rencontre des parlementaires, ils nous disent : « Vous ne voulez pas de nous, ne vous étonnez pas si nous nous tournons dans une autre direction. »

Il serait essentiel de sortir ce sujet du débat politicien français. La sagesse dont le Sénat fait preuve dans ce rapport devrait se diffuser à l'intérieur du monde politique.

M. Alain Gournac . - C'est un voeu pieux !

M. Daniel Reiner. - Mais on peut en faire ! Il n'est pas interdit d'être sage, ou tout simplement de se taire... Par ailleurs, le discours du professeur turc Ahmet Insel que nous avons auditionné il y a peu avait clarifié, pour moi, les perspectives de ce pays. Je suis rationaliste et je comprenais bien la situation. Or, aujourd'hui, brutalement, on assiste à un revirement à 180 degrés !

Je trouve cela très étrange. Ce pays avait des valeurs proches des nôtres, par l'action du kémalisme des années 1920. Puis M. Insel nous a expliqué que c'était une parenthèse, qui s'est fermée, et qu'on retrouve l'esprit ottoman et l'islam. Enfin, depuis deux ou trois jours, les décisions prises relèvent de la realpolitik. Je me réjouis que la Turquie se réconcilie avec la Russie et avec Israël ; mais quelle est sa ligne en définitive ?

Par conséquent, c'est le moment d'être sage et non définitif sur ce sujet. En ce qui concerne la France, dont la relation à la Turquie est longue mais n'est pas très riche - elle l'est moins que celle de l'Allemagne, où l'immigration turque est une réalité quotidienne -, elle doit considérer ce pays à sa juste taille et non comme un pays mineur.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Pour rebondir sur ce que vient de dire Daniel Reiner - c'est le moment d'être sage et non définitif -, je pense néanmoins qu'il conviendrait d'ajouter une phrase à ce texte parce que nous sommes, en Europe, dans une situation où tout le monde parle de refondation. Il ne faudrait pas donner le sentiment que nous pensons que tout peut continuer sans tenir compte de cette situation !

Si les auteurs du rapport et les membres de la commission l'acceptent, il s'agirait de bien préciser dans le rapport que s'agissant de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne : « L'avenir du partenariat avec la Turquie pourra être redéfini en fonction de la nature géopolitique de la refondation que l'Europe doit engager. »

Cette formulation me paraît plus conforme à ce que nous ressentons sur ce sujet de l'élargissement à l'issue du vote britannique, et qui s'est exprimé dans le débat tenu hier au Sénat.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - Je veux répondre brièvement à trois questions.

Certains commissaires nous reprochent de ne pas être assez durs et d'autres nous félicitent de ne l'être pas trop. En réalité, nous avons présenté une synthèse mais notre rapport contient des chapitres intitulés « Le risque d'une fuite en avant », « Une dérive autoritaire », « La perspective d'une présidentialisation » ou encore « Des atteintes aux libertés publiques ». Nous avons privilégié dans cette synthèse orale ce qui pose question concernant la feuille de route - adhésion, visas -, mais le rapport tient un langage de vérité comme le montrent ces titres de chapitres, et comme nous y ont incités nos entretiens avec notamment les universitaires et les journalistes que nous avons rencontrés à Istanbul ou à Ankara.

Je veux répondre aussi à la question de Daniel Reiner. Pour moi, ce revirement à 180 degrés de la politique étrangère tient à deux facteurs. Tout d'abord, Erdogan a toujours été, tout au long de son parcours, un remarquable tacticien ; d'ailleurs il le fallait pour réussir à prendre le pouvoir comme il l'a fait, malgré les tentatives de l'armée de le destituer. Il recourt pour cela à la takia, notion islamique qui autorise la dissimulation quand on fait face à un ennemi. Il est donc un remarquable tacticien et cela n'est pas nouveau. En l'occurrence, il a compris qu'il fallait reculer aujourd'hui et a gardé toute sa souplesse tactique.

D'ailleurs, seuls des régimes autoritaires sont capables d'inflexions aussi subites... Enfin, la tonalité du rapport est tout à fait celle de la formulation qui a été suggérée par notre président à l'instant, que j'intègre bien volontiers dans le rapport.

Mme Leila Aïchi. - Je confirme pour ma part l'impression de dégradation évoquée par Daniel Reiner. J'ai eu l'honneur, voilà 18 mois, de faire un déplacement en Turquie avec le président Larcher et on sent aujourd'hui la dégradation de la situation dans ce pays, où les tensions sont palpables. Nous avons rencontré des membres de l'élite, des intellectuels, qui nous ont alertés sur les atteintes graves à la liberté d'expression.

Pour autant, je rejoins aussi ce que vous venez de dire, monsieur Reiner, à propos des relations avec l'Union européenne. Il est moins question de l'adhésion turque à l'Union européenne que du chemin pour conduire ce pays, cette société - faisons abstraction de Erdogan -, vers les normes européennes et les droits de l'homme. Pour cela, il vaut mieux que la Turquie regarde vers les canons européens que vers un Orient complètement déstructuré.

M. Claude Haut, co-rapporteur. - Il faut être sage mais il ne faut pas être dupe de la réalité turque ni des difficultés qui ne manqueront pas de se poser, que ce soit à propos de l'adhésion, du terrorisme ou des partenariats à nouer.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Il était important que nous allions au bout de cette question, particulièrement stratégique pour notre pays. Je vous remercie tous de ce débat et je remercie les auteurs de ce travail passionnant.

Je mets aux voix le rapport.

Le rapport d'information est adopté à l'unanimité.

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