C. UNE GESTION COMPLEXE

Le recrutement de réservistes opérationnels en nombre n'est pas seulement une question de budget - dont le niveau détermine surtout, comme on l'a relevé ci-dessus, celui de l'activité de la réserve. Il s'agit avant tout, pour les armées, de parvenir à mobiliser et à fidéliser les volontaires, tâche difficile par nature que rendent encore plus malaisée les limites des outils de pilotage et de suivi existant , pour l'heure, en ce domaine.

1. Une mobilisation par nature difficile à susciter et à fidéliser

La réserve opérationnelle de premier niveau étant fondée sur le volontariat de ses membres, tout l'enjeu en vue d'alimenter et développer cette réserve consiste pour les armées - et, plus largement, pour la société dans son ensemble - à susciter cet engagement que concrétise l'ESR et, tout autant, à l'inscrire dans la durée, en favorisant le renouvellement des ESR arrivant à échéance. Mais les freins sont nombreux, du côté des viviers de recrutement de la réserve comme du côté des armées elles-mêmes .

a) Les freins du côté des viviers

Comme l'ont bien fait valoir nos collègues Michel Boutant et Joëlle Garriaud-Maylam dans leur rapport précité de 2010 61 ( * ) , l'engagement volontaire dans la réserve, par nature, est fragile, même si cette faiblesse comporte un versant de force, car le principe du volontariat implique l'assurance de réservistes motivés pour leur mission.

La décision de s'engager aux côtés des armées, pour commencer, entre nécessairement en concurrence avec l'ensemble des autres formes d'engagement civiques possibles , associatifs notamment. Un sondage réalisé fin 2015 par la délégation à l'information et à la communication de la défense (DICoD) 62 ( * ) en témoigne : pour 54 % des réservistes alors interrogés, c'est « l'envie d'engagement en général (militaire ou autre) » qui a été déterminante dans leur décision de souscrire un ESR.

Décision personnelle avant tout, cet engagement est en outre susceptible de se heurter à des freins d'ordre psychologiques , liés à une appréhension de la disponibilité que le statut militaire impose. La peur de ne pas pouvoir concilier de façon satisfaisante les vies privée et professionnelle avec la vie militaire, voire la crainte d'un impact négatif sur la carrière professionnelle, semblent prégnantes dans les esprits.

Dans les faits, il est vrai, l'engagement dans la réserve opérationnelle, trop souvent, paraît ne pouvoir s'exercer que malgré l'exercice d'une activité professionnelle . Le sondage précité de 2015 révèle ainsi que 59 % des réservistes rencontrent des difficultés, au sein de leur milieu professionnel, pour réaliser leurs périodes de réserve, dont la moitié des officiers et des militaires du rang et les deux tiers des sous-officiers ; 40 %, au total, estiment que leur employeur ne soutient pas leur engagement auprès des armées, dont seulement 28 % des officiers mais 48 % des sous-officiers et 43 % des militaires du rang.

Il est en effet notoire que de nombreux salariés réservistes accomplissent leur engagement militaire de façon « clandestine » vis-à-vis de leur employeur - en « temps masqué », sur leurs congés -, sans déclarer leurs périodes d'activité à l'entreprise conformément au dispositif légal rappelé ci-dessus 63 ( * ) , qui suivant la règle de droit commun leur autorise, pour servir dans la réserve opérationnelle, un congé opposable à l'employeur d'au moins cinq jours par an, sur préavis d'un mois - hors régimes spéciaux activables en cas de crise grave et hors dispositions plus favorables relevant de la voie conventionnelle. Le cas, dans la fonction publique, paraît moins fréquent ; comme on l'a relevé déjà, les fonctionnaires bénéficient, pour exercer l'activité liée à un ESR, d'un droit à congé avec traitement pouvant aller jusqu'à trente jours cumulés par an.

Pourtant - on l'a signalé également - le code de la défense (article L. 4221-4, in fine ) mentionne expressément la possibilité de mesures visant à favoriser, au-delà des obligations légales des employeurs, l'engagement, l'activité et la réactivité dans la réserve , ces dispositions pouvant résulter du contrat de travail, de clauses particulières de l'ESR ayant reçu l'accord de l'employeur, des conventions ou accords collectifs de travail, ou de conventions conclues entre l'employeur et le ministre de la défense. Dans cette perspective, l'article L. 4221-5 du même code prévoit une incitation financière des entreprises à faciliter la formation militaire de leurs salariés réservistes , en disposant que, « lorsque l'employeur maintient tout ou partie de la rémunération du réserviste pendant son absence pour formation suivie dans le cadre de la réserve opérationnelle, la rémunération et les prélèvements sociaux afférents à cette absence sont admis au titre de la participation des employeurs au financement de la formation professionnelle continue prévue à l'article L. 950-1 du code du travail ».

Du reste, certains dirigeants sociaux se montrent particulièrement engagés en faveur de la contribution de leurs collaborateurs, par un engagement dans la réserve, à la défense nationale ; leur personnalité joue, à l'évidence, un rôle déterminant, et les chefs d'entreprises du secteur de la défense se trouvent sans doute plus naturellement que d'autres portés à soutenir ces volontaires 64 ( * ) . À l'échelon des organisations patronales, le MEDEF, notamment par l'intermédiaire de son comité « Liaison Défense », et la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) sont apparus l'un et l'autre, au groupe de travail de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, comme tout à fait conscients de l'intérêt collectif de cette démarche et disposés à en promouvoir le développement, tout en veillant à tenir compte des impératifs économiques et professionnels de leurs mandants.

Comme on l'a mentionné plus haut, à ce jour, plus de 360 employeurs privés ou publics ont signé une convention de soutien à la politique de la réserve militaire avec le ministère de la défense, offrant ainsi à leurs employés la possibilité de participer plus facilement et davantage à la réserve opérationnelle que ne le permet le régime légal « standard » ; dans le secteur privé, les entreprises travaillant dans la sécurité et la défense sont nombreuses à avoir souscrit, à l'instar du groupe Thalès entre autres, une convention de ce type. Chaque établissement signataire se voit attribuer, par arrêté ministériel, le label « partenaire de la défense nationale », qui peut être utilisé, notamment, dans le cadre de la communication visant à témoigner de la responsabilité sociale de l'entreprise (RSE). Le « référent défense » que les établissements ont dû désigner, en leur sein, pour servir de relais d'informations entre l'employeur, le ministère de la défense et les salariés réservistes, devient un interlocuteur privilégié du secrétariat général du Conseil supérieur de la réserve militaire et dispose de son soutien en tant que de besoin, de même que de l'appui des représentants du ministère de la défense au niveau local. En outre, le ministère peut proposer aux établissements « partenaires de la défense » une initiation à l'intelligence économique, au travers de stages de haut niveau fondés sur l'appropriation des méthodes et des outils militaires. Et, pour autant qu'ils mettent effectivement en oeuvre, en faveur de l'activité des réservistes opérationnels, des mesures plus favorables que le minimum légal, ces établissements bénéficient, comme exposé ci-dessus, de l'assimilation à de la formation professionnelle continue de certaines périodes effectuées par leurs salariés dans la réserve, ce qui les autorise à récupérer les coûts salariaux correspondants.

Néanmoins, d'après certains des témoignages recueillis par le groupe de travail au cours de ses auditions, la politique décidée en la matière par une entreprise, l'engagement personnel de ses dirigeants, s'avèrent parfois mis en échec dans la pratique quotidienne . La conception d'un président-directeur général, la stratégie d'un comité de direction, les directives données par une direction des ressources humaines, sur ce plan, ne sont en effet pas toujours aisément praticables par un chef de bureau ou d'atelier, qui doit gérer un planning parfois serré requérant son équipe au complet.

De ce point de vue, bien sûr, les entreprises ne se trouvent pas toutes dans la même situation selon la taille de leurs effectifs . Les grands groupes et entreprises de taille intermédiaire (ETI) ont en principe plus de facilité à « libérer » leurs salariés réservistes, pour l'accomplissement de l'ESR de ces derniers, que les très petites entreprises (TPE) et la plupart des petites et moyennes entreprises (PME) ; or 98 % des entreprises françaises embauchent moins de 20 salariés. Vos rapporteurs tiennent à souligner que, sous cet aspect, la position de l'administration publique n'est guère différente de celle du secteur privé, nonobstant l'asymétrie des régimes légaux applicables aux salariés et aux fonctionnaires : il est relativement aisé de se passer d'un agent parti effectuer une période de réserve sans désorganiser un service d'administration centrale ou celui d'une grande collectivité territoriale, mais sensiblement plus délicat de le faire, par exemple, pour une petite commune.

b) Les freins du côté des armées

Du côté des armées elles-mêmes, au moins trois facteurs majeurs interviennent dans la difficulté à susciter des candidatures à la réserve opérationnelle et à fidéliser les volontaires sous ESR.

En premier lieu, il s'agit des actuels « déserts militaires » de notre territoire, issus pour une grande part de la recomposition de la carte militaire qui a été opérée ces dernières années et des dissolutions de régiments et de bases aériennes qui en ont procédé. L'éloignement géographique des armées qui s'ensuit pour toute une partie de la population nationale constitue, du point de vue de la réserve, un double risque :

- d'une part, avec une dimension psychologique, d'ordre affectif, que l'on aurait tort de sous-estimer, le risque d'un effet « loin des yeux... » peu propice, de façon générale, à l'entretien du lien entre la nation et ses armées et défavorable, en particulier, au recrutement de réservistes dans les rangs de ces dernières ;

- d'autre part, sur un plan plus factuel et pratique, le risque d'un effet dissuasif , pour les candidats potentiels à la réserve ou pour les réservistes en situation de renouveler leur engagement, eu égard aux distances à parcourir pour rejoindre une unité de rattachement, un lieu d'entraînement, etc. Les complications de tous ordres qui peuvent s'ensuivre, pour la vie professionnelle et la vie familiale notamment, sont, à l'évidence, de redoutables inhibiteurs de motivation.

Sous cet aspect, comme on l'a souligné plus haut, la gendarmerie, grâce à son implantation territoriale et la proximité que celle-ci lui confère avec la population civile, bénéficie d'une situation privilégiée.

La pesanteur des procédures administratives , en deuxième lieu, représente objectivement une contrainte pour le recrutement, la bonne gestion et la fidélisation des réservistes.

Ce constat semble partagé par l'ensemble de la communauté militaire : les conditions d'emploi d'un volontaire sous ESR, par un régiment ou un service des armées, présentent une lourdeur de nature à handicaper l'activité des réservistes. Les notes administratives, ordres de convocation, « bon unique de transport » (BUT), ordres de mission et autres documents marquent autant d'étapes à franchir par l'autorité convoquant un réserviste ; leur accumulation pénalise tant l'employeur militaire, qui doit assumer cette importante charge de gestion, que les réservistes eux-mêmes, qui doivent souvent patienter longtemps , entre leur décision personnelle d'engagement et leur emploi effectif par les armées - le temps que le processus administratif aboutisse.

En tout état de cause, le nombre de formulaires et documents nécessaires pour que les volontaires puissent se mettre de façon tangible au service de la défense paraît laisser ces derniers, souvent, dubitatifs, et le temps pour les obtenir peut être, en effet, démotivant.

Enfin, la disponibilité de l'armée active elle-même, pour accueillir, encadrer et former la RO1, n'est pas extensible du jour au lendemain.

Sur ce point, les responsables de la réserve militaire auditionnés par le groupe de travail de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées se sont montrés unanimes : les armées, à court terme, ne pourraient pas, matériellement, gérer une réserve opérationnelle de masse , eu égard principalement aux exigences de la formation des réservistes, aux besoins liés à leur équipement, et aux capacités d'infrastructures actuelles, notamment le logement. Pour tout accroissement du recrutement dans la réserve, ces paramètres doivent être réglés à due proportion.

2. Des outils de pilotage et de suivi limités

Les outils dont les armées se trouvent aujourd'hui dotées pour gérer leur réserve opérationnelle, reflet du faible investissement administratif et financier qui a longtemps caractérisé le domaine, sont globalement médiocres, à l'aune des objectifs de recrutement et d'emploi fixés en la matière - même si l'organisation mise en place localement ou par certains services a pu permettre, de façon ponctuelle, un fonctionnement plus satisfaisant. Au plan général, deux carences majeures doivent être soulignées :

D'une part, le pilotage de l'emploi des volontaires sous ESR de la RO1 est insuffisant . Dans le pire des cas, cette situation se traduit par la non-convocation de réservistes qui, pourtant, seraient disponibles pour effectuer une période d'activité militaire.

Il est patent que les armées et les services qui leurs sont rattachés ne disposent pas, à cet égard, d'un système d'information efficient , qui offrirait aux réservistes et à leurs employeurs militaires les outils d'une bonne administration. La gendarmerie, au contraire, a mis en place, sous le nom de « MINOT@UR » (pour « moyen d'information opérationnelle et de traitement automatisé de la réserve »), un logiciel qui, d'après ce que vos rapporteurs ont pu en juger, semble bien conçu, à la fois simple d'utilisation et directement opérationnel : le réserviste gendarme, au moyen d'une connexion à Internet, inscrit en ligne, pour les six à neuf mois à venir, ses disponibilités ; le gestionnaire, sur cette base, peut planifier les missions auxquelles l'intéressé sera employé, et fait apparaître celles-ci, toujours en ligne, afin que le réserviste en soit informé à l'avance.

D'autre part, le suivi des réservistes statutaires de la RO2 s'avère inexistant . Les armées ne disposent d'aucun fichier actif visant la situation personnelle et professionnelle des anciens militaires soumis, en tant que tels, à une obligation de disponibilité ; à moins qu'ils n'aient souscrit un engagement au titre de la RO1, les informations administratives les concernant sont figées au jour où ils ont quitté le statut de militaire d'active. Il n'y a d'ailleurs pas de plan d'emploi de ces réservistes pour l'hypothèse d'un rappel au service qui, comme on l'a indiqué, n'a jamais eu lieu encore à ce jour, et les autorités militaires n'ont donc pas éprouvé le besoin d'entretenir un suivi des aptitudes des intéressés.

Consciente de cette lacune, l'armée de terre a organisé au printemps 2016 l' exercice « Vortex », qui a consisté à convoquer les anciens militaires, soumis à l'obligation de disponibilité dans la RO2, relevant de deux brigades des forces terrestres 65 ( * ) . Sur un effectif théorique de 3 529 « rappelables », seuls 1 462, soit 41,4 % du total, ont effectivement été présents au jour dit. En effet, plus de 26 % de ces réservistes théoriques ont répondu négativement ou n'ont pas répondu à l'appel, et près de 25 % n'ont pu être destinataires de celui-ci, leurs adresses se révélant erronées ou invalides.

De toute évidence, le système actuel de gestion de la réserve opérationnelle des armées n'est pas à la hauteur des nouvelles ambitions désormais fondées sur cette dernière.


* 61 Rapport d'information n° 174 (2010-2011), « Pour une réserve de sécurité nationale ».

* 62 Sondage auprès d'un échantillon représentatif de 1 242 réservistes de l'armée de terre, commandé à la DICoD par la direction des ressources humaines de l'armée de terre (DRHAT) et réalisé en décembre 2015.

* 63 Cf. le point I, A, 5 précédent.

* 64 Voir à cet égard, par exemple, les propos tenus par M. Emmanuel Levacher, président de Renault Trucks Defense, in « Les réservistes dans l'entreprise : le témoignage d'un industriel », Revue Défense Nationale , janvier 2016.

* 65 Exercice réalisé entre le 31 mars et le 2 avril 2016 au sein de la 11 e brigade parachutiste et de la 1 e brigade logistique.

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