C. LES OPEX AU CRIBLE DE L'ANALYSE STRATÉGIQUE

L'application des principes de l'analyse stratégique aux différentes opérations militaires extérieures est malaisée. D'abord, parce qu'on ne dispose que des éléments rendus publics de la planification des opérations, certains aspects demeurent couverts par le secret de la défense nationale, notamment s'agissant des opérations en cours, car cela reviendrait à livrer des éléments clefs de nos intentions à nos adversaires. Ensuite, parce que les crises sont des organes vivants, qui évoluent en fonction d'éléments endogènes et exogènes, dont l'opération elle-même, laquelle s'adapte en tant que de besoin dans ces objectifs à l'évolution du contexte. Aussi, parce que les outils méthodologiques ont été taillés pour l'analyse des opérations militaires ; or, il faut bien admettre que le levier militaire n'est pas le seul en jeu, qu'il n'est qu'une partie de la solution aux crises et que les leviers diplomatiques et d'aide au développement, dans leur acception la plus large (gouvernance, sécurité et justice, éducation, économie....) selon qu'ils sont combinés aux opérations militaires, vont conditionner leur issue. Enfin, parce que l'analyse se situe ex post ou in itenere , alors que la décision se situe ex ante avec tous les aléas, prédictibles ou non, qui ne seront révélés que par le déroulement de l'opération et l'évolution parallèle de la crise. Autant dire d'emblée qu'elle a ses limites, mais ce n'est pas pour autant qu'elle ne mérite pas d'être conduite, car elle permettra de circonscrire et de comprendre quelques défaillances dans l'élaboration des options stratégiques ou dans les choix effectués.

Au regard des principes directeurs exposés par le Livre blanc, les observations suivantes peuvent être faites sur chacune des opérations :

Atalante : lutte contre la piraterie maritime dans l'Océan Indien

Liberté de circulation dans les espaces maritimes menacées.

Pas d'autres mesures possibles en raison de la guerre civile en Somalie (déliquescence de l'Etat.

Légalité internationale respectée : résolution du CSNU.

Opération de l'Union européenne, avec la participation volontaire de la France, capacité d'appréciation via la présence d'officier dans l'état-major et moyens d'observation et de renseignement.

Décision de l'Union européenne, pas de consultation du Parlement français mais information régulière des commissions chargées de la défense.

Implication modulable. Contribution d'un niveau suffisant, adaptable selon les mandats. Travail de stabilisation en parallèle en Somalie (AMISOM, EUTM Somalie...).

Scénarios de sortie progressive en fonction du niveau sécuritaire atteint.

Harmattan : protection des populations civiles et rétablissement d'une gouvernance inclusive et de la sécurité en Libye

Responsabilité de protéger face aux actions commises par le régime de Kadhafi contre sa population, risque de massacres.

Les autres options ont été examinées. Dans l'urgence, l'intervention s'est imposée. Une fois l'opération déclenchée, l'adversaire n'a pas manifesté la volonté de négocier.

Légalité internationale respectée : résolution du CSNU.

Opération conduite à l'initiative franco-britannique, puis conduite par un état-major de l'OTAN (au sein duquel les forces françaises sont représentées) avec l'appui d'une coalition de forces occidentales et arabes.

Légitimité démocratique : consultation du Parlement.

Contribution d'un niveau suffisant. Maîtrise de l'emploi de la force (mais au sein d'une coalition). Pas de stratégie politique de règlement durable de la crise ab initio . Impossibilité de mettre en place un dispositif de stabilisation à l'issue de l'intervention militaire avec de multiples conséquences (situation intérieure de la Libye, implantation de groupes terroristes, effet déstabilisateur au Sahel, plus de contrôle des migrations)

Désengagement organisé facilement (faible présence au sol) et évaluation du coût de l'intervention.

Serval-Barkhane : lutte contre les groupes armés terroristes au Mali et dans la BSS

Risque de déstabilisation du Mali et des autres pays de la BSS, voire d'Afrique de l'Ouest.

Les autres actions ont été étudiées avant le déclenchement de l'intervention. Elle a été déclenchée dans l'urgence (descente des groupes armés vers le sud), mais les options proposables étaient préparées de longue date.

Légalité internationale respectée : résolution du CSNU, légitime défense collective.

Opération nationale. Bonne couverture de renseignement.

Légitimité démocratique : consultation du Parlement lors du lancement de Serval, information des commissions chargées de la défense sur Barkhane.

Contribution d'un niveau suffisant, même si elle est révélatrice du manque de certains moyens. Maîtrise de l'emploi de la force. Stratégie politique de règlement durable mais sa mise en oeuvre supposera du temps.

Une installation dans la durée à un niveau d'implication adéquate, avec la participation des États du G5 Sahel, des Nations unies et de l'Union européenne et, à terme, le transfert des missions de lutte contre le terrorisme aux forces locales.

Sangaris : Faire cesser les exactions des groupes armés et permettre le déploiement d'une opération de stabilisation

Responsabilité de protéger la population civile d'un pays où la France est intervenue à de nombreuses reprises (une opération déjà en cours depuis 2002 - Boali).

Les autres options ont été examinées, la dégradation de la situation a été progressive avant l'intervention.

Opération nationale en coopération avec les forces africaines (MISCA), puis la MINUSCA et EUFOR RCA. Capacité d'évaluation permanente.

Légalité internationale respectée : résolution du CSNU, légitime défense collective.

Capacité d'un niveau suffisant, mais sous-estimée au démarrage de l'opération. Génération plus lente qu'estimée de la MINUSCA et des forces européennes. Stratégie globale de règlement politique de la crise (processus de transition). Mise en place mais avec plus de temps que prévu pour arriver aux élections.

Durée plus longue que prévue mais désengagement en cours.

Chammal : lutte contre les groupes armés terroristes en Irak et en Syrie au sein d'une coalition

Responsabilité de protéger des populations civiles contre les exactions des groupes terroristes - Lutte contre des groupes ayant planifié des attaques contre le territoire national.

Autres options difficilement jouables.

Opération d'une coalition internationale largement dominée en termes de moyens par les forces américaines. Contribution significative de la France (2 e position) mais qui reste d'un niveau capacitaire limité.

Légalité internationale fondée sur la légitime défense collective (Irak) et individuelle pour l'action en Syrie motivée par la planification d'attentats sur le territoire national par Daech.

Contribution limitée, maîtrise de l'emploi mais au sein d'une coalition. Stratégie politique globale concertée mais qui dépend de beaucoup d'aléas géopolitiques notamment s'agissant de la Syrie.

Durée et coût estimés pour une opération d'attrition militaire de Daech sans intervention de troupes aux sols.

Aux termes de cette analyse rétrospective, et avec les limites que porte sa réalisation ex post, marquée par les évènements historiques qui se sont déroulés depuis la prise de décision, trois observations peuvent être formulées.

Globalement les décisions répondaient à l'ensemble des critères d'analyses stratégiques exposés.

Les quelques rares appréciations mitigées concernent des manques observés ex post lors de l'élaboration de la stratégie visant au règlement durable de la crise ou l'évaluation des conséquences de l'intervention, parfois dans l'appréciation de sa durée (et donc des risques et de coûts), enfin l'absence de vérification autrement que par des sondages d'opinion, c'est-à-dire par l'association de la représentation nationale, de la légitimité démocratique interne de l'opération.

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