III. DES OPÉRATIONS DE PLUS EN PLUS EXIGEANTES

Au-delà de la mise en oeuvre complète, voire au-delà de ses limites du contrat opérationnel, les caractéristiques particulières des opérations engagées font peser sur les armées des contraintes fortes, qui peuvent altérer leurs capacités en opération, mais aussi et plus sûrement peser sur la régénération des forces comme du matériel et à terme sur leur endurance. Ces caractéristiques portent sur la dispersion et l'étendue des théâtres, leurs spécificités intrinsèques, la simultanéité des opérations engagées et l'évolution des modes d'action ennemis qui obligent des adaptations tactiques et techniques.

A. LA DISPERSION ET L'ÉTENDUE DES THÉÂTRES

1. Des théâtres multiples

Carte des théâtres d'opérations

Sources : État-major des armées
Droits : Ministère de la Défense

Actuellement, la France conduit des opérations militaires extérieures sur trois théâtres majeurs dans la bande sahélo-saharienne (Barkhane), en Centrafrique (Sangaris) et au Levant (Chammal). Elle fournit ou est susceptible de fournir des éléments aux missions européennes de formation des forces armées locales et des missions multidimensionnelles des Nations unies sur les deux premiers théâtres.

En outre elle est présente au Liban au sein de la force des Nations unies (Daman/Finul). La Marine nationale continue à mener des opérations dans le Golfe de Guinée (Corymbe) et dans l'Océan indien. Elle est susceptible de participer aux opérations navales européennes au large de la Somalie (Atalante) ou en Méditerranée (Sophia). Elle fournit également des éléments à certaines missions des Nations unies, de l'OSCE et occasionnellement peut assurer des missions de défense aérienne au profit des pays Baltes 110 ( * ) .

2. Des théâtres éloignés de la métropole et discontinus entre eux

Comme la carte le montre, ces théâtres, notamment les plus importants, sont éloignés de la métropole et discontinus entre eux. Les distances entre la métropole et ses théâtres d'opérations excèdent les 3 300 km (Amman), avoisine les 4 000 km (Niamey, Bamako, Ndjamena), dépasse les 5 000 km (Bangui, Abou Dhabi).

3. Des théâtres particulièrement étendus

L'élongation des théâtres d'opération présente un caractère inédit. Alors que l'opération Pamir en Afghanistan se concentrait sur les 18 424 km² de la province de la Kapisa et le 8 400 km² du district de Surobi et l'opération Licorne :

• Chammal s'étend sur l'Irak et la Syrie (622.487 km²). Les avions de chasse opérant depuis la base projetée en Jordanie effectuent l'équivalent de Paris-Istanbul pour atteindre leurs objectifs au Nord de la Syrie ;

• Barkhane couvre 5 pays de la zone sahélo-saharienne (Tchad, Niger, Mali, Burkina-Faso et Mauritanie) soit un territoire de 5 millions de km². La place des moyens aériens est indispensable pour la mobilité intra-théâtre, pour assurer la permanence du renseignement ;

Sources : État-major des armées
Droits : Ministère de la Défense

• Sangaris couvre la Centrafrique dont la superficie (622 984 km²) est plus grande que la France et la Belgique réunies.

Cette extension et cette élongation rendent, tant dans la BSS qu'en RCA, les communications difficiles et obligent à une répartition voire une dilution des forces sur le terrain et à la mobilisation de moyens de transports conséquents (avions, hélicoptères).

Deux de ces trois théâtres sont enclavés ou sans façade maritime utile (BSS et RCA).

4. Des exigences supplémentaires pas toujours satisfaites
a) Un système de conduite des opérations efficace

La dispersion et l'extension des théâtres nécessitent un système de conduite des opérations efficace, reposant sur des centres de commandements situés en France au niveau stratégique (CPCO), sur les théâtres (COMANFOR) au niveau opératif, la conduite des opérations pouvant être déléguée à un niveau infra ou supra (cas des opérations aériennes menées dans la BSS qui sont coordonnées et planifiées depuis le Commandement de la composante air de la force interarmées de l'Afrique centrale et de l'Ouest situé sur la base de Lyon-Mont-Verdun). Elle doit pouvoir s'appuyer sur un réseau de communications robustes, ce qui suppose le déploiement de systèmes, de matériels et la mise à disposition de capacités, notamment satellitaires.

En coalition, la conduite sera réalisée par un centre de commandement spécifique (Commandement OTAN à Naples pour l'intervention en Libye ou Commandement de l'opération Inherent Resolve pour une partie des opérations en Irak et en Syrie, la France fournissant des personnels et des moyens à ces centres de commandements).

Le rôle du CPCO

Dans le cadre d'une opération nationale (extérieure ou intérieure), c'est le CPCO qui planifie et conduit l'opération au niveau stratégique, sous la responsabilité du sous-chef d'état-major « opérations ».

Il est armé par quelque 200 officiers, sous-officiers et militaires du rang, ainsi que des officiers de liaison des principaux pays alliés.

La conduite des opérations est assurée à partir des travaux élaborés par la chaîne de planification. Le caractère transverse de l'organisation du CPCO permet d'éviter qu'il y ait une rupture au moment du passage de la planification à la conduite. Lorsqu'une opération est déclenchée, une cellule de crise est créée afin d'en assurer la conduite.

Pour mener ces missions, le CPCO est organisé autour de 2 compétences complémentaires : une compétence géostratégique, une compétence fonctionnelle.

Les officiers chargés d'anticipation opérationnelle et de synthèse apportent une expertise géostratégique avec un découpage en différentes zones (Théâtre national, Europe, Afrique, Monde). Les compétences fonctionnelles (logistique, conduite, systèmes de communication, renseignement,...) sont fournies par les bureaux (appelés J pour « joint »). Cette structure en J est dérivée de la structure OTAN. Cette organisation fonctionnelle est complétée par des cellules d'expertises particulières et par des officiers de liaisons spécifiques (dont les officiers de liaisons étrangers).

Dans la conduite d'une opération, le CPCO s'assure de l'adéquation des moyens à la réalité des opérations, il effectue le lien entre le niveau politique (ou politico-militaire) et le niveau opératif sur le terrain (le Commandant de la force projetée et son état-major), il ajuste les objectifs, s'assure en permanence de la compréhension des ordres, il informe le niveau politique et interministériel du déroulement et des avancées des opérations, il veille et ajuste les conditions d'emploi de la force , il coordonne l'action des forces françaises et des contributions alliées.

En règle générale, dans la phase aiguë du début de l'intervention, la situation est suivie au plus haut niveau de l'Etat avec l'organisation de réunions de point de situation. Lors du déclenchement de l'opération Serval, des points de situation étaient organisés trois fois par jour avec le cabinet du ministre de la Défense, avec le Ministère des affaires étrangères qui suit la situation d'un point de vue diplomatique ; deux fois par semaine à la Présidence de la République, avec un conseil de défense restreint de suivi chaque semaine.

b) Aéromobilité et ravitaillement en vol : deux besoins criants

L'éloignement et l'extension des théâtres ainsi que l'absence de réseaux routiers rendent l'utilisation des moyens aériens indispensables pour réaliser une partie des opérations logistiques, notamment lorsqu'elles sont conditionnées par l'urgence, qu'il s'agisse de transport de matériel (l'Armée de l'Air a pu livrer récemment par A 400M un Caracal à Ndjamena ou transporter deux VAB pour remise en condition sur cette base en provenance de Niamey), de ravitaillement des forces en opérations sur certaines bases avancées temporaires ou par largage ou des relèves de personnels ; ou d'opérations de combat (transports de troupes, appui feu), de surveillance et renseignement. A cet égard, le déploiement de drones Reaper en BSS représente un atout considérable en raison de leur autonomie qui permet d'assurer une permanence sur les zones d'opération, leur discrétion, la qualité des images produites et leurs coûts de fonctionnement. En RCA, en l'absence de réseau routier et en raison des conditions climatiques (pistes souvent impraticables durant la saison des pluies), le transport aérien est parfois le seul moyen de liaison possible.

Cette extension met également en évidence l'importance dans les opérations aériennes mais aussi héliportées du ravitaillement en vol. Actuellement avec le retrait des Mirages 2000 de la base de Niamey (redéploiement en Jordanie pour l'opération Chammal), ne peuvent être engagés que les Rafales stationnés à Ndjamena, ce qui rend nécessaire des ravitaillements en vol, souvent avec des moyens alliés. Il en va de même du ravitaillement en vol d'un Caracal, seul hélicoptère de nos forces doté de cette capacité, expérimenté pour la première fois par l'armée de l'air, promesse d'importants progrès dans le domaine tactique.

Cette dimension particulière suppose un niveau élevé de disponibilité opérationnelle des aéronefs, ce qui n'est pas toujours acquis en raison notamment de la spécificité climatique et géologique des théâtres, mais aussi des pistes d'atterrissage entretenues, des parkings aéronefs en dur ou sous toile, protégeant les aéronefs de la poussière et de la chaleur et permettant leur entretien dans de meilleures conditions, des systèmes d'information et de communication solides et des enceintes protégées.

c) Une organisation logistique déterminante

Cet éloignement et cette extension des théâtres d'opération obligent à la mise en place d'une manoeuvre logistique complexe pour approvisionner le théâtre en denrées alimentaires, en eau (BSS), en matériels et pièces de rechange, en carburant et en munitions. Ces conditions consomment les potentiels de façon accélérée et rendent la manoeuvre logistique d'une grande complexité.

Assurant la conduite et la coordination interarmées du soutien logistique des forces à l'occasion de toute activité opérationnelle, le centre de soutien des opérations et des acheminements, créé le 1 er juillet 2014, est responsable des acheminements stratégiques, les flux intra-théâtre étant du ressort de chaque commandant des forces.

La logistique en OPEX constitue une condition essentielle pour maintenir les capacités opérationnelles. Qu'il s'agisse des transports depuis la métropole ou de l'acheminement intra-théâtre, de personnel, de vivres, de carburants ou de matériels, elle est soumise à des contraintes spécifiques qui dépendent des différentes phases opérationnelles : lancement, soutien, rapatriement.

La contrainte est majeure lors du déploiement de la chaîne logistique ex nihilo et souvent dans l'urgence et au moment où les conditions de sécurité sont les plus difficiles.

Les distances et les extensions de théâtres représentent un défi important notamment pour des opérations majeures situées en Afrique ou au Levant sur des théâtres qui se mesurent à l'échelle d'un continent de la taille de l'Europe

S'y ajoutent les contraintes de survol au-dessus du territoire de certains États (restrictions quant au survol des aéronefs et de certaines matières dangereuses), de transit routier (sécurité des convois militaires ou civils), de procédures douanières. Le groupe de travail a pu mesurer par exemple la difficulté pour l'opération Barkhane de faire acheminer de l'eau par voie routière en traversant un pays limitrophe.

L'organisation de chacune des bases et de la réservation de lieu de stockage revêt une importance considérable tant pour le déroulement des opérations que pour l'organisation des circuits logistiques.

Enfin la nécessaire disponibilité des moyens de transports conduit à externaliser une partie des acheminements quand les conditions de sécurité le permettent et à s'appuyer sur des moyens alliés (pays européens) en cas de besoin. Le manque de capacité propre concernant le transport aérien reste préoccupant. L'utilisation attendue de l'A400M aujourd'hui utilisé uniquement pour les liaisons stratégiques et peu pour des liaisons intra-théâtre, notamment lorsqu'il s'agit d'utiliser des terrains sommaires, alors qu'il dispose des capacités nécessaires, devrait améliorer sensiblement l'efficacité de la boucle logistique et réduire notre dépendance à l'égard de capacités extérieures (Antonov) 111 ( * ) dont la flotte est réduite et vieillissante et dont le coût reste élevé.

Le déplacement du groupe de travail auprès de la force Barkhane a été l'occasion de prendre conscience de l'importance du système logistique permettant le ravitaillement en eau, en produits alimentaires, en pièces de rechanges, en munitions et en carburants, notamment celui des postes les plus avancés qui ne peut être réalisé que par la voie aérienne et ou par des convois protégés. De ce point de vue, les déficits de moyens de transports aéromobiles est handicapant ; là où un A 400 M disposant des équipements et qualifications nécessaires pourrait livrer 24 tonnes de frets, il faut multiplier les rotations de C 130 et donc restreindre leur disponibilité pour d'autres missions. L'insuffisance du parc patrimonial oblige à s'appuyer sur des moyens mis à disposition par nos alliés européens, ce qui est une contribution appréciable et appréciée, ou sur des moyens externalisés qui ne peuvent guère être sollicités en situation de combat.

Chaque OPEX présente des particularités.

Conjuguant un nombre élevé d'implantations, des distances importantes à parcourir pour acheminer des produits depuis la métropole par voie maritime puis routière, la rudesse du climat, l'insécurité de certains zones, la rareté des ressources locales, la diversité et le nombre des matériels déployés, l'organisation logistique de Barkhane est sans doute l'une des plus complexes et des plus exigeantes.

Pour Chammal, les difficultés sont semble-t-il davantage d'ordre géopolitique et concernent surtout les autorisations de survol.

Pour Sangaris, le dimensionnement initial de la logistique a peu ou prou contraint le déroulement des opérations 112 ( * ) . Sangaris est entrée aujourd'hui dans une phase préparatoire au désengagement et donc de rapatriement des matériels, qui est conditionné en grande partie par les liaisons maritimes entre la métropole et le port de Douala au Cameroun. Il s'agit d'une opération assez complexe dans sa planification, mais sans commune mesure avec l'organisation du retrait d'Afghanistan qui s'est étalé sur 2013 et 2014 utilisant tout type de transports et des voies d'acheminement complexes à mettre en oeuvre avec les pays voisins.

Les flux de l'opération Barkhane représentent, par an approximativement entre 20 et 25 000 tonnes de fret, 25 000 passagers et un coût de l'ordre de 30 à 40 millions d'euros (moyenne 2014/2015) ; pour Sangaris, 12 à 15 000 tonnes de fret, 12 000 passagers et un coût annuel de l'ordre de 15 millions d'euros.

Proposition : Poursuivre le renforcement des systèmes d'information logistiques.

d) La nécessité de bascules des forces

En outre, dans le cadre des opérations militaires, compte tenu des effectifs déployés relativement peu nombreux, la présence continue sur l'ensemble du territoire n'est pas possible, les opérations de reconquête sont donc menées par phases successives pour laisser le temps à une force multinationale de stabilisation ou aux forces locales de se déployer, parfois avec des unités d'effectifs réduits (de l'ordre du sous-groupement tactique en RCA par exemple).

En phase de stabilisation, les forces françaises agissent en appui pour des actions spécifiques et souvent ponctuelles de lutte contre les groupes armés en agissant sur des zones d'opération plus réduites. Cela suppose néanmoins une répartition des forces sur trois niveaux depuis des plateformes arrière, des points d'appui principaux et des bases avancées temporaires (Barkhane).

Sources : État-major des armées
Droits : Ministère de la Défense

e) Un prépositionnement indispensable

Enfin, l'éloignement des théâtres rend essentiel le prépositionnement de forces dans les zones d'intérêt, elles permettent une montée en puissance très rapide soit au moment de l'entrée en premier sur un théâtre, soit pour un renforcement immédiat en cas de dégradation de la situation au cours d'une opération de stabilisation, soit pour disposer de bases pour des opérations aériennes ou maritimes .

Source : - EMA

Copyright Ministère de la Défense 2016

La redistribution des implantations au plus près des zones possibles d'intervention engagée par la loi de programmation militaire de 2014-2019, poursuivie par son actualisation en 2015, est un atout opérationnel important que de nombreux exemples récents ont démontré :

- la capacité de faire intervenir au premier jour de l'intervention au Mali le 11 janvier 2013 des hélicoptères des forces spéciales stationnées au Burkina Faso pour porter un premier coup d'arrêt à l'offensive des groupes armés terroristes en direction du sud, puis des avions stationnés au Tchad dans le cadre du dispositif Epervier, en attendant la conduite du raid de quatre Rafales depuis la métropole le 13 janvier ;

- la capacité de déployer une compagnie parachutiste prépositionnée à Libreville (Gabon) et à l'acheminer grâce aux avions de transport tactique de l'opération Epervier (Tchad) dès le 5 décembre 2013 au premier jour de l'intervention en Centrafrique en décembre 2013 ;

- la capacité d'utiliser la base d'Abou Dhabi pour mener des raids aériens dans le cadre de l'opération Chammal ;

- la capacité d'employer l'équivalent d'un GTIA pour renforcer une action de contrôle de zone d'opération dans le Nord-Mali en prélevant un détachement prévu pour être prépositionné en Côte d'Ivoire comme le groupe de travail a pu en prendre connaissance lors de son déplacement à Gao au mois de juin 2016.

Ces déploiements, qu'ils aient été effectués depuis des implantations de forces permanentes prépositionnées ou à partir de forces affectées à d'autres opérations dans la proximité géographique, constituent des éléments de souplesse et des atouts opérationnels importants pour agir vite.


* 110 L'opération Air Baltic Policing, assurée par les forces aériennes des pays membres de l'OTAN afin de faire surveiller et de protéger l'espace aérien des pays baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie). A ce titre, à la fin du mois de septembre 2016 et pour quatre mois, l'armée de l'air française, va déployer quatre Mirage 2000-5F.

* 111 Lors du déclenchement de Serval, l'armée avait loué 10 appareils par jour, d'une flotte qui n'en compte que 22 à un opérateur privé.

* 112 Comme l'indique l'étude de Rémy Hémez , « la contrainte des effectifs comme les arbitrages lors de la génération de force ont limité la part de cette fonction au regard du volume global des forces entre 20 et 25% ce qui est un niveau plancher. Le soutien logistique n'a pas été facilité par le fait que les Groupements tactiques interarmes (GTIA) étaient composés de parcs de véhicules disparates et par l'incertitude de la durée de l'opération. Toute la fonction logistique initialement dimensionnée pour soutenir un seul GTIA agissant dans une seule direction, a dû soutenir jusqu'à trois GTIA dans trois directions. Cela n'a été possible que grâce à une forte cohérence tactico-logistique et parce que les efforts sur le terrain ont été successifs et de courte durée à chaque fois, moyennant le recours à l'externalisation et à des renforts temporaires. Cette juste suffisance logistique n'est pas sans conséquences, en ce qui concerne la surconsommation des matériels qui ne peuvent pas recevoir le niveau d'entretien normalement requis, ce qui se paye sur les réparations au moment de leur rapatriement en métropole » « Sangaris : efficace malgré la faiblesse des effectifs ? » in IFRI - Retours sur Sangaris » avril 2016.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page