II. UNE INADAPTATION DU PROFIL DES INTERVENANTS : L'ARMÉE SUPPLÉTIVE DES FORCES DE L'ORDRE ?

A. DES MISSIONS QUI N'EXPLOITENT PAS RÉELLEMENT LE POTENTIEL DE NOS ARMÉES

1. Des missions se limitant dans une large mesure à de la garde statique

Les missions exercées par les forces armées dans le cadre de l'opération Sentinelle sont très largement héritées de celles qui leur étaient assignées dans le cadre du plan Vigipirate. Le rapport sur les conditions d'emploi des armées lorsqu'elles interviennent sur le territoire national pour protéger la population de 2016 en établit une liste :

- présence dissuasive, offrant une réassurance pour la population, confortant la résilience de la Nation, et permettant de prévenir ou d'anticiper des attaques possibles ;

- contrôle et surveillance de zones d'intérêt national, telles que frontières, aéroports et ports à passagers, grands axes de communication et de pénétration, en appui des forces de sécurité intérieure ;

- renforcement de la protection des grands événements ;

- contribution à la protection et défense des structures essentielles de l'État afin d'assurer la continuité de leur fonctionnement ;

- contribution au renforcement de la protection des points d'importance vitale ;

- en cas d'attentats majeurs ou de prises d'otages massives, capacité à rétablir un rapport de forces favorable pour sauver des vies humaines, en complément des forces de sécurité intérieure spécialisées ;

- contribution aux missions de surveillance et de protection, en mesure de déclencher des interventions spécialisées en complément des unités d'intervention des forces de sécurité intérieure.

Malgré une évolution vers plus de mobilité, les gardes statiques visant à protéger certains lieux sensibles (lieux de culte, écoles confessionnelles, centres culturels, etc.) continuent de représenter plus de la moitié de l'activité des soldats déployés.

Par ailleurs, le cadre d'exercice des opérations intérieures diffère sensiblement des conditions « habituelles » d'engagement de nos forces armées. Celles-ci sont en effet préparées et entraînées pour des engagements de très haute intensité. Or, sur le territoire national, nos forces évoluent dans un milieu essentiellement urbain, entourées de civils dont elles doivent assurer la protection .

2. Un débat doctrinal qui n'est pas encore tranché

La doctrine prévoit la possibilité de recourir aux forces armées dès lors que la règle dite « des quatre i » est respectée.

En d'autres termes, les forces armées ne doivent être sollicitées que si les forces de sécurité intérieure « normales » sont inexistantes, insuffisantes, indisponibles ou inadaptées.

Le recours aux forces armées ne saurait donc constituer qu'un « ultima ratio regum », ces dernières ne devant en aucun cas se substituer aux forces de l'ordre ni même en constituer un supplétif . Or la décision prise par le président de la République de pérenniser l'opération Sentinelle pourrait être interprétée comme allant dans ce sens. À cet égard, le général Jean-Marie Faugère 16 ( * ) considère que « la finalité de l'armée, celle qui donne un sens à l'institution militaire, demeure bien de combattre un ennemi, celui qui menace l'intégrité du territoire ou la vie de la population. Dans le cas présent, il n'y a pas d'ennemi, seulement des criminels de droit commun, d'un nouveau genre, certes. Dès lors, sans ennemi et par conséquent sans objectifs militaires, cette opération est vouée, sur un plan strictement opérationnel, à une entreprise de figuration purement cosmétique. Dans de telles conditions peut-on laisser perdurer une opération sans buts comme sans résultats à apprécier, avec le risque réel de voir se banaliser une participation des forces terrestres dans un rôle de vigiles ? ». Au total, selon le général Alain Bouquin 17 ( * ) , défense et sécurité doivent être deux concepts distincts , la défense étant « une situation dans laquelle on affronte un adversaire désigné, que l'on a le droit de tuer, alors qu'il n'est pas nécessairement un " méchant " ; sans haine, car l'ennemi, c'est en général un autre soldat à qui on doit le respect », quand la sécurité constitue « une situation beaucoup plus complexe dans laquelle, même face à un méchant, on doit prendre en compte un cadre juridique compliqué mêlant la légitime défense, le flagrant délit, ou des notions de police judiciaire ».

3. Une sous-utilisation des compétences militaires et du renseignement

Les inconvénients liés à la garde statique sont bien connus : identification immédiate des lieux sensibles par les personnes envisageant de commettre un acte terroriste, militaires constituant des cibles immédiates, effet dissuasif non établi, etc.

Selon le général Vincent Desportes 18 ( * ) , « à utiliser les armées comme des forces de police - ou pire comme des sentinelles ou des vigiles de sociétés de gardiennage - on utilise à faux un remarquable instrument, sans en retirer de plus-value sécuritaire mais, en se privant dans l'instant et pour l'avenir d'un moyen qui fait déjà défaut sur les théâtres d'opération et dont se dégradent à vive allure les capacités ».

Par ailleurs, selon certains interlocuteurs de votre rapporteur spécial, l'intérêt majeur des OPINT, en particulier dans le cadre de gardes statiques, réside dans la possibilité pour les soldats déployés de recueillir des informations sur l'environnement dans lequel ils évoluent.

Le rapport sur les conditions d'emploi des armées lorsqu'elles interviennent sur le territoire national pour protéger la population remis par le Gouvernement au Parlement en mars 2016 précise que la connaissance de l'environnement, qui s'appuie sur les informations transmises par l'autorité civile, les forces de sécurité intérieure ou de sécurité civile, « est complétée par le recueil d'informations locales effectué par les forces stationnées ou déjà déployées (soit en opération intérieure, soit lors d'entraînements sur le territoire national), par le partage d'informations avec les autres acteurs majeurs de la sécurité intérieure et, dans le cadre d'opérations de sécurité intérieures, par des actions de surveillance et observation dans les quatre milieux, terrestre, maritime, aérien et cyber ».

Or, selon les personnes rencontrées par votre rapporteur spécial, ces informations ne peuvent pas être traitées et utilisées à des fins autres qu'opérationnelles.


* 16 Général Jean-Marie Faugère, Protection de la population sur le territoire national : un cadre général d'emploi de l'armée à revoir en profondeur, Cercle de réflexion G2S, Numéro 18, octobre 2016.

* 17 Général Alain Bouquin, L'armée sur le territoire national : une navigation périlleuse entre trois écueils, forfaiture, imposture et emploi contre-nature, Cercle de réflexion G2S, Numéro 17, avril 2016.

* 18 Général Vincent Desportes, Armées et lutte contre le terrorisme, Cercle de réflexion G2S, Numéro 17, avril 2016.

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