B. LES ENJEUX

1. L'efficacité économique comparée des différents type de transmission : vrai ou faux débat ?

Les difficultés liées à la transmission et à la reprise sont anciennes et les politiques publiques se sont organisées en conséquence pour tenter d'y remédier. C'est notamment le cas de la fiscalité des transmissions familiales qui a été allégée au début des années 2000. Cet allégement a été motivé par un constat simple résumé ainsi par Bpifrance : « Les PME et ETI familiales sont le moteur de la création d'emplois en France » 29 ( * ) . Toutefois, vos rapporteurs ont pu constater lors de leurs travaux que les politiques fiscales favorisant la transmission familiale avaient pu susciter des interrogations quant à leur efficacité économique.

Les études publiées tant par le Conseil d'analyse économique que par la direction générale du Trésor émettent des doutes sur l'utilité économique des politiques favorisant la transmission familiale.

Dans l'étude publiée par la DG Trésor en novembre 2013 30 ( * ) , Guillaume Ferrero et Aymeric de Loubens contestent l'intérêt économique des aides à la transmission familiale, au vu de plusieurs recherches universitaires publiées en Europe et aux États-Unis et concluent : « Les éventuels arguments théoriques en faveur d'un encouragement de la transmission de l'entreprise à la famille, à savoir les externalités positives liées à une meilleure prise en compte par l'entreprise familiale du long terme et sa capacité à amortir les chocs, ne résistent pas à l'analyse empirique. Les études empiriques identifiant les successions des dirigeants, y compris celle de Bach (2009) sur le champ des entreprises françaises de plus de 20 salariés entre 1997 et 2002 (soit avant même l'instauration de la mesure « Dutreil transmission »), concluent que le management héréditaire est préjudiciable à la fois en termes de profitabilité et de pérennité des entreprises. »

Toutefois, l'étude de Bach citée dans cette conclusion concerne une période (1997-2002) de relative croissance en France, période où la capacité de l'entreprise familiale à absorber les chocs ne pouvait que très peu s'illustrer. Par ailleurs, comme le rappellent à juste titre les auteurs, cette période était antérieure à l'adoption de la mesure « Dutreil Transmission » : il pourrait être répondu que c'était précisément l'absence de cette mesure qui pénalisait -voire fragilisait- les entreprises familiales à cette époque.

De fait, selon les pays ou les années de référence, les recherches peuvent montrer des résultats moins contrastés que les conclusions présentées par l'étude publiée par la DG Trésor, notamment en termes d'emplois. Ainsi l'économiste Alain Tourdjman analysant les opérations effectuées en 2010 démontre empiriquement que, indépendamment du nombre de salariés, les entreprises ayant fait l'objet d'une transmission familiale ont toutes connu des taux de survie à trois ans supérieurs aux taux de survie de celles ayant fait l'objet d'une cession non familiale.

Source : BPCE L'Observatoire - octobre 2016

Et s'il est exact que les entreprises familiales sont potentiellement moins dynamiques (les entreprises à croissance forte y sont moins nombreuses), elles ont été en revanche moins sensibles à la crise économique après 2008 et ont été moins nombreuses à connaître une contraction de leurs effectifs comparativement aux cessions non familiales.

Source : BPCE L'Observatoire - octobre 2016

Vos rapporteurs ont toutefois noté quelques points de convergence entre les différentes études économiques. Ainsi, au-delà de certains biais liés à toute étude empirique, il apparaît que la reprise « en interne » 31 ( * ) présente certains avantages en termes de pérennité de l'entreprise et/ou de conservation de l'emploi (face au risque de disparition de l'entreprise faute de repreneurs ou faute de préparation suffisante des nouveaux dirigeants).

Vos rapporteurs ont également noté qu'il n'existait pas d'études sur l'impact territorial de l'absence de transmission. Si les économistes illustrent largement leurs propos sur la pérennité et la croissance de l'emploi à l'intérieur des entreprises transmises, aucun rapport n'inclut les emplois indirects perdus à l'occasion d'une entreprise fermée suite à un manque de repreneur ou suite à la vente d'un établissement décidée par l'acquéreur.

Au-delà du caractère relativement théorique -et parfois daté- de certaines études, vos rapporteurs ne peuvent que constater sur le terrain une réalité socio-économique indiscutable : la disparition de certaines entreprises -faute de repreneurs- pénalise l'emploi, le savoir-faire et la vitalité de nos territoires. Tels sont les véritables enjeux de la transmission.

2. La préservation de l'emploi

Chaque année, 30 000 entreprises disparaissent annuellement, faute de repreneurs 32 ( * ) . C'est donc bien plus de 30 000 emplois qui disparaissent chaque année de ce fait. Certes, une partie de ces entreprises connaissaient des difficultés économiques qui expliqueraient l'absence de reprise. Mais comme évoqué précédemment, le manque d'anticipation de la reprise explique en partie les difficultés économiques auxquelles font face certaines entreprises en recherche de repreneur.

Par ailleurs, toutes les disparitions sont loin d'être dues à la dure fatalité des cycles économiques. Ainsi, figurent également parmi les entreprises disparues des entreprises en bonne santé qui représentent un nombre non négligeable d'emplois : « Si la disparition concerne avant tout des PME mal classées en terme de risques, près de 14 % des entreprises disparues en 2012 avaient un risque jugé peu élevé (notes A ou B), soit un total de 644 PME. (...) En considérant que la part des entreprises considérées à tort comme disparues et non cédées est équivalente en 2011 et 2012, il apparaît que le nombre de PME en bonne santé qui ont disparu sans accident judiciaire ni reprise était donc de 335 unités en 2011 et 301 unités en 2012, correspondant respectivement à 7 556 salariés en 2011 et 13 300 salariés en 2012. 33 ( * ) »

10 000 emplois par an supprimés faute de repreneurs apparaît ainsi comme un chiffre minimum qui ne prend en compte ni les emplois perdus faute d'anticipation du cédant, ni les emplois perdus indirectement. En effet, une entreprise sur un territoire génère -par sa seule présence- d'autres activités et d'autres emplois, notamment dans le secteur de l'artisanat et du commerce de proximité. La transmission, bien plus qu'une simple question économique, apparaît ainsi comme un véritable enjeu social et territorial. Le maintien de l'emploi sur nos territoires passe nécessairement par une meilleure fluidité des transmissions d'entreprises.

3. Le maintien du savoir-faire

« Les entreprises familiales centenaires se différencient des entreprises pluriactionnariales par leurs finalités, leur fonctionnement et leurs valeurs. Ces entreprises et leurs dirigeants estiment avoir une responsabilité sociale avec comme objectifs prioritaires la pérennité de l'entreprise et la préservation de l'emploi. (...) [Leurs] valeurs sont essentiellement un savoir-faire , l'image liée au nom, une capacité d'écoute aussi bien des clients (fidélités) que des salariés. Leur attachement géographique montre aussi qu'elles sont conscientes de leur rôle économique à l'échelle locale. » 34 ( * )

Cette vision de l'entreprise familiale est notamment partagée par Bpifrance, qui leur consacre une offre spécifique pour les accompagner, estimant que : « Résilientes, innovantes, orientées long terme, [Les PME et ETI familiales] ont tout pour relever le défi de la croissance et de la compétition internationale. » 35 ( * )

C'est ainsi tout un savoir-faire technologique français que ces entreprises défendent dans les différents territoires. Les parlementaires -comme l'ensemble des français- connaissent dans leurs territoires des entreprises centenaires qui transmettent de génération en génération un savoir-faire qui évolue et se modernise avec le temps. Et ce savoir-faire existe aussi bien dans le textile, dans la menuiserie, dans la mécanique ou l'agro-alimentaire que dans l'horlogerie ou même le travail de l'acier et de la visserie-boulonnerie, comme c'est le cas pour cette entreprise franc-comtoise : « Nous sommes assis sur une tradition technologique qui est celle du fil d'acier, qu'il s'agisse des hameçons ou de la visserie-boulonnerie, et si nous disparaissions, c'est un élément important de la technologie française qui disparaîtrait » 36 ( * ) .

4. La lutte contre la dévitalisation de nos territoires

Vos rapporteurs ont pu regretter le faible nombre d'études se concentrant sur l'impact territorial de la cession/transmission d'entreprise. Ainsi, les projections sur les emplois menacés par la fermeture d'entreprises non reprises s'en tiennent bien souvent aux seuls emplois de ces dernières, oubliant les emplois induits qui disparaissent dans nos territoires. C'est une réalité bien connue des chambres de commerce et d'industrie : « En Bourgogne, une création d'entreprise permet de créer en moyenne un à cinq emplois, alors qu'une transmission ou une reprise génère en moyenne dix à vingt emplois. Dans cette région à forte proportion rurale, la pérennité d'une entreprise favorise le maintien de la population des actifs dans un village ». 37 ( * )

Les seuls chiffres disponibles semblent conforter l'idée selon laquelle la reprise est un enjeu majeur pour la sauvegarde du tissu social et économique de nos territoires. Une récente étude publiée par l'Institut supérieur des métiers 38 ( * ) rappelle que :

- « une entreprise sur trois est artisanale ;

- 31 % des entreprises artisanales sont issues d'une transmission reprise.»

Le nombre de reprises est en baisse constante depuis près de dix ans avec, dans certaines régions, une division pratiquement par deux du nombre de reprises entre 2008 et 2014 . C'est notamment le cas de régions fortement rurales où l'artisanat maintient l'activité de plusieurs villages et bourgs ruraux 39 ( * ) . Si la crise est un facteur non négligeable de cette tendance, le manque d'anticipation et d'accompagnement des cédants est bien souvent l'explication principale de l'échec à trouver un repreneur. La même étude indique que, sur 100 entrepreneurs individuels partant à la retraite, seuls 37 % trouvent un repreneur contre 55 % qui avouent n'avoir eu aucun projet de cession et 8 % dont les efforts ont échoué .

L'enjeu dépasse le simple cadre économique pour devenir une véritable problématique d'aménagement de nos territoires comme le rappelle la Confédération des PME : « Les TPE-PME font le maillage territorial de notre économie. Leur disparition a donc un impact non négligeable sur beaucoup de territoires et notamment ruraux, mais pas seulement. Derrière ce sujet se pose une question d'aménagement des territoires. Les centres villes sont également touchés par ce problème. Nombre de commerces cessent en effet leur activité faute de repreneur et l'activité va s'établir en périphérie. 40 ( * ) »

Cette difficulté, loin de s'atténuer, risque de prendre encore plus d'importance alors que toute une génération de dirigeants doit être remplacée ces dix prochaines années 41 ( * ) .


* 29 Plaquette d'information « Bpifrance Family ».

* 30 « Faut-il favoriser la transmission d'entreprise à la famille ou aux salariés ? », Guillaume Ferrero et Aymeric de Loubens, Cahiers de la DG Trésor n°2013/06 - Novembre 2013.

* 31 Par les salariés.

* 32 Ce chiffre est à comparer aux 60 000 transmissions annuelles. Comme le rappelle, dans son rapport, la députée Fanny Dombre-Coste, la proportion d'entreprises disparues par rapport aux entreprises reprises diffère selon les secteurs, l'artisanat -secteur d'activité typique de nos communes rurales- se présentant vraisemblablement comme l'un des plus fragiles.

* 33 Les carnets de BPCE L'Observatoire, La cession-transmission des PME, mars 2014.

* 34 Synthèse de l'enquête publiée en janvier 2014 sur les entreprises familiales centenaires menée par « Entreprise Familiale Centenaire ® » et « BM&S ».

* 35 Extrait de la plaquette d'information « Bpifrance Family ».

* 36 Christophe Vieillard du groupe VMC à Morvillars cité par Cyrille Chevrillon dans Les 100 000 familles - plaidoyer pour l'entreprise familiale, p. 122.

* 37 Audition de la Chambre Régionale de Commerce et d'industrie de Bourgogne du 8 février 2006 citée par le rapport Transmission, cession et reprise d'entreprise en Bourgogne présenté par Mme Élisabeth Petitbon et M. Daniel Bigeard au Conseil économique et social de la région le 16 novembre 2006.

* 38 La transmission-reprise d'entreprises artisanales en chiffres, Institut supérieur des métiers, octobre 2016.

* 39 En Bourgogne, le nombre de reprises dans les immatriculations d'entreprises artisanales est passé de 547 en 2005 à 239 en 2015. En région Pays de la Loire, le nombre est de seulement 722 reprises en 2014 contre 1345 en 2006.

* 40 Extrait de la contribution écrite de la Confédération Générale des Petites et Moyennes Entreprises (CGPME) devenue depuis la CPME.

* 41 « Alors que la reprise apparaît statistiquement propice à une relance du potentiel de croissance de l'entreprise, le vieillissement en cours des dirigeants de PME fait courir un risque grandissant d'altération des performances économiques des PME. Si les PME dont le dirigeant a 66 ans et plus sont au nombre de 12 600 et représentent 780 000 emplois en 2010, leur poids semble appelé à croître en raison du décalage entre les reprises effectives et le potentiel de cessions. » Extrait de la synthèse de l'édition 2011 de BPCE L'Observatoire consacrée à la cession-transmission.

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