C. UN STATUT PARADOXAL : DES NORMES PAYANTES NON OBLIGATOIRES MAIS LARGEMENT APPLIQUÉES

1. Des normes d'application volontaire...
a) Des normes « privées »

L'absence de caractère par principe juridiquement obligatoire des normes provient de leur caractère « privé ».

Si leur processus d'élaboration est encadré par des normes étatiques - en France, le décret du 16 juin 2009 - ou internationales - le règlement (UE) n° 11025/2012 du 25 octobre 2012 ou les stipulations de l'accord relatif aux obstacles tarifaires au commerce de l'Organisation mondiale du commerce -, elles restent le fait d'organismes de droit privé, à caractère associatif ou non gouvernemental. Dès lors, elles ne peuvent, formellement, être à l'origine de la création d'une règle de droit « dur » , qui est l'apanage d'un système juridique étatique - que ce dernier accepte l'application sur son territoire de règles définies par des organisations intergouvernementales ou qu'il délègue sa production à des acteurs infra-étatiques comme des collectivités territoriales.

Aussi ne peuvent-elles être mises en application que sur une base volontaire , soit à la suite d'un engagement unilatéral des acteurs, soit dans le cadre d'engagements réciproques, par le biais de contrats.

b) Des normes « payantes »

Au surplus, l'accès aux normes est payant. Cette caractéristique, qui éloigne intrinsèquement les normes des dispositions législatives ou réglementaires dont l'accès est libre et gratuit, est souvent présentée comme le pendant du caractère privé de l'activité de normalisation.

Les organismes de normalisation - qu'il s'agisse du niveau national, européen ou international, bénéficient en effet d'un droit de propriété intellectuelle , assimilable à un droit d'auteur, sur les normes qu'elles élaborent et les autorisent à en contrôler la diffusion . Les documents sont protégés, en France, par le code de la propriété intellectuelle et les différentes conventions internationales en la matière. Cette protection s'exerce tant sur les propres productions de l'AFNOR que sur celles des organismes de normalisation européens ou internationaux que l'AFNOR, en tant que membre français, est habilitée à commercialiser.

Les normes volontaires doivent donc être achetées par les acteurs de l'économie qui souhaitent les appliquer . Et, en conséquence, toute reproduction, diffusion ou communication par quelque moyen que ce soit sans l'autorisation écrite préalable de l'organisme de normalisation (l'AFNOR ou l'ISO, par exemple) ou de ses ayants droit est constitutive de contrefaçon et passible des sanctions qui s'y rattachent.

Or, le modèle économique des organismes de normalisation repose pour une partie importante sur la vente de leurs propres normes .

Pour la plupart des organismes nationaux de normalisation, la vente de norme constitue même l'une des principales ressources. Quant à l'ISO, la vente des normes représente près de 35 % de ses recettes.

L'AFNOR ne fait pas exception en la matière, cette dimension étant néanmoins devenue plus prégnante à mesure que le financement public de l'activité de normalisation a décru dans les dernières années pour ne représenter désormais que 10 % du budget de l'association. Aujourd'hui, la vente des normes assure 38,3 % des recettes de l'association .

LE PRIX DE VENTE DES NORMES DE LA COLLECTION FRANÇAISE

Pour ce qui concerne l'AFNOR, le prix de vente des normes varie de quelques dizaines à plusieurs centaines d'euros.

Selon les informations communiquées par l'AFNOR, le prix des normes de la collection française est fixé selon un barème en fonction du nombre de pages. Il s'agit du modèle retenu par l'ISO et, semble-t-il, par l'ensemble des membres de l'ISO. Le prix de vente intègre une rémunération du droit d'auteur.

Quand l'AFNOR intègre dans la collection des normes françaises des normes européennes ou internationales, elle ne reverse pas directement une partie des recettes tirées des ventes de ces normes. En revanche, en sa qualité de membre des organismes européens et internationaux de normalisation, elle participe directement au financement de ces organismes notamment par le biais des cotisations qu'elle leur verse.

Et, dans ce domaine comme ailleurs, les organismes de normalisation nationaux, de même que certains éditeurs spécialisés, se livrent à une forte concurrence pour la diffusion des normes adoptées. Ainsi, si AFNOR a une activité d'édition incontournable, notamment en France, d'autres acteurs contestent sa position de marché, qu'il s'agisse d'organismes de normalisation nationaux - comme le Deutsches Institute für Normung (DIN) ou la Bristish Standards Institution (BSI) - ou de simples éditeurs, tels que la société IHS Markit qui détiendrait à elle seule environ 40 % du marché mondial de la diffusion des normes.

MM. Jacques Levet et Franck Gambelli, intervenant respectivement au titre du MEDEF et de la CPME, tout comme M. Alan Schmitt, chef du service de la compétitivité, du développement et de l'innovation des entreprises, ont néanmoins évoqué devant votre rapporteur les risques de remise en cause de ce modèle économique, tout au moins au niveau européen.

Dans un arrêt récent, la Cour de justice de l'Union européenne a en effet jugé qu'une norme harmonisée, adoptée sur le fondement d'une directive et dont les références ont fait l'objet d'une publication au Journal officiel de l'Union européenne , « fait partie du droit de l'Union , dès lors que c'est par référence aux dispositions d'une telle norme qu'il est déterminé si la présomption établie [par la directive] s'applique, ou non, à un produit déterminé . » 25 ( * ) Certains commentateurs et les services juridiques de certaines institutions estiment que la conséquence logique de cette intégration au droit de l'Union devrait être l'accessibilité libre et gratuite du public aux normes harmonisées, au même titre que le reste de la législation européenne.

Néanmoins, votre rapporteur relève que la Cour ne s'est prononcée sur l'appartenance de ces normes au droit de l'Union que pour asseoir sa compétence pour en interpréter les dispositions et n'a pas pris expressément parti sur la gratuité d'accès. Si, toutefois, une telle conséquence devait être tirée à l'avenir de cette prise de position, elle se limiterait vraisemblablement, en tout état de cause, aux normes harmonisées européennes et n'aurait dès lors pas d'effet sur les normes - européennes ou d'autre origine - qui ne sont pas élaborées sous mandat.

2. ...qui font l'objet d'une large application par les professionnels
a) Les normes, porteuses d'un « standard » perçu comme obligatoire

Ainsi que l'a souligné Mme Anne Penneau, professeur de droit privé à l'Université de Paris 13, lors de son audition, les normes , bien que dépourvues d'effet juridiquement contraignant, disposent d'une autorité de fait . De même, selon le professeur Claude Berr, « d'un point de vue pratique, le prétendu caractère facultatif des normes demeure très largement illusoire, tant son fréquentes les situations dans lesquelles l'un des contractants, privé ou public, impose à son partenaire de se conformer à telle ou telle norme, sous peine d'engager sa responsabilité ». 26 ( * ) De fait, dans la vie des affaires, l'obligation de respecter des normes volontaires ne cesse de gagner du terrain.

Ainsi, les contrats d'assurance ou les contrats de sous-traitance font de plus en plus souvent référence à des spécifications contenues dans des normes volontaires , qui sont autant d'éléments pris en considération pour la couverture du risque lié aux activités des entreprises. Le poids de l'audit dans l'organisation des groupes de sociétés, qui s'appuie également largement sur des normes volontaires, renforce le caractère impératif de certaines d'entre elles.

Mais l'un des ressorts les plus puissants de l'autorité de fait attachée aux normes volontaires repose sans doute sur l'activité de certification . Pendant de l'activité de normalisation, la certification, qui consiste à attester du suivi de prescriptions - souvent issues d'une norme volontaire -, permet en effet de valoriser, dans une démarche marketing, les entreprises qui acceptent de se soumettre à des normes de « qualité » ou de « compétence » professionnelle. Dans ces conditions, attester du respect d'une norme censée démontrer l'excellence de l'entreprise dans une activité ou un secteur d'activité déterminé est un avantage commercial susceptible d'être mis en avant. Ce « bonus commercial », auquel les consommateurs sont de plus en plus sensibles, conduit donc nombre d'entreprises à s'imposer de respecter des normes - dont le contenu même n'est pas forcément l'essentiel - dans le seul but d'afficher, à l'instar de leurs concurrentes, la qualité des produits ou des services qu'elles fournissent au public.

LA CERTIFICATION DES BIENS ET SERVICES

Selon l'article L. 433-3 du code de la consommation, constitue une certification de produit ou de service « l'activité par laquelle un organisme, distinct du fabricant, de l'importateur, du vendeur, du prestataire ou du client, atteste qu'un produit, un service ou une combinaison de produits et de services est conforme à des caractéristiques décrites dans un référentiel de certification.

« Le référentiel de certification est un document technique définissant les caractéristiques que doit présenter un produit, un service ou une combinaison de produits et de services, et les modalités de contrôle de la conformité à ces caractéristiques.

« L'élaboration du référentiel de certification incombe à l'organisme certificateur qui recueille le point de vue des parties intéressées. »

La certification peut donc s'attacher à la vérification du suivi des normes élaborées par les organismes de normalisation. Mais elle ne s'y résume pas . Du reste, la marque « NF », que seule AFNOR Certification est habilitée à délivrer, n'atteste pas seulement du respect d'une norme homologuée ; elle peut aussi être appliquée pour valider le respect d'autres référentiels non issus du processus de normalisation stricto sensu .

Devenu un véritable marché en elle-même, la certification - qui peut parfois être exercée par les mêmes entités que celles chargées de la normalisation, l'AFNOR en étant l'exemple le plus flagrant puisqu'elle dispose d'une filiale dédiée à cette activité - est donc largement responsable de l'engouement pour l'application de la norme volontaire, considérée par de nombreux professionnels comme quasi-obligatoire.

Enfin, sans leur conférer un caractère juridiquement obligatoire, certaines normes voient leur valeur juridique renforcée dans la mesure où leur application par les opérateurs économiques garantit juridiquement le respect de certaines obligations légales essentielles . Tel est le cas des « normes harmonisées » qui sont produites par les organismes européens de normalisation (CEN, Cenelec, ETSI) sous mandat de la Commission européenne. 27 ( * )

Si l'application de la norme harmonisée n'est pas obligatoire en tant que telle, les entreprises sont fortement incitées à l'appliquer car elles sont alors présumées respecter les exigences posées par la directive. Si elles sont libres de ne pas appliquer cette norme et de choisir d'autres voies techniques pour respecter les exigences règlementaires, la charge de la preuve leur incombe alors.

b) Des normes pouvant être rendues obligatoires par les pouvoirs publics

En France, certaines normes peuvent être rendues d'application obligatoire par décision des pouvoirs publics . Cette faculté est ouverte par l'article 17 du décret du 16 juin 2009 qui dispose que « les normes peuvent être rendues d'application obligatoire par arrêté signé du ministre chargé de l'industrie et du ou des ministres intéressés ».

Ainsi, la législation ou la réglementation peuvent venir imposer le respect - et la mise en application - d'une norme : elle devient alors une règle juridiquement contraignante dont la méconnaissance peut justifier une sanction administrative ou pénale ou mettre en jeu la responsabilité civile ou pénale de celui qui ne la respecte pas.

À ce jour, on compte environ 400 normes rendues obligatoires en France, ce qui représente environ 1 % de la collection française de normes. Leur connaissance exacte cependant est malaisée.

Deux sources principales d'information permettent en principe de savoir si une norme a été rendue obligatoire :

- le recensement des normes d'origine française d'application obligatoire accompagné du texte réglementaire correspondant, effectué sur le site Légifrance 28 ( * ) ;

- le recensement effectué par l'AFNOR établissant les normes rendues d'application obligatoire par un texte réglementaire français, que ces normes soient d'origine, française, européenne et internationale.

Néanmoins, de l'aveu de la déléguée interministérielle aux normes et de la direction générale des entreprises, ces sources ne sont pas complètes et les références réglementaires ne sont pas toutes pertinentes, de sorte que l'identification de ces normes et de la version effectivement rendue d'application obligatoire restent difficile . Aussi la déléguée interministérielle aux normes et la mission « simplification » du Secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP) ont-elles mis en place en janvier 2016 un atelier participatif visant à « Simplifier et sécuriser le processus de la normalisation ». Sa première recommandation consiste, d'une part, à compléter le recensement des normes d'application obligatoire et à mettre à jour la liste des références des textes réglementaires et, d'autre part, à s'interroger sur la nécessité de conserver en l'état les textes réglementaires qui rendent des normes d'application obligatoire.

Votre rapporteur insiste pour que ce travail de recensement exhaustif soit mené à son terme au plus vite car il est essentiel, dans un souci de sécurité juridique, que les opérateurs économiques soient complètement informés du caractère obligatoire ou non de certaines normes, compte tenu des conséquences en termes de responsabilité juridique.

Recommandation n° 1 : Mener à son terme, dans les meilleurs délais, un travail de recensement des normes rendues d'application obligatoire dans un souci de sécurité juridique des opérateurs économiques.


* 25 Cour de justice de l'Union européenne (troisième chambre), arrêt du 27 octobre 2016, James Elliott Construction Limited contre Irish Asphalt Limited , affaire C-613/14, paragraphe 40.

* 26 V° Normalisation, Répertoire Dalloz de droit commercial , juin 2011, n° 40.

* 27 Voir infra, p. 69.

* 28 https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Normes-AFNOR-d-application-obligatoire.

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