II. ALORS QUE LEUR BUDGET TOTAL A DÉPASSÉ LA BARRE DES 2 MILLIARDS D'EUROS , LES GRANDS PROGRAMMES DE MODERNISATION TECHNIQUE SONT AUJOURD'HUI EN PANNE
Ainsi qu'il a été exposé supra , la modernisation des systèmes de la direction des services de la navigation aérienne (DSNA) représente désormais une ardente obligation et doit faire l'objet d'une mobilisation intense de ses personnels , sous peine que le contrôle aérien devienne un handicap pour le transport aérien français , alors qu'il devrait être l'un de ses atouts.
Est-ce à dire pour autant que la DSNA est restée inactive pendant toutes ces années et n'a pas cherché à acquérir les nouveaux systèmes dont elle a désormais tant besoin ?
Bien au contraire, elle a elle-même conscience de l'enjeu et s'est lancée , parfois depuis longtemps, dans d'ambitieux programmes de modernisation technique .
Mais ces programmes très coûteux peinent aujourd'hui à voir le jour et placent la DSNA dans une situation délicate tant vis-à-vis de ses propres contrôleurs aériens que des compagnies aériennes ou de ses partenaires européens , de plus en plus impatients de la voir enfin les mener à bien.
A. DES MONTANTS CONSIDÉRABLES INVESTIS, UNE INFORMATION FINANCIÈRE PERFECTIBLE
Le Parlement vote tous les ans les crédits d'investissements demandés par la direction générale de l'aviation civile (DGAC) dans le cadre du budget annexe de l'aviation civile (BACEA) .
Mais cet exercice démocratique indispensable ne suffit pas à assurer un suivi réel de son action, car c'est seulement en regardant les coûts cumulés dans le temps des différents programmes en cours de développement qu'il est possible d'évaluer l'efficacité de la dépense publique.
Votre rapporteur spécial a pu reconstituer l'ampleur des sommes en jeu - plus de 2 milliards d'euros à ce jour - et s'alarme pour l'avenir de la direction des services de la navigation aérienne (DSNA) de l'absence de réussite à ce stade des programmes en cours .
1. Après avoir réduit ses investissements à la suite de la crise économique, la direction générale de l'aviation civile (DGAC) investit de nouveau 250 millions d'euros par an, dont 135 millions d'euros pour ses programmes techniques
Une partie des retards - une partie seulement - pris par les programmes de la DSNA s'explique par le niveau insuffisant des investissements qui leur ont été consacrés pendant les années de crise.
Entre 2008 et 2013, la DGAC, confrontée à la chute de ses recettes provoquée par la crise du transport aérien, avait décidé de sacrifier ses investissements et de s'endetter pour éviter d'augmenter ses redevances , ce qui aurait encore davantage mis en difficulté les compagnies aériennes (cf. supra ).
C'est ce qui explique que ses investissements aient atteint un niveau plancher de 150 millions d'euros en 2010, notoirement insuffisant pour préparer l'avenir , avant de lentement remonter dans les trois années qui ont suivi .
Le transport aérien bénéficiant d'une conjoncture plus favorable, la DGAC a cherché à rattraper le temps perdu en investissant 257,5 millions d'euros en 2014 et en 2015, soit une augmentation de + 31,7 % par rapport aux 195,5 millions d'euros de 2013.
En 2016 et en 2017, elle a maintenu son effort en investissant respectivement 252,6 millions d'euros et 250,0 millions d'euros . Elle le poursuit en 2018 pour une cinquième année consécutive puisqu'elle prévoit d'investir 252,0 millions d'euros cette année, auxquels s'ajouteront environ 50 millions d'euros de fonds de concours européens .
Sur ce montant, 135 millions d'euros sont consacrés à la modernisation des systèmes , 65 millions d'euros aux opérations de génie civil (rénovation ou construction de nouveaux bâtiments techniques, de tours de contrôle, etc.) et 100 millions d'euros au maintien en condition opérationnelle des systèmes actuels .
Les dépenses d'investissement de la DGAC depuis 2013 (avec comparaison 2010)
(en millions d'euros)
Source : projets annuels de performance (PAP) annexés aux projets de loi de finances
Étant donné l'ampleur des projets qu'il reste à financer , il apparaît d'ores-et-déjà clairement que le montant des crédits d'investissements de la DGAC devra être maintenu à ce niveau de 250 millions d'euros dans les prochaines années.
2. Des programmes de modernisation dont le coût a régulièrement été revu à la hausse et représente à ce jour plus de 2,1 milliards d'euros
La DSNA porte actuellement cinq grands programmes techniques destinés à modifier en profondeur le travail des contrôleurs aériens , tant dans les centres en-route que dans les centres d'approche et dans les tours de contrôle des aérodromes.
Avant de faire un point précis sur les caractéristiques techniques et le niveau d'avancement de chacun d'entre eux , votre rapporteur spécial a souhaité récapituler les sommes engagées afin de disposer d'une vision d'ensemble. Il a également voulu évaluer dans quelle mesure les coûts de certains de ces programmes avaient pu dériver ou non par rapport aux annonces successives faites par la DSNA.
Il a donc réclamé, et obtenu de la part de la DSNA, des éléments financiers précis et actualisés sur le coût total de chacun de ces projets , qu'il a ensuite comparés, lorsque cela était possible, aux chiffres fournis par le passé par la DSNA dans le cadre des projets annuels de performances (PAP) annexés aux lois de finances.
Il en ressort tout d'abord que le coût de ces six programmes techniques est considérable - un peu plus de 2 100 millions d'euros au total, la moitié ayant déjà été dépensée effectivement -, tout comme la durée de conception de la plupart d'entre eux, souvent largement supérieure à dix ans (voir annexe II pour la répartition des crédits déjà dépensés par programme et par année sur la période 2002-2017).
Coût des programmes techniques de modernisation du contrôle de la navigation aérienne
(en millions d'euros)
Programme |
Durée du programme |
Coût total sur la période < 2016 |
2016 |
2017 |
2018 |
Coût total programme après 2018 |
Coût total programme |
4-Flight |
2011-2023 |
232,6 |
79,6 |
78,1 |
78,8 |
380,9 |
850,0 |
Coflight |
2003-2023 |
185,6 |
26,1 |
23,7 |
20,5 |
126,1 |
382,0 |
Sysat |
2012-2030 |
5,8 |
3,3 |
6,6 |
29,0 |
455,3 |
500,0 |
Data Link |
2006-2019 |
23,6 |
1,8 |
1,6 |
1,0 |
6,0 |
34,0 |
Erato |
2002-2015 |
120,9 |
6,3 |
- |
- |
- |
127,2 |
Cssip |
2006-2019 |
116,3 |
8,5 |
10,8 |
5,0 |
75,0 |
215,6 |
Total |
- |
684,8 |
125,6 |
120,8 |
134,3 |
1 043,3 |
2 108,8 |
Source : direction des services de la navigation aérienne (DSNA)
Seconde constatation : dans la quasi-totalité des cas, les budgets de chacun des programmes ont connu une augmentation considérable , qui ne peut que soulever des interrogations sur la qualité de la programmation financière de la DSNA et sur la conduite globale de la modernisation de ses systèmes (voir infra ).
Le coût total de 4-Flight , nouveau système de contrôle complet et principal programme porté par la DSNA, est ainsi estimé aujourd'hui à 850 millions d'euros , alors qu'il était évalué à 500 millions d'euros dans les PAP 2013 et 2014 puis à 582,9 millions d'euros dans le PAP 2016 avant d'être annoncé à 669,1 millions d'euros dans le PAP 2018. Il s'agit là d'une hausse de + 70 % en cinq ans .
Celui de Coflight , système de traitement automatique des plans de vol s'appuyant sur une modélisation des vols en quatre dimensions, est estimé à 382 millions d'euros , alors que son coût avait été précédemment évalué à 291,6 millions d'euros dans le PAP 2016 puis à 309,9 millions d'euros dans le PAP 2018, soit une hausse de + 31 % en deux ans .
Celui de Sysat , qui oeuvre à la modernisation des systèmes des tours de contrôle et centres d'approche, représente actuellement un budget de 500 millions d'euros , alors que son budget total était estimé à 80 millions d'euros dans les PAP 2013 et 2014 puis à 97,4 millions d'euros dans le PAP 2016 avant d'être réévalué à 179,18 millions d'euros dans le PAP 2017 puis à 308,7 millions d'euros dans le PAP 2018, soit un quasi-triplement en deux ans , auquel il n'est pas véritablement été apporté d'explications dans les documents budgétaires. Il convient de noter que sur les 500 millions d'euros désormais annoncés, 146 millions d'euros ne seront dépensés qu'après 2025.
Le coût de Cssip , réseau de communication sol-sol qui doit fournir les capacités d'échange de données nécessaires aux nouvelles générations de systèmes de contrôle aérien, s'élève désormais à 216 millions d'euros , alors qu'il était évalué à 50 millions d'euros dans le PAP 2013, 90 millions d'euros dans le PAP 2014, 136,3 millions d'euros dans le PAP 2016, 138,3 millions d'euros dans le PAP 2017 puis 215,6 millions d'euros dans le PAP 2018. Son coût a donc plus que quadruplé , là encore sans que soient fournies les données qui permettraient de comprendre les raisons de ce phénomène.
Data Link , destiné à fiabiliser et enrichir les échanges de données sol-bord entre les contrôleurs aériens et les pilotes en complément des transmissions radio, représente un coût de 34 millions d'euros (il était estimé à 27,1 millions d'euros dans le PAP 2016).
Il convient d'ajouter à ces cinq programmes toujours en cours de développement le programme Erato destiné à fournir un environnement de travail tout électronique aux contrôleurs aériens, dont le développement a duré de 2002 à 2015 et dont le coût a représenté quelque 127,2 millions d'euros (il était estimé à 117,6 millions d'euros dans le PAP 2016).
3. La DSNA a l'obligation de mener à bien ses projets si elle ne veut pas devoir restituer les fonds européens qu'elle a reçus pour l'aider à les financer
Ainsi qu'il a été rappelé supra , la DSNA a reçu quelque 66 millions d'euros de 2006 à 2016 au titre de sa participation au programme SESAR .
Mais elle a également obtenu des crédits versés par l'agence européenne Innovation and networks executive agency (INEA) pour l'aider à cofinancer ses programmes de modernisation technique, dont le développement est considéré comme une contribution à la mise en oeuvre de SESAR .
L'agence INEA (Innovation and networks executive agency) L'agence INEA a succédé à l'Agence exécutive du réseau transeuropéen de transport (TEN-TEA). Le rôle d'INEA consiste à gérer la mise en oeuvre technique et financière des programmes dont elle est responsable, afin de créer une infrastructure moderne et efficace en Europe. INEA est chargée notamment : - du mécanisme pour l'interconnexion de l'Europe (MIE ou, en anglais, CEF, Connection Europe facility ) ; - de certains pans du programme de recherche et dévelloppement « Horizon 2020 », en particulier le volet III « Défis de société » ; - du reliquat des projets du programme relatif au réseau transeuropéen de transport (RTE-T) en cours et des projets du programme Marco Polo (logistique du fret) toujours en activité pour la période 2007-2013. INEA devrait gérer un budget de 37 milliards d'euros pour les nouveaux programmes (30 milliards d'euros pour le MIE et 7 milliards d'euros pour Horizon 2020). Source : direction des services de la navigation aérienne (DSNA) |
Le programme 4-Flight s'est ainsi vu allouer par l'INEA 118 millions d'euros , le programme Coflight 12 millions d'euros et le programme Sysat 118 millions d'euros .
INEA exigeant en contrepartie une totale transparence de la part de la DSNA sur l'affectation de ces fonds, le prestataire français a mis en place un système de suivi des coûts de personnels et de sous-traitance pour pouvoir apporter toutes les justifications demandées . Du reste, les trois audits financiers réalisés jusqu'ici ont confirmé l'exactitude des coûts déclarés.
Une visite de la Commission européenne, de l'agence INEA et du SESAR Deployment manager au centre de contrôle en-route d'Aix-en-Provence a également été organisée pour leur permettre de constater l'état d'avancement du projet 4-Flight.
Mais s'il est très positif que la DSNA ait obtenu des financements européens pour ses programmes de modernisation technique, cela renforce la nécessité pour elle de mener à bien ses projets . Car en cas d'échec, elle aurait l'obligation de rembourser les crédits qui lui ont été versés .
4. Les critiques de la Cour des comptes sur la gestion budgétaire et financière des programmes de la DSNA demeurent largement d'actualité
Dans son référé n° 71553 du 20 janvier 2015 consacré aux investissements de la direction générale de l'aviation civile, la Cour des comptes formule des critiques sur la gestion budgétaire et financière des grands programmes de modernisation de la DSNA , en constatant que « des procédures pertinentes » ont été mises en place, mais qu'elles doivent être « améliorées et fiabilisées ».
La Cour a ainsi relevé « qu'aucun document de pilotage ne récapitule les dépenses totales de chaque programme , les coûts initialement prévus , les facteurs d'économie ou de dérive , les impacts budgétaires croisés entre programmes et leurs montant respectifs ». Pour avoir rencontré des difficultés à obtenir toutes ces informations à l'occasion du présent contrôle, votre rapporteur spécial ne peut que confirmer cette remarque de la Cour .
Il souscrit surtout à la remarque suivante : « l'information sur les investissements fournie au législateur dans les projets de lois de finances est insuffisante : les explications sur les dépenses annuelles d'investissement sont très partielles , sans information sur les décalages, retards pris ou coûts totaux ; les restes à payer ne sont présenté que globalement au niveau du programme et les affectations sur tranches fonctionnelles ne sont pas connues. Un effort est indispensable pour que les parlementaires disposent des éléments nécessaires à un vote éclairé des budgets correspondant à ces investissements ».
Parmi les investissements de la DGAC, elle s'applique tout particulièrement aux programmes de modernisation de la navigation aérienne portés par la DSNA , pour lesquelles les informations données au Parlement sont lacunaires et varient considérablement d'une année sur l'autre , ainsi que votre rapporteur spécial a pu le constater en se replongeant dans les projets annuels de performances annexés au projets de loi de finances de ces dernières années.
Recommandation n° 5 : fournir au législateur des informations beaucoup plus détaillées sur les programmes de modernisation de la navigation aérienne dans le cadre des projets de loi de finances. |