MERCREDI 16 MAI 2018

M. Laurent Solini, sociologue,
auteur de l'ouvrage « Faire sa peine à l'établissement pour mineurs de Lavaur »,
et Mme Léonore Le Caisne, ethnologue,
auteure de l'ouvrage « Avoir 16 ans à Fleury, une ethnographie d'un centre de jeunes détenus »

Mme Catherine Conconne , présidente. - Mes chers collègues, nous auditionnons aujourd'hui deux chercheurs qui ont travaillé de façon approfondie sur les lieux de privation de liberté qui accueillent des mineurs : Mme Léonore Le Caisne, ethnologue, qui a travaillé sur le quartier pour mineurs de la prison de Fleury-Mérogis et qui en a tiré un ouvrage Avoir seize ans à Fleury et M. Laurent Solini, sociologue, qui s'est intéressé à l'établissement pénitentiaire pour mineurs de Lavaur, dans le département du Tarn, et qui a présenté les conclusions de ses recherches dans le livre Faire sa peine à l'établissement pénitentiaire pour mineurs de Lavaur .

Il est important pour nous de bénéficier, en complément des visites de terrain et des auditions de professionnels, du recul et de la profondeur d'analyse qui est rendu possible par un travail de recherche comme le vôtre. L'objectif de cette audition est que vous nous présentiez de manière synthétique vos principales observations et conclusions puis que nous puissions avoir un moment d'échanges. Notre rapporteur, Michel Amiel, vous a envoyé quelques questions qui peuvent vous servir de fil conducteur pour votre intervention liminaire. Notre objectif est de mieux comprendre quelles sont les actions mises en oeuvre pendant la détention du mineur afin de favoriser sa future réinsertion et de faire des propositions afin d'améliorer leurs conditions de prise en charge.

Je propose de céder la parole en premier lieu à M. Solini, qui a travaillé sur un établissement pénitentiaire de création plus récente, avant d'entendre Mme Le Caisne dont les travaux sont plus anciens. Sans plus attendre, je vous cède la parole.

M. Laurent Solini. - Je vous remercie de trouver un intérêt à mon travail de recherche. Votre invitation me permet également d'observer comment le politique conduit ses travaux et arrête ses décisions.

Mon intervention portera, d'une part, sur le temps long de la recherche, qui m'a permis d'accéder au quotidien enfermé des mineurs de l'EPM de Lavaur. À travers l'évocation de témoignages de deux jeunes détenus, j'illustrerai ce que je désigne comme le « jeu de rôle » ou de « façade » qu'induit la carcéralisation des mineurs, dans un lieu d'enfermement. Mon intervention portera, d'autre part, sur les modalités d'amélioration de la réinsertion des mineurs enfermés.

Quels sont les mots des jeunes détenus ? Je reprendrai les paroles de deux jeunes détenus, fille et garçon. Ces propos ont été recueillis dans le cadre d'une méthode ethnographique : pendant deux ans et demi à partir de l'été 2010, je suis resté, à raison de trois jours par semaine, à l'intérieur de cet EPM récemment ouvert à l'époque. Je n'ai pu recueillir les propos de ces jeunes détenus qu'au terme d'une forme de familiarité avec certains jeunes, soit plus d'un an et demi après le début de mon séjour. Ces propos ont été mis en tension avec un certain nombre de documents spécifiques à la prison, comme les cahiers de liaison ou les dossiers individuels de prise en charge ou de suivi judiciaire. Il m'a fallu, du reste, un certain temps pour comprendre la signification de ces documents pour le parcours des jeunes enfermés.

Je vous propose, dans un premier temps, de vous livrer les propos de Fadéla, âgée de dix-sept ans, retranscrits après enregistrement : « Ici, ici, c'est comme t'avais, t'avais, t'avais, comment ça s'appelle, c'est comme t'avais un casque avec tout autour des caméras qui contrôlent tes gestes et faits. Qui voient tes gestes et faits. Qui, qui, qui, tu, tu craques. (Le ton de la voix de Fadéla monte) T'es, t'es, t'es en permanence surveillée quoi. Ils t'ont mis. Je sais pas pourquoi y t'ont mis une fenêtre en face du PCI (poste central d'informations) ? Aux Baumettes, on avait les fenêtres en face des murs. Y'avait personne pour te surveiller. D'jà qu'y'avait l'oeilleton derrière. Là t'as l'oeilleton derrière et t'as le PCI devant. En gros, si tu veux de l'intimité dans ta cellule, t'es obligée d'mettre la couverture. Puis quand tu mets la couverture, ils te demandent de l'enlever. Parc'qu'ils doivent voir les barreaux. Et quand il fait chaud, tu peux pas la mettre sur la fenêtre, t'es obligée d'fermer la fenêtre. Tu peux pas fermer la fenêtre alors qu'il fait chaud. T'as pas d'intimité. Des fois, je mets ma musique, j'ai envie d'danser, mais j'peux pas. Parc'que je sais que on me voit. Comment tu veux faire ? »

À cela, je rétorque : et en période scolaire, c'est pire non, étant donné que tu as les classes juste devant ta fenêtre ?

« Voilà, alors là. Si t'as le malheur d'oublier, de pas voir qu'y'a quelqu'un en face et de sortir. En plus moi le matin, j'ai le réflexe, dès que je rentre du p'tit déjeuner, j'me déshabille, j'rentre à la douche. T'as le malheur d'oublier qu'y'a quelqu'un en face. T'es, t'es, t'es, t'es dans la merde. T'es dans la merde. En plus, ils t'ont mis les trucs des filles en face. Les cellules des filles, ils te les ont mis en face. C'est idiot quand même. Et en plus eux ils attendent, voir si y'a une fille qui s'fait carotte. Ils regardent dans les cellules des filles. Et voilà quoi. Des fois je rentre je, je, j'vais enlever mon tee-shirt, et, Dieu merci, j'oublie mais Dieu merci, je regarde en face de moi. Et ça m'énerve, ça m'énerve, ça m'énerve. T'as aucune intimité. Aucune, aucune, aucune intimité. La douche, ils te l'ont mis en face de la porte. Ils ouvrent, t'es en train d'te doucher. Ils te voient ».

Sur le même registre, les propos tenus par un jeune garçon, Yacine, illustrent l'absence d'intimité au sein de l'EPF :

« Ouais, H vingt-quatre. T'es tout l'temps observé. Par tout l'monde. Les surveillants, les jeunes. Surtout par les jeunes. Faut pas qu'tu passes pour une tapette. Faut qu't'ais les couilles bien accrochées. T'es toujours obligé d'porter tes couilles. Enfin tu les portes toujours tes couilles. T'es obligé de, d'être toujours sur le qui-vive, d'être prêt tu vois. C'est H vingt-quatre. T'es tout l'temps avec les autres, tu dois montrer tout l'temps, tout l'temps même en cellule. Tout l'monde voit t'as vu. Après quand t'es placé ça va mieux t'as vu. Mais tout l'temps, t'es obligé d'être là » .

Telle est la perception, par deux jeunes enfermés, de la réalité de l'enfermement dans l'EPM de Lavaur. Mon travail démontre que l'enfermement est tenu par deux grands cadres. Le premier est le programme d'activités collectives : les jeunes doivent ainsi suivre 60 heures d'activités hebdomadaires, se décomposant comme suit : 20 heures d'activités socio-éducatives, 20 heures d'activités sportives et 20 heures d'activités scolaires, auxquels s'ajoutent les temps des repas et de la présence collective. La journée du détenu, s'étale de 7h30 à 21h30 et celui-ci est propulsé, à l'EPM de Lavaur, dans un collectif mixte de jeunes, âgés de 13 à 18 ans et six mois.

Le deuxième grand cadre réside dans l'architecture de l'établissement, conçu par l'administration pénitentiaire pour assurer la mise en activité des jeunes. Il s'agit d'une cour centrale à ciel ouvert, autour de laquelle est organisée l'ensemble des activités et depuis laquelle la totalité des jeunes sont visibles. Les architectes ont travaillé sur la diffusion de la lumière dans les espaces de détention. Cependant, un tel agencement favorise la projection des regards en permanence : chacun voit et est vu de tous. Ces deux cadres - activités et architecture - définissent le programme éducatif de l'EPM qui relève du volontarisme, c'est-à-dire d'une éducation contrainte, que l'ordonnance de 1945 définit comme une « sanction éducative ».Une telle démarche rappelle l'idée durkheimienne de faire entrer l'extramuros - la vie d'un adolescent normal - à l'intérieur des murs, où seraient réunies les conditions de recréation de la vie d'un jeune standardisé. Tel était l'objectif initial de l'EPM. Or, je constate le glissement de ce volontarisme éducatif vers une scénographie de l'ordre carcéral ; les détenus devenant les spectateurs devant des publics que sont à la fois les autres détenus et les personnels de l'établissement. Mon travail de recherche s'appuie sur deux lignes théoriques : celle initiée par Léonore Le Caisne et celle d'Erving Goffman sur la sociologie de la prison et la mise en scène de la vie quotidienne.

Cette mise en scène implique l'élaboration de « façades idéalisées » qui sont autant de conduites dynamiques destinées à améliorer les conditions de leur vie en détention : le bonhomme, le bon détenu, le trafiquant ou la victime. Ces façades ne sont nullement des profils : suivant leur expérience et au gré des interactions, les détenus peuvent changer de masques. Ce glissement du volontarisme éducatif vers la mise en scène procède d'une déconstruction de la prison qui se dit moderne, voire quasi-révolutionnaire, et de la fin ses prétentions à la réinsertion.

Je citerai, en guise d'illustration, Yacine, qui débute, à près de 18 ans, sa cinquième incarcération à l'EPM. « J'leur donne rien, rien à quoi ils (les personnels de l'établissement) pourraient s'accrocher, t'as vu. Que moi, j'veux plus rentrer en guerre avec eux, avec tout ça là. J'veux juste faire ma peine, tranquille. C'est tout ! Faire ma peine ! Tranquille ! Arrêter de jouer à leur p'tit jeu des activités là. Faire-ci, faire-ça, être comme-ci, comme-ça. J'en ai marre, wallah ! Toujours montrer, montrer, montrer. Wallah, j'en ai marre. J'veux arrêter ça ! J'donne plus rien ! C'est la cinquième fois que j'reviens. T'imagine ! C'est la cinquième fois ! Tu crois qu'j'ai encore envie d'jouer les guignols là, dans leurs activités là. Oh j'veux qu'on m'laisse tranquille maintenant. Oh, si j'pouvais wallah, j'mettrais la couverture là (Yassine hoche la tête en direction de la fenêtre), j'dormirais et j'attendrais de sortir. (Souffle) Qu'est-ce j'vais faire encore là, montrer qu't'es une grosse bite, faire comme-ci, comme-ça. Gentil là, obéissant. Fermer ma gueule. C'est fatiguant, c'est fatiguant là toute la journée. C'est comme si, tu pouvais pas être toi-même. Toujours montrer, montrer, montrer. Wallah stop ! Stop ! Ma peine et voilà ! Au bout d'un moment, t'as pu envie d'jouer avec eux. Au bout d'un moment, j'ai envie d'm'occuper de moi-même. J'ai envie d'm'occuper d'ma vie. Faire le fort, faire mes preuves, putain j'l'ai fait tout ça. Comment dire, j'ai bâti un p'tit empire tu vois. Mais maint'nant, c'est bon ! J'ai envie d'souffler. Mais, ils m'empêchent ! Tu peux pas ! Mentalement, t'es obligé d'penser à faire-ci et ça pour garder ta place. (Souffle) C'est fatiguant, j'te jure Blondin, c'est fatiguant. T'es jamais tranquille ici. Jamais ! Toujours, ils regardent. Ma vie, elle est pas ici. Ces p'tits temps que j'passe ici. J'essaie de l'rendre le plus correct possible. Logique, non ? Je sais faire les choses. Je sais montrer quand y faut montrer et m'cacher quand il faut s'cacher. J'ai un talent. Pourquoi tu veux que j'm'en prive ? J'suis doué pour ça, pourquoi tu veux que j'm'en prive ? J'y arrive. Et en plus ça améliore ma vie en détention. Moi après, j'vois les choses comme ça. Après ! »

Sa mise en bilan fait tomber le masque de cette figure illusoire d'une prison nouvelle se voulant éducative. Six mois après son ouverture, la prison tentait de mettre en oeuvre, coûte que coûte, son cahier des charges et j'ai pu, depuis ma position d'observateur, constater que s'amorçait progressivement un revirement vers une carcéralisation accrue.

J'en viens à présent à la seconde partie de mon intervention qui concerne la réinsertion proprement dite. Il s'agit là d'un devoir de mémoire : le programme EPM s'est construit sur l'idée que la délinquance est issue de l'oisiveté. C'est là un non-sens ! On répond à cette oisiveté par une suractivité forcée, comme instrument éducatif, à l'instar des pratiques antérieures, comme lors des colonies agricoles des XIX e et XX e siècles. On fait tout le temps du nouveau avec l'ancien, dans les prisons pour mineurs. Plutôt que d'actualiser les activités, il vaudrait mieux réfléchir à leur raison d'être.

Le parcours de prise en charge des mineurs enfermé doit être également revu. Ces jeunes me paraissent, au risque de vous surprendre, hyper-institutionnalisés. En effet, une fois que ces jeunes sont placés sous mains de justice, ils sont pris dans un maillage complexe, comme le souligne le témoignage de Fadéla, dont je vais vous donner lecture : « Ça s'est enchaîné comme ça. Ils me mettaient dans des foyers. Dans des foyers qui sont pas chez moi quoi. Ni à Nîmes ni à Marseille. C'est des foyers, Avignon, de partout. Et après, j'devais rester deux semaines, du temps qu'on vienne me chercher pour aller au CEF (centre éducatif fermé) à Rouen. Et en fait, genre le lendemain, j'devais partir, je partais, je fuguais. Après on m'rattrapait, on m'remettait dans un foyer. Juste avant d'aller au CEF, genre je re-fuguais. Ça en finissait jamais. [...] Du coup, j'suis allée directement en CEF. Et c'est là que voilà, après tac, j'me suis barrée. C'est là que tac, ils m'ont mis en hôpital psychiatrique. Après, attends qu'je m'rappelle. J'sais plus trop. J'étais en CEF. J'suis restée quatre jours ? J'en avais marre, j'suis partie. Après, on m'a rattrapé, on m'a remis au CEF. Après, j'ai eu un incident avec euh, avec un mec du CEF. Après j'suis re-repartie. Et après on m'a dit, j'sais pas quoi, na, ni, na, na. En fait, on m'a ramené euh, en hôpital psychiatrique du temps que, du temps que, que j'aille me faire juger à Nîmes chez moi. Et en fait, à la limite, j'étais, il pouvait pas m'garder. Le psychiatre, il m'disait ouais, na, na, na, on peut pas vous garder. Euh, mais ils veulent absolument qu'on vous garde, j'sais pas pourquoi. Moi, j'sais pas les raisons pour lesquelles j'devrais vous garder, voilà. À la limite, il était pas censé euh, le psychiatre il m'disait, vous avez rien à faire là. Mais j'peux pas vous relâcher comme ça quand même. Du coup, ils ont attendu. Ils m'ont mis en jugement à Nîmes. J'suis allée en prison. Après, dans l'ordre, euh, Perpignan, l'EPM (établissement pénitentiaire pour mineurs), les Baumettes, et encore l'EPM ».

Pour des motifs comportementaux, ils sont sans cesse ballotés d'un établissement à l'autre, sans que s'établisse un lien durable avec les éducateurs. Les éducateurs peinent à assurer le suivi de ces jeunes, du fait de leur passage non linéaire dans des établissements, relevant du carcéral ou de l'éducatif. Les études de la prise en charge quasi-kaléidoscopique des jeunes me paraissent donc devoir être conduites dans la durée.

M. Michel Amiel , rapporteur. - La lecture de votre thèse conduit à modifier le regard que l'on porte sur les EPM. Lorsque vous évoquez la mise en scène du milieu carcéral, une telle notion théâtrale n'est-elle pas, en définitive, propre à toute réalité sociale ? Je vous rejoins sur l'hyper-institutionnalisation qui conduit à des allers et retours de ces jeunes entre divers établissements sans discontinuer. Que suggérez-vous ? Nous sommes bel et bien conscients qu'il ne saurait y avoir de solutions miracles. J'ai le sentiment que la plupart des gens, qui observent ce système, privilégient, cependant, l'EPM aux quartiers pour mineurs.

M. Laurent Solini. - Les travaux de Goffman démontrent que la réalité sociale peut être étudiée à travers les notions de mise en scène et de représentation. La structure de l'EPM tend cependant à exacerber ces mises en scène ; la crédibilité de ces façades résultant pour partie de l'hyper-institutionnalisation qui conduit à une certaine forme de socialisation. En voulant rééduquer les jeunes, on a suscité des systèmes permettant de contourner ces programmes de rééducation. Que faire ? Je constate que les transferts ne se font pas, le plus souvent, pour des raisons éducatives, mais en raison du comportement du jeune. Il est impossible d'assurer le suivi éducatif des jeunes, en raison de leurs déplacements incessants. Faut-il autant d'institutions de prise en charge ? Avons-nous besoin d'une telle chaîne et d'enfermer, au sens carcéral du terme ? Si les CEF ne sont pas carcéraux en théorie, ils le sont en pratique.

Mme Catherine Conconne, présidente . - Je vous propose d'entendre maintenant Mme Léonore Le Caisne.

Mme Léonore Le Caisne. - En tant qu'anthropologue, j'ai effectué un travail de terrain entre 2003 et 2004, pendant un an, à raison de quatre jours par semaine, dans le quartier pour mineurs de Fleury-Merogis. La fréquence de mes contacts avec les détenus s'amplifiait au début et à la fin de leur incarcération. Les garçons étaient heureux d'échanger avec moi à leur arrivée et lorsqu'ils étaient punis et placés en cellule desquelles ils pouvaient peu sortir. Et, d'une manière générale, quand ils s'ennuyaient, ils me demandaient de passer les voir. Concomitamment, j'assistais aux réunions du matin des surveillants, où il est question de ce qui se passe dans le quartier, de ce qui s'est éventuellement passé la nuit, des arrivants et des départs de la nuit et de la journée à venir. Je suis aussi allée à l'infirmerie.

Je suis arrivée à une période un peu spécifique, août 2003 à juillet 2004, puisque c'était le moment de l'application de la « loi Perben 1 », qui prévoyait l'intervention continue des éducateurs de la PJJ, et donc le départ des éducateurs spécifiques de l'administration pénitentiaire (AP). Mais à ce moment-là, les éducateurs de la PJJ trainaient les pieds pour aller en détention, et les éducateurs de l'AP partaient... Mais le travail socio-éducatif était aussi censé être accompli par les surveillants spécifiquement formés à cette tâche. Les régimes de détention différenciés étaient censés conduire à l'évolution des détenus, via un passage dans divers quartiers.

On vantait la prise en charge des garçons par une équipe pluridisciplinaire - psychologues, travailleurs sociaux, enseignants, formateurs divers - et des surveillants volontaires et spécifiquement formés à cette tâche, avec une organisation en petites unités de vie regroupant dix à quinze jeunes, sous la houlette d'un surveillant référent.

Cependant grande était la différence entre les effets d'annonce et la réalité concrète : ce quartier ne comprenait aucun éducateur ni de surveillants spécifiquement formés. Ceux-ci étaient d'ailleurs très préoccupés par le non-paiement de leurs heures supplémentaires et l'absence de livraison de leur tenue de sport. Seules des activités de nettoyage étaient proposées aux mineurs. Mon rapport a d'ailleurs suscité l'incompréhension du ministère qui, pourtant, m'avait passé commande !

Le rapporteur m'a posé la question suivante : « Vous indiquez que beaucoup de mineurs détenus voient la délinquance comme une activité propre à la jeunesse, qu'ils abandonneront une fois arrivés à l'âge adulte. Cette perception est-elle un élément sur lequel il est possible de s'appuyer pour mener un travail d'insertion efficace ? Ou fait-elle obstacle à la prise de conscience, à la rupture, que recherchent souvent les magistrats en décidant la mise en détention d'un mineur ? » Sur ce point, j'ai eu affaire à un type de discours et à une représentation des faits qui permettaient aux mineurs d'expliquer leur présence en prison et surtout de la rendre la moins déshonorante possible. Je ne sais pas si ce discours est aussi tenu aux éducateurs, puisque je n'en ai quasiment pas rencontrés à Fleury-Mérogis. Il faudrait leur poser cette question. Toute l'activité des garçons consiste à banaliser leur présence en prison, ce qui court-circuite les intentions affichées des juges de leur infliger un « choc carcéral ». Personnellement, je ne crois guère à ce choc et je ne suis pas sûre que les magistrats y croient véritablement. Les garçons s'incluent dans le collectif ordinaire : ils sont jeunes, ont commis des infractions comme tous les jeunes et se retrouvent là avec leurs copains et connaissances, ce qui montre bien qu'ils sont comme tous les autres. « On est des jeunes, on n'est pas des délinquants. » me disent-ils. Les jeunes qui n'ont jamais eu affaire à la justice des mineurs sont absents de leur discours. Mais peut-être ne les connaissent-ils pas ? Les garçons volent pour réussir, pour s'insérer. Une fois qu'ils auront leur appartement et leur voiture, ils accepteront un travail, même peu rémunéré. Ils ont des projets très normatifs. La prison n'est pas pour eux un lieu de contestation de l'ordre social. En se définissant à partir de leur âge, les garçons évitent de voir l'illégalité de leurs actes et du même coup annihilent l'image de la prison « réceptacle de délinquants ». Les garçons se distinguent des détenus adultes, des « schlags », des « bouffons ». Eux « n'ont rien compris ». Alors que les adolescents sont emprisonnés pour avoir commis des actes admis par leurs pairs, ces « vieux », eux, sont incarcérés pour avoir transgressé les lois et les règles de leurs semblables. Jamais les garçons ne font le lien entre leur présence en prison et celle des adultes incarcérés dans les cellules des autres étages de l'établissement.

Je pense qu'il faut effectivement s'appuyer sur leur expérience sociale, leurs représentations finalement très normatives. C'est la base sur laquelle il faut construire d'autres expériences possibles. Il faut prendre en compte leur désir d'insertion, mais il faut les aider en mettant en place de vraies formations, en leur donnant l'accès au savoir, et donc en y mettant les moyens. Il faut leur donner ce qu'ils n'ont pas eu.

J'en viens à la question suivante : « Vous avez observé la recréation dans la prison de relations entre les jeunes analogues à celles qu'ils vivent dans leur cité. Comment cette situation impacte-t-elle le travail des surveillants et des éducateurs ? » Les jeunes affirment des affiliations qu'ils n'ont pas, afin de s'opposer aux adultes qui les gardent, à savoir les surveillants. Ces connaissances et les affiliations, directes ou indirectes, largement revendiquées, contrent la dépersonnalisation créée par l'institution. Elles les aident également à nier l'échec de leur parcours individuel et à se replacer dans un cheminement collectif, celui d'une certaine jeunesse. On est plus forts à plusieurs que seul, et ces liens de l'extérieur, réels ou construits, font écran à l'intrusion du personnel et de l'institution dans leur intimité. Se retrouver nombreux soude la communauté face à celle des adultes. Leur nombre est une force contre le pouvoir des juges et le rôle des surveillants. La communauté des jeunes de cités que l'on envoie en prison investit le lieu en masse, étouffe l'institution et son personnel, annihile ses effets. Ce qui empêche les surveillants de trop s'investir auprès des jeunes déjà très occupés entre eux. Ils ne comprennent pas bien ou en tout cas se trompent souvent sur la nature des liens des garçons entre eux.

Cette réalité entrave le processus de connaissance et d'individualisation des jeunes. Les surveillants les connaissent finalement très peu : ils n'ont pas leur dossier pénal, ils ne savent que ce que les jeunes leur disent, finalement. La plupart reste peu de temps, soit une quinzaine de jours en moyenne. Et puis beaucoup trichent sur leur âge et sur leur nom. Les surveillants considèrent avoir affaire à des délinquants, tandis que les jeunes se considèrent autrement et relèguent au rang d'adultes les surveillants, les éducateurs, les psychologues et les sociologues. Ces deux mondes ne se rencontrent pas. Les jeunes sont occupés entre eux, comme les surveillants sont préoccupés par leurs paires de baskets et le paiement de leurs heures supplémentaires.

De même que les juges pour enfants ne sont pas considérés par leurs homologues comme de véritables magistrats, les surveillants pour enfants sont méprisés par les autres surveillants de l'administration pénitentiaire.

A la question de savoir si mes observations en quartier pour mineurs ont été très différentes de celles que j'ai pu faire lors de ma précédente recherche à la centrale de Poissy, je répondrai par l'affirmative.

Ils ne sont effectivement pas dans la même position : les adultes que j'ai rencontrés étaient condamnés pour des crimes. Les jeunes, souvent, ne sont pas encore jugés et ils sont en prison pour avoir commis une succession d'infractions. Ils sont incarcérés dans la prison du territoire où ils vivent et où ils ont commis leurs délits, beaucoup se connaissent.

La principale différence est le rapport du détenu à l'autre détenu et leur positionnement par rapport au crime qu'ils ont commis : les condamnés à de longues peines ne veulent pas être associés aux criminels qui les entourent ; ils cherchent à se distinguer de leurs codétenus, se présentent chacun comme des personnes différentes, à part. Ils passent leur temps à se distinguer les uns des autres : ils sont tous uniques. Les mineurs, au contraire, se rassemblent, s'incluent dans la collectivité des jeunes. Ils ont commis les actes de leur communauté. Il y a « eux », les jeunes, et « nous », les adultes, avec des valeurs différentes, d'où leur présence en prison. S'ils sont en prison, c'est bien parce qu'ils sont différents de moi, que ce sont des adolescents et non des adultes. Ils sont là parce qu'ils ont commis des actes, que tout jeune commet. Deux mondes différents aux valeurs différentes. Jamais ils ne parlent de moralité. Les jeunes ne portent aucun jugement moral sur les infractions. Ils ne cherchent pas à faire la preuve de leur moralité, car elle n'est pas en cause. Leur représentation du futur est aussi différente. Les condamnés à de longues peines rêvent d'une vie future remarquable ; une fois libérés, ils feront mieux que les citoyens ordinaires. Les jeunes, eux, disent vouloir travailler comme les gens normaux.

Néanmoins, ces deux recherches - à Poissy auprès des condamnés à de longues peines et à Fleury-Mérogis auprès des mineurs - ont été réalisées à dix ans d'intervalle. Je n'étais donc pas à la même place : à Poissy, j'étais une femme plus jeune ou du même âge que les détenus, très clairement dissociée de l'administration pénitentiaire. Les condamnés me demandaient si j'étais seule. À Fleury, je suis toujours une femme, mais de l'âge de leur mère. Les jeunes me demandent si j'ai des enfants. À chaque situation correspondent des propos, des manières de se présenter différentes. L'expérience des détenus, comme celle de chacun, est multiforme. Il est nécessaire, sur le plan « éducatif », de reprendre toutes ces expériences et toutes les manières différentes de se présenter, et de travailler avec. Il n'y en a pas une de plus « vraie », de plus « sincère ». J'ai aussi ressenti un ennui très fort à Fleury-Mérogis que je n'avais pas ressenti auprès des condamnés à de longues peines : ennui des détenus, ennui des surveillants. Ennui dû à l'absence d'activités et à cette banalisation, et au turn-over , tant des détenus que des surveillants, qui empêchent la création de liens. Alors que chez les condamnés à de longues peines, des histoires circulaient, des personnalités se dégageaient, la vie et des relations avaient le temps de s'installer.

La création des établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM) a-t-elle représenté un progrès par rapport aux quartiers pour mineurs ? Après ce travail, j'ai cessé de travailler sur le monde carcéral et la justice des mineurs, je suis passée à d'autres objets d'études. Je ne connais donc pas du tout les EPM. Mais a priori , oui. On peut imaginer que le carcéral y soit moins fort que l'éducatif. Des études ont dû être faites.

Je ne crois pas beaucoup au « choc carcéral » attendu par les magistrats, surtout quand on voit comment il est détourné par les jeunes. L'intérêt de la prison, si ce n'est celui de mettre hors d'état de nuire, me paraît très faible. En tout cas ça ne semble pas beaucoup les faire réfléchir sur eux-mêmes ni sur leur parcours.

Dans le tribunal pour enfants que j'ai étudié pendant sept mois, les juges ne revenaient pas sur l'expérience des jeunes quand ils les retrouvaient dans leur cabinet sur une autre procédure. C'était supposé leur faire un choc, les magistrats observaient que ça n'avait pas marché, et c'est tout. La prison n'était pas du tout évoquée, c'était un « autre monde », dont on ne parle pas, si ce n'est pour faire peur, comme une menace. À la prison, un récidiviste incarcéré est considéré comme un « revenant » ; ce qui témoigne de l'opposition entre les deux mondes. En outre, lorsque le jeune revient auprès du juge à l'issue de son incarcération, sa parole n'est pas prise en compte. Il faudrait ainsi créer un lien pour que la réalité de l'enfermement soit mieux prise en compte.

Il faut maintenir absolument l'individualisation de la peine qui est propre à l'ordonnance de 1945. Il faut absolument maintenir l'individualisation de la peine de l'enfant et de l'adolescent, le singulariser, continuer à prendre en compte les faits et sa personnalité. Il faut proposer à ces jeunes de vraies formations, l'accès au savoir et les inclure dans des projets valorisants qui leur permettront de s'insérer dans la société. Tout cela a un coût, mais qui le vaut largement. Le plus important, dans ce que j'ai vu, est la nécessité de créer un lien véritable entre les différentes institutions et les magistrats qui décident du placement des jeunes. Que les expériences puissent être parlées, avant et après. Demander aux éducateurs, aux magistrats, de réfléchir à partir des études des sociologues et des anthropologues. Grâce à leurs méthodes, les chercheurs voient autre chose, ont accès à d'autres discours, qui ne sont bien sûr pas les seuls, mais qui existent, et à partir desquels ils seraient intéressants de réfléchir. Ce qui m'inquiète, c'est le fossé qu'il y a entre les politiques qui décident, les professionnels qui agissent, et les chercheurs qui observent. Il devrait être très riche de voir les éducateurs et les magistrats rebondir sur ces travaux !

M. Michel Amiel, rapporteur . - La différence de culture entre les éducateurs et les surveillants de la pénitentiaire est frappante, comme nous avons pu le constater lors de notre visite de Villepinte, la semaine passée. Pensez-vous que le travail en binôme qui existe en EPM, et non dans les quartiers pour mineurs, présente des avantages ?

M. Laurent Solini . - Nicolas Sallée a travaillé sur les éducateurs de la PJJ, sur leur rapport avec la pénitentiaire et sur leurs méthodes de travail. S'il subsiste un écart à géométrie variable, en fonction des individus, les surveillants de l'administration pénitentiaire, dans leur parcours de socialisation, sont souvent plus proches des détenus que des éducateurs. Ils partagent un certain nombre de valeurs avec les détenus, comme la suprématie de la virilité exacerbée et l'hyper-sexuation, quasi-caricaturale. La plupart des éducateurs ont un niveau universitaire et le binôme relève davantage d'une juxtaposition des éducateurs et des surveillants que d'une vraie concertation. À l'EPM de Lavaur, les éducateurs n'ont, par exemple, pas souhaité garder les clefs des cellules, ce qui n'a pas été sans générer de sérieuses tensions. Certains binômes peuvent cependant fonctionner, mais pour des raisons de personnalité.

La paix carcérale se fait grâce à une constante négociation entre détenus et surveillants, obéissant à une logique de don contre don. D'ailleurs, certains éducateurs se sentaient plus autoritaires que les surveillants, lorsqu'ils remettaient en cause une forme de « tolérance » pénitentiaire.

Mme Marie Mercier. - À vous entendre, une anecdote me revient à l'esprit. Au moment de concevoir le plan d'un nouveau tribunal, les tribunaux pour mineurs étaient souvent relégués dans les sous-sols ce qui confirme votre diagnostic d'un manque de considération pour la justice des mineurs. En outre, le manque d'éducation, dès le départ, est manifeste. Il faut conduire une réflexion de fond sur l'éducation, en amont, pour éviter la banalisation des délits par les plus jeunes que vous avez évoqués.

Mme Josiane Costes. - Quelle est la fréquence des visites des parents ? Quels rapports entretiennent-ils avec le milieu carcéral ?

Mme Léonore Le Caisne. - Les détenus parlent très peu de leurs parents et ils éprouvent vis-à-vis d'eux de la honte d'être emprisonnés. Le père est souvent absent et la relation à la mère est cruciale.

M. Laurent Solini. - Les inégalités sociales sont très présentes en prison. Les jeunes, parfois déscolarisés dès huit ans, reprennent leur scolarité en prison. Mais comment réinsérer une personne en l'isolant de la société ? Je croyais, en débutant mes travaux, que l'école était obligatoire jusqu'à l'âge de 16 ans. Or, après avoir changé plusieurs d'établissements, certains jeunes disparaissent du secteur scolaire, pour se retrouver, quelques années plus tard, en prison. Il est également quasi-tabou de mentionner les familles ; la détention se crispe au moment des parloirs et des rapprochements familiaux qu'ils induisent. Ces jeunes sont également hyper-normalisés comme l'a souligné Léonore Le Caisne. Il leur est difficile de parler, faute d'avoir les mêmes interlocuteurs dans la durée.

Mme Léonore Le Caisne. - Les surveillants ont également une vision très normative de la famille.

M. Martin Lévrier. - Vous avez dû rencontrer des jeunes revenus en prison après une première période de détention ? Parlaient-ils, de nouveau enfermés, de leur expérience à l'extérieur ?

Mme Léonore Le Caisne. - Ils n'en parlaient pas !

M. Laurent Solini. - Une des personnes, dont j'ai rapporté le témoignage, a connu un long parcours de délinquance, l'ayant conduit à cinq incarcérations. Une fois, après avoir réussi à trouver un emploi, il a été rattrapé par une affaire antérieure qui a mis fin à son début de réinsertion, pourtant prometteur. Quel sens a donc la peine privative de liberté dans ce cas ?

M. Michel Amiel , rapporteur. - Comment la peine assure-t-elle, à vos yeux, son triple rôle de punition, de protection de la société et de préparation à la sortie ?

M. Laurent Solini. - Je suis persuadé que rien de positif ne peut se passer entre quatre murs. Mais la peine privative de liberté a aussi pour fonctions de punir et d'extraire de la société une population jugée problématique.

La peine ne fait peur qu'à ceux qui ne vont pas en prison. La réitération des peines conduit à leur banalisation. Il existe dans le monde pénitentiaire une loi d'airain selon laquelle la vie quotidienne d'un détenu ne doit jamais être supérieure à la vie, même précaire, d'une personne en liberté. Comment mettre en place les moyens d'une éducation véritable, tant que prévaut cette loi d'airain ? Tant que la peine privative de liberté sera considérée comme punitive, les activités qui sont conduites à l'intérieur relèveront davantage de l'occupationnel. Ces activités ne présentent souvent aucune dimension éducative, faute d'avoir un sens à la fois pour les jeunes et les éducateurs. La préparation à la sortie est donc fragile ; la peine n'est nullement dissuasive et l'incarcération au sein de certains établissements réputés plus difficiles peut parfois devenir un motif de fierté chez certains mineurs détenus.

Mme Catherine Conconne , présidente. - Avez-vous eu connaissance de faits de violence commis sur les mineurs ?

Mme Léonore Le Caisne. - Les interventions des surveillants sont parfois extrêmement violentes et elles peuvent avoir des conséquences dramatiques sur ces jeunes détenus.

M. Laurent Solini. - Ma réponse est également positive. Les mineurs sont considérés comme des voyous et dans la prison, tous les crimes ne se valent pas, fût-ce aux yeux des surveillants. Les crimes, qui visent les gens plus faibles que soi, sont considérés comme « crasseux ». Les interventions, qui permettent de rompre avec la monotonie du quotidien, suscitent également une forme d'émulation chez des surveillants pénitentiaires. Au-delà des gestes techniques allégués, la violence à l'encontre des jeunes, sans parler des pratiques de coercition dans les quartiers disciplinaires, est manifeste. Les jeunes ont intériorisé ce rapport à la violence qui participe, pour certains d'entre eux, d'une image de la prison qui doit être dure. A l'EPM de Lavaur, lors d'interventions destinées à transférer certains jeunes vers les quartiers disciplinaires, ceux-ci devaient transiter vers la cour centrale de la prison, sous les clameurs de l'ensemble des autres détenus.

Mme Catherine Conconne , présidente. - Je vous remercie de vos interventions. C'est un vrai chantier que nous avons devant nous. Le Sénat doit avoir l'ambition de faire bouger les lignes sur cette question d'une manière extrêmement ambitieuse.

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