N° 208

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2018-2019

Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 décembre 2018

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la Géorgie et le Partenariat oriental ,

Par M. René DANESI et Mme Gisèle JOURDA,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet , président ; MM. Philippe Bonnecarrère, André Gattolin, Mme Fabienne Keller, M. Didier Marie, Mme Colette Mélot, MM. Cyril Pellevat, André Reichardt, Simon Sutour, Mme Véronique Guillotin, M. Pierre Ouzoulias , vice-présidents ; M. Benoît Huré, Mme Gisèle Jourda, MM. Pierre Médevielle, Jean-François Rapin , secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jacques Bigot, Yannick Botrel, Pierre Cuypers, René Danesi, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Laurence Harribey, MM. Claude Haut, Olivier Henno, Mmes Sophie Joissains, Claudine Kauffmann, MM. Guy-Dominique Kennel, Claude Kern, Pierre Laurent, Jean-Yves Leconte, Jean-Pierre Leleux, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Franck Menonville, Georges Patient, Michel Raison, Claude Raynal, Mme Sylvie Robert .

AVANT-PROPOS

Au lendemain de son indépendance retrouvée, en 1991, la Géorgie entre dans une décennie de crise économique, politique et sociale d'autant plus grave pour la région que la Géorgie représente le coeur stratégique du Caucase et se trouve entourée de pays dont l'histoire récente ou présente reste agitée : Russie, Azerbaïdjan, Arménie et Turquie.

En 2003, la Révolution des Roses renverse le Président Chevardnadze, héritier de l'ère soviétique, et évoque une « nouvelle indépendance », comme si le cordon ombilical était cette fois parfaitement coupé avec Moscou. Avec l'arrivée au pouvoir du Président Saakachvili et pendant ses deux mandats, la Géorgie est emportée dans une nouvelle vague de démocratisation et de modernisation à marches forcées. La Géorgie affiche alors un regain d'intérêt pour l'Occident et en particulier pour l'intégration euro-atlantique. Un apaisement des rivalités ethniques et régionales et des velléités séparatistes en Abkhazie et en Ossétie semble pouvoir durer.

C'est que la Révolution des Roses marque ipso facto une rupture avec le modèle post-soviétique et avec la Russie. Le Président Saakachvili confirme cette rupture par des propos enthousiastes qui semblent promouvoir une idéologie libérale, promettre l'éradication de la corruption et de la criminalité gouvernementales, et annoncer une transformation sociale et économique du pays. Très vite, il est clair que l'aspiration à une rapide intégration euro-atlantique gagne du terrain et ce faisant, suscite une méfiance toujours plus grande chez le voisin russe qui met en place tout un maillage de pressions économiques et diplomatiques.

La guerre d'août 2008 est le point culminant de la tension entre les deux pays. Le Président Saakachvili finit par être évincé en 2013. À partir de 2012, avec la victoire aux élections de la coalition du « Rêve géorgien » menée par l'oligarque Bidzina Ivanichvili, la Géorgie par nécessité regarde à nouveau et jusqu'à aujourd'hui vers Moscou, malgré l'occupation militaire de l'Ossétie du sud et de l'Abkhazie, et malgré la signature d'un accord avec l'Union européenne le 17 juin 2014. En même temps, la Géorgie apparaît comme un des meilleurs élèves du Partenariat oriental de l'Union européenne. C'est ce paradoxe que vos rapporteurs ont essayé de comprendre en se rendant en mission en Géorgie.

I. LA GÉORGIE APPARAÎT COMME LE BON ÉLÈVE DU PARTENARIAT ORIENTAL MALGRÉ UN CONTEXTE DIFFICILE

La Géorgie, bénéficiaire du Partenariat oriental, a développé sa coopération avec l'Union européenne grâce à un accord d'association et de libre-échange qui a été signé le 27 juin 2014 et qui est entré en vigueur le 1 er juillet 2016.

1. Le Partenariat oriental, politique européenne d'influence et d'aide au développement démocratique et économique

Le Partenariat oriental forme, avec l'Union pour la Méditerranée, les deux piliers de la Politique européenne de voisinage (PEV). La Politique européenne de voisinage date de 2004. Son objet était la création d'un cercle de pays situés aux marches de l'Union européenne qui partageraient ses valeurs et ses objectifs fondamentaux, et qui seraient décidés à s'engager avec elle dans une relation plus étroite, impliquant un haut niveau d'intégration économique et politique.

En conséquence, Romano Prodi souhaitait « créer un cercle d'amis », qui « mettent en commun tout, sauf les institutions ». C'était une belle ambition, mais l'objectif plus particulier du Partenariat oriental était surtout d'éviter l'émergence de nouvelles lignes de faille entre l'Union récemment élargie à l'Est et ses nouveaux voisins, à savoir la Biélorussie, la Moldavie, l'Ukraine, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan. À cette fin, il s'agissait d'aider ces pays à trouver le chemin de la prospérité économique, de la stabilité politique et de la sécurité pour tous.

La première idée sous-jacente était bien celle d'un progrès démocratique et économique continu vers l'Est, progrès qui arriverait à effacer pas à pas et sur le long terme, des différences encore criantes entre l'Est et l'Ouest. En ce sens, le Partenariat oriental était et reste un acte de foi dans l'avènement d'une Europe totalement réunifiée et prospère.

La deuxième idée sous-jacente au projet de Partenariat oriental, reposait sur l'espoir qu'une politique dédiée aux pays situés à l'Est de l'Union européenne récemment élargie, permettrait de manifester l'intérêt de l'Europe communautaire pour cette région et, à terme, de renforcer sa normalisation après 70 ans d'antagonisme idéologique et de constant appauvrissement.

L'objectif de ces deux idées sous-jacentes était généreux, ambitieux et sans doute trop audacieux. En effet, ces pays, et la Géorgie en particulier, sont dans une zone tampon, lointaine cour mitoyenne pour l'Union européenne, mais arrière-cour très proche pour la Russie. Une zone où les frontières ont souvent changé, où les populations ont été déplacées de manière autoritaire et brutale, où les habitants ont parfois changé de nationalité plusieurs fois au cours d'une vie, où cohabitent des minorités antagonistes. Une zone où les États veulent jouir d'une souveraineté récemment retrouvée. La Géorgie ne fait pas exception.

a) Le Partenariat oriental est une tentative de réponse à la longue et difficile histoire des relations Est/Ouest

Le Partenariat oriental visait à pacifier les relations Est/Ouest et en cela, il a pour ancêtre l'Ostpolitik lancée par le chancelier Willy Brandt. C'est l'Ostpolitik qui a conduit à la normalisation des relations entre la RFA et l'URSS, puis progressivement avec l'ensemble de ses satellites. L'Ostpolitik atteindra son point culminant avec la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe et la signature des Accords d'Helsinki le 1er avril 1975. C'est pourquoi on peut parler à propos du Partenariat oriental d'une « Ostpolitik de l'Union européenne ». Peut-être plus affirmée dans sa forme que ne l'était son modèle, mais dépourvue malheureusement d'une vision aussi claire que celle de son modèle.

Le fait que le même commissaire européen, actuellement Johannes Hahn, soit compétent pour la politique d'élargissement et la politique de voisinage rend cette dernière ambiguë et laisse espérer aux six pays concernés une possible adhésion à l'Union.

D'autant plus que l'Union demande aux pays du Partenariat d'adopter 80 % de l'acquis communautaire. Certains y ont vu une première étape avant une demande d'adhésion. Il n'en est rien, mais la confusion s'est introduite et aujourd'hui il y a officieusement deux camps au sein de l'Union : ceux qui veulent que ces six pays aient une vocation à adhérer, et ceux qui ne veulent pas évoquer cette vocation, sans pourtant préjuger de l'avenir. Le récent Sommet de Bruxelles (24 novembre 2017) a plutôt donné raison à la seconde école. Quant à vos rapporteurs, ils ont retiré de leur mission l'impression que la Géorgie est encore loin du modèle européen et que la question de l'adhésion, voire même de la candidature, ne se pose pas pour l'instant.

La Suède et la Pologne sont les véritables fondateurs du Partenariat oriental. Depuis 1989, la politique extérieure polonaise repose sur trois idées essentielles : l'acceptation des frontières issues de la Deuxième Guerre Mondiale, le retour à une complète souveraineté de ses voisins, à savoir les Pays baltes, la Biélorussie et l'Ukraine, et la nécessité d'établir de bonnes relations entre les pays d'Europe centrale et orientale. Ainsi, la Suède et la Pologne ont conjointement présenté en 2008 un projet de Partenariat oriental qui a été officiellement lancé lors du sommet du 7 mai 2009 à Prague. C'est-à-dire cinq ans après le lancement de la Politique européenne de voisinage (PEV) par Romano Prodi.

b) Les objectifs ambitieux du Partenariat oriental

L'initiative du Partenariat oriental vise à promouvoir le renforcement des relations de l'Union européenne avec ses six voisins de l'Est, à savoir l'Ukraine, la Moldavie, la Biélorussie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et Géorgie. Elle reprend donc les principes essentiels de la Politique de voisinage. Elle réaffirme aussi ses axes directeurs : la promotion de l'État de droit et de la bonne gouvernance, l'intégration économique, la libéralisation des échanges et le développement de la mobilité. En résumé, l'Union européenne propose à ses voisins de la suivre dans la libre-entreprise, la démocratie et les droits de l'Homme.

La plus-value essentielle de cette politique est d'offrir aux six pays voisins la perspective attrayante de bénéficier un jour :

- d'un régime sans visa avec l'Union européenne,

- d'un accord d'association politique,

- d'un accord de libre-échange approfondi.

Sur ces trois points, la Géorgie a déjà obtenu satisfaction.

L'ensemble du processus se fait selon une logique de différenciation, c'est à dire d'adaptation à chaque partenaire particulier et cette logique, comme on le verra, joue à plein en faveur de la Géorgie qui apparaît comme un bon élève du Partenariat oriental.

c) Promesses et réalités

Sur le papier, le Partenariat était très prometteur, mais il faut bien reconnaître qu'il a souffert de deux obstacles majeurs dès sa création :

- un obstacle interne à l'Union (dissension au sein des 28 membres sur la finalité du Partenariat vu par certains comme une étape préalable à l'adhésion et par d'autres comme une simple aide au développement),

- un obstacle externe : la Russie.

La Russie, pourtant sollicitée pour y participer, a tout de suite pris ombrage du Partenariat oriental, dès lors qu'il était initié par la Pologne et la Suède. Aujourd'hui, la Russie continue à soupçonner l'Union de mettre en place une politique et des accords en vue de diminuer son influence sur ses anciens satellites. Aussi la Russie n'est-elle pas restée inactive : elle a lancé le projet de l'Union économique eurasienne qui pourrait regrouper, à terme, la Russie et ses anciens satellites. Mais surtout, elle entretient les conflits dits « gelés » : Ossétie du Sud et Abkhazie en Géorgie, Transnistrie en Moldavie, Haut-Karabagh en Azerbaïdjan. La situation en Ukraine depuis le soulèvement de Donbass et le rattachement de la Crimée à la Russie et maintenant la fermeture de la mer d'Azov commence à s'apparenter à un conflit gelé.

La guerre de 2008

Les séparatismes ossète et abkhaze existent depuis longtemps et ces régimes ont joui d'une autonomie dont le périmètre a varié avec chaque gouvernement. Dans ce contexte difficile, Moscou a joué sa carte en accordant des passeports russes à tous les anciens citoyens soviétiques « qui ne souhaitaient pas » prendre la nationalité des satellites devenus indépendants. Non seulement des Abkhazes et des Ossètes sont devenus russes sur le territoire géorgien, mais aussi un grand nombre d'Arméniens ayant toujours vécu sur le sol géorgien.

La Russie attendait un prétexte pour intervenir. De son côté, la Géorgie de Saakachvili a pris maladroitement l'initiative des hostilités qui ont duré du 7 au 12 août 2008. Au lendemain du conflit, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud ont déclaré leur indépendance qui n'a pas été reconnue par la communauté internationale. Un conflit gelé supplémentaire est né, géré par l'ONU, l'Union européenne et l'OSCE, mais totalement maîtrisé par la Russie qui, depuis 2008, a régulièrement fait varier la frontière vers le sud au détriment du territoire géorgien. La gestion quotidienne de ces deux régions séparatistes repose sur la Russie qui a introduit le rouble comme monnaie officielle et qui a installé son armée sur place. La Géorgie a perdu à ce jour 20 % de son territoire. Il convient de rappeler que la France continue à défendre l'intégrité du territoire géorgien et l'accord de cessez-le-feu du 12 août 2008 signé entre l'Union européenne, la Russie et la Géorgie (tandis que la France présidait l'Union européenne). Une mission de surveillance de l'Union européenne (« EUMM Georgia » qui vient d'être officiellement prolongée jusqu'au 31 décembre 2020 avec un budget de 38,2 millions pour les deux années qui viennent) cherche une solution pacifique au conflit. Celui-ci s'est traduit par le déplacement de 258 000 personnes. Malgré cette situation et la régression des échanges entre Russie et Géorgie, les deux pays commercent encore et 200 000 Géorgiens travaillent toujours en Russie (à Moscou principalement). En 2013, la Russie a levé son embargo sur le vin et l'eau, amorce d'une première détente.

Cette tension régionale constante nuit naturellement au progrès démocratique et économique de la zone, même si cela reste variable d'un pays à l'autre et même si la Géorgie fait preuve d'une habileté certaine.

Débarrassé de ses déclarations grandiloquentes, le Partenariat, devenu plus modeste dans ses ambitions, est un succès quand il fait progresser chaque pays concerné selon son rythme et dans le respect de ses particularités, ce qui est le cas pour la Géorgie. Le Partenariat ne peut pleinement réussir que s'il démontre son utilité à la Russie. Enfin l'Union a compris que le Partenariat oriental doit montrer clairement qu'il ne vise ni à contenir ni à concurrencer la Russie, mais qu'il recherche des relations apaisées et une collaboration plus confiante entre l'Union et son grand voisin, comme le montre l'Arménie qui vient de signer un accord sur mesure avec l'Union européenne lors du dernier Sommet du Partenariat oriental, le 24 novembre 2017.

Pour celle-ci, il s'agit de développer une politique commune à destination de l'Est post-soviétique au moyen d'accords d'association qui permettront un rapprochement avec l'Europe communautaire sur le plan démocratique, économique et culturel. Pour Moscou cependant, le Partenariat oriental apparaît comme une machine de guerre politique pour renverser les alliances au profit de l'Occident

L'Union européenne a beau rappeler qu'il ne s'agit que de propositions faites à des États souverains de se rapprocher du modèle occidental, la Russie y voit une mauvaise manière et réhabilite, sans prononcer l'expression pourtant, la théorie de la « souveraineté limitée » en s'appuyant sur l'idée que son « étranger proche » doit rester sous son influence politique et économique.

Quoi qu'il en soit, la Géorgie a signé un accord d'association et de libre-échange avec l'Union européenne en 2014 et cet accord a été mis en oeuvre à partir de 2016. Vos rapporteurs ont souhaité prendre la mesure des difficultés et des succès de cette mise en oeuvre.

2. Parfaire la démocratie en Géorgie
a) La démocratie géorgienne existe-t-elle ?

La question première que l'on pose en abordant le cas de la Géorgie est la question de la réalité de la démocratie. N'est-ce pas un besoin de démocratie qui a conduit par deux fois récemment à une révolution. La Révolution des Roses a éclaté parce que le régime en place manquait de légitimité et non pas seulement parce que la société civile était travaillée au corps par des ONG européennes ou américaines.

Il faut se souvenir que lorsque le Président Chevardnadze proclame l'état d'urgence en 2003, l'armée ne le suit pas. Or, elle était pourtant parfaitement imperméable aux ONG. En outre, la Géorgie bénéficiait déjà de médias plus libres que dans le reste de l'espace soviétique (la chaîne Roustavi II, par exemple, qui s'opposait librement au pouvoir depuis longtemps). Enfin, le peuple géorgien aspirait à voir se réaliser une forme de rêve démocratique qui reposait surtout sur l'espoir d'un enrichissement général, d'une vraie prospérité à la manière des pays entrés récemment dans l'Union européenne qui offraient à ses yeux le spectacle d'un quasi miracle économique. Il suffisait donc qu'une figure charismatique vînt incarner ce rêve et cristalliser l'ensemble des aspirations démocratiques et libérales de la société géorgienne autour d'un projet résolument occidental : ce fut Michaël Saakachvili, enfant du pays, mais formé dans les universités américaine et française.

Alors la Géorgie, épuisée par soixante-dix ans de totalitarisme soviétique fait de purges et de spoliations, puis par vingt ans de néo-communiste inefficace et frustrant sous Chevardnadze, connut la Révolution des roses et dix ans de réformes brutales. Après l'alternance, elle est apparue dotée de toutes les apparences de la démocratie. En réalité, on peut craindre que cela n'ait été qu'un demi-miracle, car la Géorgie a connu une « ré-occidentalisation » accélérée de façade, sans démocratie véritable.

Aujourd'hui la Géorgie est un pays où la liberté d'entreprendre existe et où la liberté d'expression se maintient, un pays où les élections se déroulent normalement d'après le Bureau international des Droits de l'Homme (BIDDH). Le Parlement y est actif ; les tribunaux ne sont pas empêchés ; les ONG sont partout présentes. Pourtant, l'impression n'est pas tout-à-fait celle d'une démocratie véritable.

b) L'absence d'une classe moyenne robuste

Que manque-t-il à la Géorgie où il semble bon vivre pour apparaître réellement démocratique ? Il manque une solide classe moyenne et de véritables élites. La Géorgie en a été privée par l'émigration constante des forces vives, autrefois pour échapper à la répression soviétique, aujourd'hui pour s'assurer ailleurs un succès plus certain.

Le voyageur occidental en Géorgie est frappé par une forme d'apathie et même d'aboulie. Comme dans tous les pays où la dictature a sévi, chacun attend d'en haut des ordres qui ne viennent plus. Ce sentiment est très vif quand le voyageur arrive de l'Ouest mais il est atténué, voire inversé quand le voyageur arrive de l'Orient. Pour ce dernier, c'est au contraire la vitalité géorgienne qui le frappe, une forme de « résilience démocratique », selon l'expression de la Commission européenne, et le début d'une promesse de renouveau.

Assurément, la Géorgie, qui semble - aux yeux d'un Occidental - contrainte, étouffée et menacée par ses deux voisins hostiles que sont la Russie et la Turquie, est en réalité, dans le Caucase, le creuset de la plus grande vitalité. C'est un paradoxe qu'il faut accepter et qui porte au relativisme et à la circonspection.

En réalité, ce qui semble le plus manquer à la Géorgie, c'est une élite autochtone de qualité. Comme le dit la nouvelle Présidente de Géorgie, Salomé Zourabichvili, la démocratie, qui est faite pour le peuple, ne peut être défendue que par une élite éclairée sinon les masses ont tôt fait de se rendre à la dictature, qu'elle soit communiste ou populiste.

Comme elle l'écrivait avec clairvoyance, dans son livre « L'exigence démocratique » (François Bourin, éditeur, Paris 2011, page 118) : « Nous devons redécouvrir la nécessité des classes dans la structuration d'une société pour qu'elle puisse à la fois se stabiliser et se libérer. La « déclassification » de la société à laquelle nous assistons entraîne aussi sa déculturation et ouvre grand la porte de la servitude. Les barrières sociales [...] sont indispensables pour permettre aux groupes sociaux et aux individus de se défendre contre les empiètements d'un État tout puissant ou d'une idéologie. »

Il faut avoir visité, comme vos rapporteurs l'ont fait, le Musée national géorgien à Tbilissi pour comprendre la gravité de la « déclassification » en Géorgie.

Il convient d'ajouter que l'émergence d'une classe moyenne robuste est gênée par le fait que la Géorgie n'a connu depuis 1991, selon l'expression consacrée par la presse, qu'« une démocratie en proie à la lutte des clans ». En effet, la Géorgie, chrétienne depuis le IV e siècle, reste cependant imprégnée du système clanique traditionnel, a peine atténué par rapport à celui de ses voisins immédiats où il est encore très vivace. Cette survivance est un frein à la démocratisation.

Ainsi le Rêve géorgien d'un côté et les partisans du Président Sakaashvili de l'autre ne pratiquent pas des politiques fondamentalement différentes quand ils sont au pouvoir. Mais ils s'opposent farouchement (et souvent de manière stérile) et il nous a semblé qu'il s'agissait essentiellement de querelles de personnes. En outre, ni les uns ni les autres ne sont exempts du grief de corruption.

3. Des griefs qui perdurent : corruption des dirigeants et lenteur de la réforme de la justice
a) La corruption des élites et l'oligarchie

D'ailleurs, le premier grief que l'Union européenne continue à faire à la Géorgie est le niveau très élevé de corruption des élites, même si l'Union salue les résultats déjà obtenus dans ce domaine sur les niveaux médians et subalternes. Pour progresser dans cette voie, il conviendrait que l'Agence de lutte contre la corruption devienne indépendante et soit séparée des services de la sécurité de l'État.

Il faut continuer également à exiger que les intérêts politiques et économiques soient séparés, ce qui sera difficile à obtenir dans un pays qui est gouverné dans l'ombre par un oligarque qui s'est « retiré » de la politique, mais qui continuera probablement à tirer les ficelles du « Rêve géorgien » (coalition au pouvoir). Il s'agit toujours de Bidzina Ivanichvili qui n'est évoqué à Tbilissi que par la périphrase « le propriétaire de la maison sur la colline », énorme palais urbain et moderniste qui surplombe la capitale. Avant d'entamer sa campagne électorale, la candidate indépendante Salomé Zourabichvili s'est fait officieusement adouber, ou faut-il dire investir, par ce puissant milliardaire sans qui rien ne se fait en Géorgie. En conséquence, le Rêve géorgien n'a pas présenté de candidat.

L'élection de Salomé Zourabichvili ou le pari de Bidzina Ivanichvili

Vos rapporteurs ont eu l'honneur de rencontrer Salomé Zourabichvili pendant la campagne électorale. Son élection à la tête de l'État géorgien est assurément une bonne nouvelle pour la Géorgie et pour la France, même si elle arrive après une réforme constitutionnelle qui a sérieusement amoindri les pouvoirs du Président de la République. Tel un juste retour de l'Histoire, cette élection a une charge symbolique forte puisque Salomé Zourabichvili accède à la présidence de son pays 97 ans après la fuite de sa famille, contrainte d'échapper aux exactions bolcheviques en Géorgie.

Diplomate française, elle a repris la nationalité géorgienne pour devenir ministre des affaires étrangères du Président Saakachvili. Salomé Zourabichvili s'écarte ensuite du parti au pouvoir et tente une équipée solitaire en créant son propre parti sans succès ; elle abandonne la partie en 2010, jugeant que la démocratie n'est pas mûre en Géorgie. Huit ans plus tard, sa rupture avec le Président Saakachvili et une modération certaine à l'égard de la Russie lui gagnent des alliés chez les nouveaux maîtres de la Géorgie, qui se rallient à sa candidature.

b) La lenteur de la réforme de la justice et l'imperfection de l'État de droit

Le Parlement européen, lui aussi, a dénoncé, dans un rapport de juillet 2018 consacré à la Géorgie, un respect insuffisant à l'égard des droits de l'Homme, en particulier quand il s'agit des groupes vulnérables et minoritaires (homosexuels, Roms, malades du SIDA, handicapés, minorités, femmes exposées aux violences sexuelles...).

Le Parlement européen n'apparaît pas très satisfait non plus du degré d'indépendance du pouvoir judiciaire et il s'inquiète du peu de résultats qui font suite aux enquêtes quand il est question de violation des droits de l'Homme ou des ingérences de la Turquie sur la vie de ses ressortissants vivant en Géorgie et sur celle des écoles turques en Géorgie.

Les modifications profondes du système judiciaire ont conduit à la nécessaire et très attendue dépolitisation du Conseil supérieur de la justice et à une autonomie accrue du pouvoir judiciaire. Toutefois, on note que le cadre de sélection, de formation et de rémunération des juges n'est pas satisfaisant et compromet l'indépendance de la justice.

En matière de justice économique, l'absence de confiance dans le système, en particulier sur la médiation et l'arbitrage, appelle une action urgente. Sur la question de l'arbitrage, les acteurs économiques privés tentent de s'organiser, mais deux clans s'affrontent : celui autour de la Chambre de commerce internationale et des milieux juridiques liés au Président Saakachvili, et celui du parti au pouvoir avec l' European Business Association dont les membres sont essentiellement des sociétés géorgiennes. La ministre de la justice que vos rapporteurs ont rencontrée tente de créer un système institutionnalisé de justice économique en renforçant l'arbitrage. Un accord est en cours de finalisation avec le Tribunal arbitral de Paris.

4. Une vie économique qui reste sous contrôle

En dépit des discours officiels affichant le souhait d'une convergence avec l'Union européenne et d'une plus grande liberté pour l'économie de marché, de nombreuses PME géorgiennes continuent à être entravées dans leur développement par diverses pratiques discriminatoires d'origine publique ou privée mais rendues possibles par l'inaction des autorités publiques.

On sait qu'au moment de l'indépendance, les privatisations des monopoles publics se sont traduites par la création de secteurs réglementés échappant à la concurrence, c'est-à-dire par la création de monopoles privés protégés et par l'octroi très arbitraire de délégations de marchés publics. Ainsi, l'absence de concurrence affecte de nombreux secteurs : banque, assurance, transport, santé, sécurité alimentaire, laboratoires d'analyses biologiques et même le secteur agricole.

Quant à l'Agence géorgienne de la concurrence, elle est placée directement sous l'autorité du Premier ministre. La concentration bancaire explique par exemple les taux d'intérêt élevés et les difficultés rencontrées par les PME pour accéder au crédit.

Cependant, la Géorgie a mis en route une législation des marchés publics avec l'appui de la France. Le système géorgien de marchés publics a fait l'objet de réformes importantes et, depuis 2010, une plateforme électronique gère l'ensemble des marchés publics, apportant plus de transparence et moins de discrimination, encourageant la mise en concurrence et diminuant le risque de corruption.

Du côté français, les entreprises disent rencontrer des difficultés à deux niveaux : l'examen des offres et la préparation des lots et la connaissance technique des comités d'examen des offres. Il semble encore vrai que l'Agence nationale des marchés publics ne dispose pas d'experts capables de procéder à une évaluation juste des offres techniques et attribue les marchés sur les seuls éléments financiers.

Si la Géorgie est le bon élève du Partenariat oriental, il apparaît donc néanmoins que cette place de premier de classe ne s'apprécie pas dans l'absolu, mais seulement par rapport aux autres bénéficiaires de cette politique européenne, partenaires nettement moins avancés sur le chemin de l'intégration économique et de la démocratie réelle. Cependant il convient de saluer les efforts fournis par la Géorgie en si peu de temps. Ils justifient la politique du Partenariat oriental et permettent de mesurer in concreto le bien fondé et les résultats d'une politique européenne.

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