E. DE NOUVEAUX ÉQUILIBRES À TROUVER DANS LES RELATIONS AVEC L'EUROPE

Depuis l'accord du 13 mars 2016 entre l'Union européenne et la Turquie, le nombre de passages de la Turquie vers l'Europe a considérablement diminué.

D'après l'ensemble des spécialistes entendus par vos rapporteurs, il est très peu probable que les réfugiés présents en Turquie retournent en Syrie à court, moyen voire long terme, les conditions de ce retour, au premier rang desquels la sécurité et la confiance dans le régime et ses forces de sécurité, n'étant pas susceptibles d'être réunies avant longtemps.

En outre, la situation actuelle dans le nord de la Syrie alimente de nouveau flux de réfugiés sur son sol, même si la Turquie maintient pour le moment sa frontière fermée.

Dès lors, il convient de continuer à soutenir la Turquie pour qu'elle puisse prendre en charge dans les meilleures conditions l'intégration de ces réfugiés. Au-delà des facilités FRIT 1 et 2, un soutien financier ultérieur sera probablement nécessaire et la France devra dûment y contribuer .

Par ailleurs, si le processus d'adhésion est bloqué et ne devrait pas connaître d'avancée significative dans un avenir proche, la question de la libéralisation des visas ainsi que celle de la modernisation de l'union douanière restent posées .

Concernant la libéralisation des visas, la Turquie doit accomplir les réformes nécessaires pour qu'elle puisse être menée à bien, en application de l'accord de mars 2016. Cela s'annonce difficile concernant la réforme de la législation anti-terroriste turque, même si le président Erdogan a récemment affirmé que la Turquie effectuerait les réformes nécessaires.

La libéralisation du régime des visas et l'Union douanière

La libéralisation du régime des visas

La libéralisation du régime des visas consisterait à exempter les ressortissants turcs de l'obligation de visa pour les séjours de courte durée, soit d'une durée maximale de 90 jours sur toute période de 180 jours, dans le cadre de voyages d'affaires, touristiques ou à des fins familiales dans l'espace Schengen. Au total, 61 États bénéficient déjà de cette exemption.

Pour y parvenir, un certain nombre d'étapes sont nécessaires. Tout d'abord, la Turquie devait conclure avec l'Union européenne un accord de réadmission qui a été signé en décembre 2012, permettant de réadmettre les ressortissants turcs entrés illégalement sur le territoire de l'Union européenne ainsi que les ressortissants de pays tiers détenant un titre de séjour délivré par la Turquie ou détenant, lors de la demande de réadmission, un visa en cours de validité délivré par la Turquie. Cet accord est entré en vigueur le 1 er octobre 2014, mais s'applique seulement aux ressortissants turcs.

Après la signature de cet accord, une feuille de route a été élaborée puis adoptée le 16 décembre 2013. Elle recense 72 critères que la Turquie doit respecter pour que ses ressortissants puissent bénéficier de l'exemption de visa. Ces critères sont regroupés au sein de 5 groupes thématiques : sécurité des documents, gestion des migrations, ordre public et sécurité, droits fondamentaux et réadmission des migrants irréguliers. Les progrès accomplis pour remplir ces critères sont régulièrement évalués par la Commission européenne. Ce n'est qu'une fois ces critères remplis que la Commission européenne pourra présenter une proposition de règlement visant à modifier le règlement (CE) n° 539/2001 fixant la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l'obligation de visa. Cette proposition doit être adoptée par le Conseil et le Parlement européen.

La Commission européenne a présenté un premier rapport d'évaluation le 20 octobre 2014, assorti de nombreuses recommandations sur les différents thèmes. La question de la libéralisation du régime des visas a ensuite été évoquée dans le cadre du sommet Union européenne-Turquie du 29 novembre 2015. À cette occasion, il a été décidé qu'un deuxième rapport d'évaluation serait présenté début mars 2016.

Le 4 mars 2016, la Commission européenne a présenté son deuxième rapport d'évaluation soulignant les progrès importants accomplis par la Turquie et identifiant les critères restant à remplir.

La déclaration du 18 mars 2016 fait de la libéralisation du régime des visas une contrepartie à la coopération turque pour réduire les arrivées irrégulières sur le territoire de l'Union européenne. Cette libéralisation était prévue pour le 30 juin 2016, pour autant que tous les critères énumérés dans la feuille de route du 16 décembre 2013 fussent remplis. La libéralisation reste donc bien conditionnée au respect des critères définis par la feuille de route de 2013. Or, la déclaration du 18 mars 2016 prévoyait d'encadrer ce processus dans des délais peu réalistes, ce qui est aujourd'hui source d'incompréhension et de tensions.

Le 4 mai 2016, la Commission européenne a présenté son troisième rapport d'évaluation des progrès accomplis par la Turquie en vue de la libéralisation du régime des visas. Celui-ci énumère 7 critères restant à remplir. La Commission a également présenté, le même jour, une proposition de règlement destinée à libéraliser le régime des visas, mais ce texte ne pourra être examiné que lorsque tous les critères seront satisfaits.

Ces 7 critères étaient les suivants :

- adopter des mesures de prévention de la corruption ;

- garantir la protection des données à caractère personnel ;

- conclure un accord de coopération opérationnelle avec Europol ;

- proposer à tous les États membres de l'Union européenne une coopération judiciaire effective en matière pénale ;

- réviser la législation visant à lutter contre le terrorisme ;

- mettre aux normes de l'Union européenne les passeports biométriques délivrés par les autorités turques ;

- mettre en oeuvre toutes les dispositions de l'accord de réadmission, notamment en ce qui concerne les ressortissants de pays tiers.

Aujourd'hui, il reste 6 critères à remplir. L'accord de réadmission pour les citoyens de pays tiers ne sera appliqué que lorsque la libéralisation des visas sera effective. Un groupe de travail est mobilisé sur chaque critère et collabore avec les ministères concernés. Les difficultés se cristallisent autour de la réforme de la loi sur le terrorisme.

La Turquie souhaite une évolution rapide de cette question. Elle estime que c'est une juste contrepartie à l'accord sur la gestion des réfugiés du 18 mars 2016. Pour les citoyens turcs comme pour le Président Erdogan, il s'agit d'une question de prestige. En effet, les Turcs comprennent mal le refus de l'Union européenne de les exempter de visa alors que les ressortissants d'autres États, aux performances économiques moindres, ont pu bénéficier de cet avantage.

La libéralisation du régime des visas pourrait donc être un levier pour obtenir de la Turquie des avancées en matière de droits de l'Homme.

L'Union douanière

En 1963, la Communauté économique européenne et la Turquie ont signé un accord d'association - l'accord d'Ankara - dans lequel les deux parties sont convenues d'instaurer progressivement une union douanière.

Un protocole additionnel, signé en novembre 1970, établit un échéancier pour la suppression des droits de douane et des contingents applicables aux produits industriels circulant entre les parties. La phase définitive de l'union douanière a été achevée le 1 er janvier 1996.

La Commission européenne a déposé, en décembre 2016, un texte demandant au Conseil l'autorisation d'engager des négociations avec la Turquie pour moderniser l'union douanière. Ce texte n'a pas encore été examiné compte tenu de la dégradation de l'État de droit en Turquie.

Pourtant, il apparaît nécessaire d'adapter la structure de l'union douanière au développement des échanges internationaux. Ces dernières années, l'Union européenne a conclu de nombreux accords de libre-échange avec des pays tiers. Or la Turquie, dans le cadre de l'union douanière, doit suivre la politique commerciale de l'Union avec les pays tiers, sans disposer pour autant de moyens juridiques lui permettant de convaincre ces pays de conclure parallèlement de tels accords avec elle. En effet, lorsque l'Union signe des accords de libre-échange avec un pays tiers (Corée du Sud, Japon, Singapour...), les produits de ce pays tiers transitant vers l'Union sont exonérés de taxes douanières lorsqu'ils sont vendus en Turquie alors que les importations turques ne bénéficient pas d'exemption de taxes vers ce pays. En outre, il serait nécessaire d'améliorer l'échange d'informations et le mécanisme de notification pour permettre à la Turquie de s'adapter rapidement aux exigences techniques de la législation européenne. Enfin, le cadre commercial bilatéral ne comprend pas de mécanisme efficace de règlement des différends entre investisseurs et États.

Une révision du cadre de l'union douanière doit donc permettre de résoudre ces difficultés, en permettant à la Turquie de bénéficier des avantages liés aux accords bilatéraux de libre-échange conclus par l'Union européenne.

Par ailleurs, l'objectif est d'étendre le champ d'application de l'union douanière aux produits agricoles, aux services et aux marchés publics pour développer les échanges, tout en harmonisant les règles relatives aux aides d'État.

Le Gouvernement turc souhaite une révision rapide de l'accord d'union douanière pour laquelle aucun préalable n'est requis. La modernisation de l'union douanière faisait partie des points d'action évoqués lors du Sommet Union européenne-Turquie du 29 novembre 2015 et dans la déclaration du 18 mars 2016. Bien que la Commission européenne fasse preuve de volontarisme sur ce sujet, le Conseil n'a toujours pas mis à son ordre du jour la recommandation de décision de la Commission européenne, visant à permettre l'ouverture des négociations. L'Allemagne, les Pays-Bas et la République de Chypre en particulier ne sont pas favorables à l'ouverture de ces négociations pour le moment.

Enfin, si une réforme de l'Union douanière pourrait s'avérer profitable tant pour l'Union européenne que pour la Turquie, les négociations sont bloquées également sur ce sujet en raison du comportement de la Turquie en matière de droits de l'homme.

Incontestablement, dans ce domaine, de nouvelles avancées sont subordonnées à des signaux positifs que la Turquie enverrait en matière de droits de l'Homme et de respect de l'État de droit.

En effet, en ce domaine, ni la France, ni l'Europe ne peuvent renoncer à sauvegarder et promouvoir ces valeurs et doivent donc maintenir une position constante, ferme et exigeante. Ces valeurs constituent le socle des conditions d'ouverture des négociations d'adhésion, auquel la Turquie a souscrit. Il s'agit de rappeler ces exigences chaque fois qu'elles ne sont pas respectées, mais aussi de souligner lorsque des progrès sont réalisés comme avec l'annonce récente d'une réforme de la justice, qui devra néanmoins être confirmée par des résultats clairs et concrets. La Turquie doit également renforcer sa coopération avec le Conseil de l'Europe, donner suite à ses recommandations et mettre en oeuvre tous les arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme.

Il est clair de ce point de vue que le processus de négociation en vue de l'adhésion constitue toujours un levier efficient :

• le gouvernement turc comme les entrepreneurs considèrent que ce maintien est un élément d'incitation à la modernisation du pays par un alignement sur les normes européennes. Son interruption aboutirait à une dégradation de la réputation de la Turquie sur la scène internationale, notamment sur le plan économique, alors que la Turquie est une économie ouverte dont la croissance dépend des investissements étrangers ;

• les partis politiques d'opposition que nous avons rencontrés (CHP, HDP), la société civile et les associations de promotion des droits de l'Homme ont besoin de ce processus qui contribue à maintenir l'ancrage démocratique de la Turquie.

Renoncer à ce processus c'est perdre un levier important et décevoir une grande partie de l'opinion publique turque même si aujourd'hui l'issue de ce processus est lointaine et improbable .

Dès lors, il serait profitable aux deux parties de retrouver une perspective positive, une feuille de route permettant de sortir des accusations réciproques pour reprendre appui sur les aspects positifs, toujours nombreux, des relations mutuelles, que ce soit dans le domaine économique, culturel ou sécuritaire. Vos rapporteurs suggèrent la réunion à cette fin d'un groupe des sages nommés par l'UE et la Turquie, qui serait chargé de faire des propositions pour aller de l'avant .

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Ainsi, la fermeté ne doit pas être exclusive de tout dialogue, ni d'une écoute attentive . La France et l'Europe n'ont aucun intérêt à ce que l'instabilité gagne la Turquie et à la pousser à rechercher des alliances concurrentes ou alternatives.

Il faut être conscient de la déception éprouvée par la Turquie devant l'incompréhension par ses alliés occidentaux de ses priorités sécuritaires. Le tournant très nationaliste du pouvoir fait que les Occidentaux sont regardés avec méfiance. Tout évènement, action ou parole, est vite interprété comme une pression destinée à ruiner les efforts de la Turquie pour prendre la place qui lui revient sur la scène internationale.

Face à cette attitude victimaire, la patience stratégique s'impose, en évitant d'entrer dans le jeu des provocations du pouvoir turc. La constance et la tempérance sont les meilleurs moyens de faire entendre aux dirigeants que la provocation est un signe de faiblesse dans les relations internationales et que la création d'un climat de confiance suppose un dialogue apaisé et sincère dans son expression auquel, sur le long terme, la Turquie et la France auraient beaucoup plus à gagner qu'à perdre.

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