N° 653

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2018-2019

Enregistré à la Présidence du Sénat le 10 juillet 2019

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires sociales (1) et de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (2) sur la justice prud'homale ,

Par Mmes Agnès CANAYER, Nathalie DELATTRE,
Corinne FÉRET et Pascale GRUNY,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Alain Milon , président ; M. Jean-Marie Vanlerenberghe , rapporteur général ; MM. René-Paul Savary, Gérard Dériot, Mme Colette Giudicelli, M. Yves Daudigny, Mmes Michelle Meunier, Élisabeth Doineau, MM. Michel Amiel, Guillaume Arnell, Mme Laurence Cohen, M. Daniel Chasseing , vice-présidents ; M. Michel Forissier, Mmes Pascale Gruny, Corinne Imbert, Corinne Féret, M. Olivier Henno , secrétaires ; Mme Cathy Apourceau-Poly, M. Stéphane Artano, Mmes Martine Berthet, Christine Bonfanti-Dossat, MM. Bernard Bonne, Jean-Noël Cardoux, Mmes Annie Delmont-Koropoulis, Catherine Deroche, Chantal Deseyne, Nassimah Dindar, Catherine Fournier, Frédérique Gerbaud, M. Bruno Gilles, Mmes Michelle Gréaume, Nadine Grelet-Certenais, Jocelyne Guidez, Véronique Guillotin, Victoire Jasmin, M. Bernard Jomier, Mme Florence Lassarade, M. Martin Lévrier, Mmes Monique Lubin, Viviane Malet, Brigitte Micouleau, MM. Jean-Marie Morisset, Philippe Mouiller, Mmes Frédérique Puissat, Marie-Pierre Richer, Laurence Rossignol, Patricia Schillinger, MM. Jean Sol, Dominique Théophile, Jean-Louis Tourenne, Mme Sabine Van Heghe .

(2) Cette commission est composée de : M. Philippe Bas , président ; MM. François-Noël Buffet, Jean-Pierre Sueur, Mme Catherine Di Folco, MM. Jacques Bigot, André Reichardt, Mme Sophie Joissains, M. Arnaud de Belenet, Mme Nathalie Delattre, MM. Pierre-Yves Collombat, Alain Marc , vice-présidents ; M. Christophe-André Frassa, Mme Laurence Harribey, M. Loïc Hervé, Mme Marie Mercier , secrétaires ; Mme Esther Benbassa, MM. François Bonhomme, Philippe Bonnecarrère, Mmes Agnès Canayer, Maryse Carrère, Josiane Costes, MM. Mathieu Darnaud, Marc-Philippe Daubresse, Mme Jacky Deromedi, MM. Yves Détraigne, Jérôme Durain, Mme Jacqueline Eustache-Brinio, MM. Jean-Luc Fichet, Pierre Frogier, Mmes Françoise Gatel, Marie-Pierre de la Gontrie, M. François Grosdidier, Mme Muriel Jourda, MM. Patrick Kanner, Éric Kerrouche, Jean-Yves Leconte, Henri Leroy, Mme Brigitte Lherbier, MM. Didier Marie, Hervé Marseille, Jean Louis Masson, Thani Mohamed Soilihi, Alain Richard, Vincent Segouin, Simon Sutour, Mmes Lana Tetuanui, Claudine Thomas, Catherine Troendlé, M. Dany Wattebled .

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

La France se distingue en Europe par l'existence d'une justice du travail rendue, en première instance, par des juges non professionnels, issus du monde de l'entreprise, au sein de juridictions autonomes

Les conseils de prud'hommes, composés de représentants des salariés et des employeurs, ont pour vocation première la conciliation des parties dans les litiges nés à l'occasion d'une relation individuelle de travail.

Issus d'une longue tradition historique, les conseils de prud'hommes s'inscrivent dans une logique de proximité, puisqu'il en existe au moins un par département, pour un nombre total de 210 1 ( * ) , mais aussi - singularité pour une juridiction - de paritarisme 2 ( * ) , les conseillers prud'hommes étant désignés sur proposition des organisations syndicales et patronales.

Pour autant, plusieurs rapports ont, au cours des dernières années, mis en lumière des difficultés récurrentes qui nuisent au bon fonctionnement du service public de la justice en matière prud'homale.

Une partie de ces difficultés sont quantifiables. Il s'agit notamment des délais de jugement, souvent excessifs, qui engagent la responsabilité de l'État pour déni de justice, d'un taux de départage élevé entre les conseillers prud'hommes et d'un taux d'appel largement supérieur à ceux des autres juridictions, signe d'un déficit d'acceptabilité des jugements rendus par les conseillers. D'autres difficultés sont plus difficilement mesurables et ont trait au fonctionnement quotidien de ces juridictions.

Si les effets des réformes introduites récemment, notamment par la loi du 6 août 2015 3 ( * ) ``et son décret d'application du 20 mai 2016 4 ( * ) `, visant à rendre la procédure prud'homale plus efficace, ne sont sans doute pas encore pleinement visibles, force est de constater qu'elles n'ont pas entièrement porté leurs fruits voire qu'elles ne sont pas toujours appliquées.

Dans ce contexte, le groupe de travail commun à la commission des affaires sociales et à la commission des lois sur la justice prud'homale a engagé ses travaux en mars 2018, avec des auditions, mais surtout un vaste programme de déplacements sur le terrain, dans les juridictions.

Ces travaux prennent place dans la continuité de ceux conduits par la mission d'information de la commission des lois sur le redressement de la justice 5 ( * ) , présidée par notre collègue Philippe Bas, dont les conclusions ont été remises le 4 avril 2017. Cette mission a abordé le fonctionnement de la justice prud'homale sous l'angle du nombre de conseillers prud'hommes et de leur répartition entre les sections, mais également sous l'angle de la simplification de la carte de ces juridictions et du regroupement des plus petites d'entre elles, dans un objectif de recherche de taille critique, relevant « les difficultés de fonctionnement de très petits conseils de prud'hommes », à la condition toutefois de maintenir l'exigence de proximité, « car les litiges liés au contrat de travail relèvent du contentieux de la vie courante ». Elle renvoyait néanmoins à des travaux ultérieurs « une réflexion sur les moyens de remédier aux longs délais de traitement des affaires prud'homales », appuyée sur « une évaluation des effets de la récente réforme de la procédure prud'homale », ainsi que sur le taux d'appel « très élevé » des jugements, « signe de la situation difficile de ces juridictions ». Ces travaux ont ainsi pu être conduits par vos rapporteurs dans le cadre du présent groupe de travail.

Pendant plus `de dix-huit mois, le groupe de travail a effectué 28 auditions et 11 déplacements, sur la base d'un questionnaire indicatif, à la rencontre des conseillers prud'hommes, mais également des autres acteurs de la justice prud'homale que sont les magistrats, en première instance comme dans les chambres sociales des cours d'appel, les fonctionnaires de greffe et les avocats, dans le ressort de huit cours d'appel 6 ( * ) , ainsi que les représentants des organisations syndicales et professionnelles. Le groupe de travail s'est ainsi rendu dans 13 conseils de prud'hommes et, grâce à des réunions de travail organisées par les cours d'appel, a aussi rencontré les représentants d'autres conseils, de sorte que vos rapporteurs ont eu des échanges au total avec des représentants de 26 conseils de prud'hommes 7 ( * ) .

Le groupe de travail s'est aussi rendu en Belgique, afin d'étudier le fonctionnement de la justice du travail belge, tout en s'appuyant sur une étude de législation comparée sur l'organisation de la justice du travail 8 ( * ) .

Ces travaux ont conduit vos rapporteurs à un certain nombre de constats.

Premièrement, la présence de juges issus du monde professionnel, connaissant les réalités du monde du travail, de l'entreprise et des métiers, est reconnue comme essentielle par l'ensemble des acteurs de la justice du travail. Il convient donc de ne pas le remettre en cause.

Deuxièmement, les statistiques moyennes nationales et, sans doute, le prisme des grosses juridictions parisiennes, cachent des disparités parfois très fortes d'un conseil de prud'hommes à l'autre. Ainsi, si certains conseils connaissent ce qui apparaît comme de sérieux dysfonctionnements aux yeux de vos rapporteurs, d'autres ne connaissent pas de difficulté particulière. Pour autant, du point de vue du justiciable, il n'est pas acceptable que l'accès à une justice de qualité soit à ce point tributaire du contexte local.

Ainsi, au regard des indicateurs de délais de jugement, de taux de conciliation, de taux de départage et de taux d'appel, les plus gros conseils semblent souvent plus mal fonctionner que les petits et moyens conseils, dont les conseillers se connaissent mieux et ont davantage l'habitude de travailler ensemble. Pour autant, il ne s'agit pas d'une corrélation statistique, mais seulement d'une constatation empirique de vos rapporteurs, parfois démentie par la situation de certains petits conseils où les relations sont difficiles entre les deux collèges, les plus petits d'entre eux pouvant également rencontrer des difficultés de fonctionnement structurelles liées à leur petite taille.

Il ressort des statistiques nationales, par-delà les disparités locales et en dépit des réformes récentes, que la fonction de conciliation du conseil de prud'hommes est marginalisée, alors que c'est sa vocation première, et que sa fonction de jugement est souvent défaillante. Les causes de ces difficultés sont multiples.

Les conseils de prud'hommes pâtissent d'abord des problèmes dont souffre d'une manière générale le service public de la justice, à commencer par le manque de moyens humains et matériels, problème sans doute accentué du fait du rôle plus important des greffiers auprès des conseillers par rapport aux autres juridictions. Alors qu'ils doivent être des juges à part entière, cette qualité est parfois insuffisamment reconnue aux conseillers prud'hommes par les autres acteurs de la justice du travail, justiciables, avocats ou encore magistrats. Il est vrai toutefois que certains conseils de prud'hommes peinent à fonctionner comme des juridictions à part entière et tendent à reproduire au sein de ce qui devrait être un lieu de justice impartial les tensions sociales voire politiques locales.

L'ancrage des conseils de prud'hommes dans l'institution judiciaire mérite donc d'être renforcé.

En outre, la justice prud'homale n'a sans doute pas suffisamment évolué pour s'adapter aux transformations du contentieux, qui a baissé en volume tout en devenant plus technique et plus conflictuel.

Dès lors, vos rapporteurs estiment que la justice prud'homale reste au milieu du gué, les réformes récentes ne permettant pas de surmonter les difficultés. De nouvelles réformes ou de simples adaptations doivent donc être engagées. Le groupe de travail énonce à cette fin 46 propositions 9 ( * ) .

Le groupe de travail considère que la justice prud'homale doit rester une justice de proximité et que la place des juges issus du monde du travail doit être conservée, dans une juridiction spécifique et autonome, dotée des moyens nécessaires à son fonctionnement. Il estime que la fonction de juge des conseillers prud'hommes doit être revalorisée, afin que leurs décisions apparaissent plus légitimes. Cette revalorisation passera nécessairement par des moyens à la hauteur de leurs missions, par un changement du regard porté par les magistrats professionnels sur les conseillers prud'hommes, surmontant la méfiance réciproque que vos rapporteurs ont constatée, mais également par une formation renforcée et une exigence accrue d'impartialité, de compétence juridique et d'expérience juridictionnelle. Un changement de dénomination de conseil de prud'hommes en tribunal de prud'hommes contribuerait symboliquement à cette évolution, de même que le rattachement de la justice prud'homale au seul ministère de la justice.

Le groupe de travail formule également une série de propositions de nature à améliorer le fonctionnement de la justice prud'homale, ainsi que son organisation interne, qui peuvent être mises en oeuvre sans remettre en cause l'architecture existante. Il s'agirait en particulier de renforcer les prérogatives et la responsabilité du président et du vice-président du conseil dans le bon fonctionnement de la juridiction et le respect des règles de procédure.

Le groupe de travail propose par ailleurs de tirer les conclusions de l'échec de la phase de conciliation, aujourd'hui obligatoire, en la rendant facultative, dans le cadre d'un nouveau schéma procédural. Il reviendrait à un bureau d'orientation, par une décision souveraine, de renvoyer les affaires soit devant un bureau de conciliation, soit vers une médiation extérieure, soit directement devant un bureau de jugement, présidé ou non par un magistrat professionnel, tout en simplifiant la procédure de mise en état des affaires. En contrepartie, plusieurs propositions sont de nature à rendre cette conciliation plus efficace.

Enfin, le groupe de travail propose plusieurs expérimentations pour des réformes plus profondes, afin d'en évaluer préalablement les effets avant d'en envisager l'éventuelle généralisation. Il s'agirait, d'une part, de permettre au président et au vice-président du conseil de prud'hommes de modifier la structure des sections afin de l'adapter aux réalités locales et, d'autre part, de prévoir le renvoi obligatoire de certaines affaires devant une formation de jugement comprenant un magistrat professionnel et de mettre en place des formations de jugement, en première instance comme en appel, composées de conseillers prud'hommes et de magistrats professionnels.

Ainsi, affirmant leur profond attachement à la justice prud'homale, vos rapporteurs considèrent que toute réforme doit viser deux objectifs : remédier aux difficultés de fonctionnement préjudiciables au justiciable, caractérisées en particulier par des délais de jugement plus longs que les autres juridictions et un taux d'appel très élevé, mais également poursuivre le mouvement de professionnalisation des conseillers prud'hommes, qui sont de vrais juges au sein de l'institution judiciaire et doivent être confortés dans cette fonction au service du justiciable, de façon individuelle comme dans l'organisation et le fonctionnement de la juridiction.

L'ensemble des propositions du groupe du travail s'inscrivent dans la perspective de ces deux grands objectifs.


* 1 Sans compter six tribunaux du travail outre-mer.

* 2 Le principe est en effet que « les juges statuent en nombre impair » (article L. 121-2 du code de l'organisation judiciaire).

* 3 Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques.

* 4 Décret n° 2016-660 du 20 mai 2016 relatif à la justice prud'homale et au traitement judiciaire du contentieux du travail.

* 5 Cinq ans pour sauver la justice ! Rapport d'information (n° 495, 2016-2017) de M. Philippe BAS, président-rapporteur, Mme Esther Benbassa, MM. Jacques Bigot, François-Noël Buffet, Mme Cécile Cukierman, MM. Jacques Mézard et François Zocchetto, fait au nom de la commission des lois, déposé le 4 avril 2017. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

https://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-495-notice.html

* 6 Le groupe de travail a rencontré des conseillers prud'hommes du ressort des cours d'appel de Paris, Versailles, Bordeaux, Rouen, Douai, Amiens, Aix-en-Provence et Bourges.

* 7 Le groupe de travail a visité les conseils de prud'hommes de Paris, Nanterre, Bordeaux, Poissy, Louviers, Saint-Quentin, Péronne, Arras, Douai, Martigues, Digne-les-Bains, Aix-en-Provence et Bourges. Il a rencontré des représentants des CPH de Versailles, Dieppe, Évreux, Rouen, Bernay, Fréjus, Arles, Marseille, Toulon, Draguignan, Cannes, Châteauroux et Nevers.

* 8 Cette étude de législation comparée est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/lc/lc284/lc284_mono.html#toc50

* 9 Ces 46 propositions sont partagées par les membres du groupe du travail, à l'exception 'de celle portant sur le changement de dénomination des conseils de prud'hommes.

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