TABLE RONDE N° 2

LES DÉMOCRATIES EUROPÉENNES FACE AUX FAKE NEWS : QUELLES RÉPONSES DU CONSEIL DE L'EUROPE ET DE SES ÉTATS MEMBRES À CE NOUVEAU DÉFI ?

Les intervenants à cette table ronde étaient :

- M. Thomas Schneider, président du comité directeur sur les médias et la société d'information (CDMSI) au Conseil de l'Europe ;

- M. Camille Grenier, chargé de mission « information et démocratie » chez Reporters sans frontières ;

- M. Patrick Chaize, sénateur de l'Ain, président du groupe d'études Numérique du Sénat ;

- Mme Divina Frau-Meigs, professeure et sociologue des médias à l'Université Sorbonne nouvelle, experte auprès de l'UNESCO, de la Commission européenne et du Conseil de l'Europe.

La table ronde a été animée par M. Patrick Chaize.

I. M. PATRICK CHAIZE, SÉNATEUR DE L'AIN, PRÉSIDENT DU GROUPE D'ÉTUDES NUMÉRIQUE DU SÉNAT

En tant que président du groupe d'études Numérique du Sénat, je suis heureux d'ouvrir cette deuxième table ronde sur « Les démocraties européennes face aux fake news : quelles réponses du Conseil de l'Europe et de ses États membres à ce nouveau défi ? ».

Je veux d'abord saluer Thomas Schneider, président du comité directeur sur les médias et la société d'information au Conseil de l'Europe. Ce comité dirige les travaux du Conseil de l'Europe dans les domaines de la liberté d'expression, des médias et de la gouvernance de l'Internet.

Je salue ensuite Camille Grenier, chargé de mission « information et démocratie » à Reporters sans frontières. Reporters sans Frontières participe à la Journalism Trust Initiative , un programme d'autorégulation des médias mis en place pour lutter contre les fausses nouvelles, en identifiant les médias qui suivent les critères d'intégrité ainsi que les règles déontologiques du journalisme.

Je salue enfin Divina Frau-Meigs, professeure et sociologue des médias à l'Université Sorbonne nouvelle, experte auprès de l'UNESCO, de la Commission européenne et du Conseil de l'Europe, qui a beaucoup travaillé sur ces enjeux.

Les fausses informations ou les faits alternatifs ne sont pas une nouveauté. Les rumeurs ne datent pas d'aujourd'hui et on peut penser à des faux célèbres, depuis la donation de Constantin au crâne de l'homme de Piltdown, en passant par les célèbres Protocoles des Sages de Sion .

En revanche, l'accélération de la circulation des informations à l'ère numérique, notamment du fait des réseaux sociaux, donne aux fausses informations et aux faits alternatifs une ampleur probablement inédite.

La convergence entre les médias traditionnels, Internet et les télécommunications mobiles, ainsi que l'apparition de nouveaux types de médias comme les plates-formes en ligne ont radicalement changé la donne. Le lecteur ou le spectateur contribue désormais activement à la chaîne d'information, non seulement en sélectionnant l'information, mais aussi, souvent, en la produisant sur les plateformes.

Cette évolution a également une influence sur le mode de financement des médias traditionnels qui se trouvent affaiblis. Alors qu'autrefois les abonnements représentaient pour eux une source stable de revenus, à l'heure de l'accès gratuit aux médias en ligne, les utilisateurs sont moins disposés à s'abonner, voire tout simplement à payer pour lire des articles. De même, on observe un transfert de revenus provenant de la publicité vers les fournisseurs de services Internet et de réseaux sociaux grâce à la publicité ciblée sur Internet qui exploite les profils établis à l'aide des données personnelles des internautes.

Les nouvelles technologies de l'information et de la communication apparaissent ainsi ambivalentes. D'un côté, elles peuvent contribuer à renforcer l'information de nos concitoyens et leur participation au processus démocratique. De l'autre, elles présentent des risques d'abus, de manipulation et d'affaiblissement des médias traditionnels. Et disons-le clairement : les fausses informations peuvent représenter un danger pour la démocratie.

Selon l'Eurobaromètre de février 2018, 83 % des personnes interrogées dans l'Union européenne considéraient que la circulation des fausses informations représente un danger pour la démocratie. Cette enquête mettait également en évidence un thème que nous développerons certainement ce matin : l'importance de la qualité des médias. Les participants à l'enquête de l'Eurobaromètre voyaient dans les médias traditionnels la source d'information la plus fiable (radio 70 %, télévision 66 %, presse écrite 63 %). Les sources d'information en ligne et les sites d'hébergement de vidéos étaient considérés comme les moins dignes de confiance, 26 % et 27 % des participants, respectivement, leur accordant du crédit.

La commission des lois du Sénat, dans son rapport pour avis sur la proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations, relevait que la plupart des fake news répondent en réalité à des finalités commerciales ou publicitaires. Les principaux producteurs et diffuseurs de fake news sont en effet des sites « appeaux à clics » qui visent à biaiser une information vraie afin d'attirer un maximum de vues sur leurs pages. Les contenus sensationnalistes, qui polarisent le débat, sont ainsi susceptibles d'attirer plus d'internautes.

Les sites Internet de certains courants politiques extrêmes peuvent également relayer des fake news , des points de vue « orientés » sur l'actualité ou plus généralement des actualités présentées avec un angle conspirationniste.

Enfin, on trouve les phénomènes de « triche » électorale, avec la diffusion de fausses informations par des bots , des communautés militantes, ou encore par des « fermes » de faux comptes. Cette diffusion peut également être facilitée par l'achat de faux likes sur des réseaux sociaux afin de créer l'impression artificielle qu'un message est largement approuvé.

Plusieurs élections nationales ont ainsi été récemment concernées par la diffusion massive de fausses informations. Je pense au référendum sur le Brexit au Royaume-Uni, à l'élection présidentielle américaine, mais aussi à l'élection présidentielle française avec la publication des Macron leaks , quelques heures avant le second tour de l'élection.

Des acteurs, principalement étrangers, semblent ainsi avoir pour objectif d'influencer certains processus électoraux et mobilisent pour cela tous les moyens à leur disposition, y compris la diffusion de fausses informations sur des plateformes numériques.

Ce bref panorama nous conduit à nous poser quelques questions, simples en apparence, complexes en réalité, notamment lorsqu'il s'agit d'adapter nos législations :

- comment identifier l'information authentique par rapport à l'information falsifiée ou présentée de manière trompeuse ?

- comment renforcer encore le professionnalisme et les normes éthiques des médias traditionnels, sous pression financière, et permettre aux lecteurs ou aux spectateurs de mieux évaluer l'intégrité de ces médias ?

- comment assurer la liberté de la presse et éviter notamment la tentation de certains pouvoirs de transformer les médias de service public en relais gouvernementaux, voire en instruments de propagande ?

- comment établir des garde-fous éthiques sur les réseaux sociaux et faire en sorte que les plateformes contribuent à la lutte contre la manipulation de l'information ?

La technologie mobilisée par les plateformes leur fait jouer un rôle dans la fabrique sociale de la rumeur, mais on observe que ces plateformes contribuent aussi à filtrer les rumeurs infondées en permettant, par les mêmes modes de diffusion, la propagation des messages de démenti ou d'infirmation. Par ailleurs, et cela rejoint en partie les débats qu'il y a eu tout à l'heure sur l'intelligence artificielle, les algorithmes de ces plateformes peuvent être adaptés pour contrer les phénomènes de « renfermement idéologique » ou de mise en valeur de faux contenus.

En 2015, la Cour européenne des droits de l'Homme, dans son arrêt « Delfi AS c. Estonie », a également contribué à préciser les devoirs et les responsabilités des portails d'actualités sur Internet qui fournissent, à des fins commerciales, une plateforme destinée à la publication de commentaires d'internautes sur des informations précédemment publiées.

Comment conjuguer la volonté de légiférer pour lutter contre la désinformation et la défense de la liberté d'expression, l'une de nos valeurs fondamentales, inscrite à l'article 10 de la convention européenne des droits de l'Homme ?

Comment former, éduquer nos concitoyens aux enjeux numériques ?

L'importance de ces sujets pour nos processus et nos valeurs démocratiques justifie pleinement que l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe ait conduit de nombreux travaux sur les fausses nouvelles, auxquels les membres de la délégation française ont largement pris part.

Depuis 2014, plusieurs résolutions ont ainsi été adoptées par l'Assemblée, notamment :

- sur les effets des nouvelles technologies de l'information et de la communication sur la démocratie ;

- sur la protection de l'intégrité rédactionnelle ;

- sur les défis et les responsabilités des médias en ligne et du journalisme ;

- sur les médias sociaux, créateurs de liens sociaux ou menaces pour les droits humains ?

- sur la liberté des médias en tant que condition pour des élections démocratiques et sur les médias de service public dans le contexte de la désinformation et de la propagande.

Les recommandations de l'APCE s'adressent certes aux États membres, pour qu'ils adaptent leur législation aux nouveaux enjeux, mais aussi à la Fédération européenne des journalistes et à l'Association des journalistes européens, à l'Association européenne des fournisseurs de services Internet ou encore à l'Alliance européenne pour la publicité numérique interactive, pour renforcer les démarches déontologiques et l'autorégulation.

Lorsque l'on passe aux travaux pratiques, on mesure la difficulté de ces sujets. En témoignent les débats que nous avons eus au Parlement français, à l'occasion de l'examen d'une proposition de loi de nos collègues députés relative à la lutte contre les fausses informations.

Le texte proposé et adopté par nos collègues députés, dans le cadre d'une procédure accélérée, comprenait en particulier une mesure marquante : la création d'un référé ad hoc , de manière à faire cesser, en période électorale, la diffusion « des fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir » lorsque celles-ci sont diffusées sur Internet « de manière délibérée, de manière artificielle ou automatisée et massive » .

Un débat juridique de fond s'est engagé et le Sénat, à deux reprises, a rejeté ce texte, considérant que la définition de la fausse information n'était pas suffisamment claire et protectrice. Il considérait également que les dispositions apparaissaient contraires aux évolutions des jurisprudences française et européenne qui, en matière politique et particulièrement électorale, accordent de plus en plus une large place à la liberté d'expression, fût-elle polémique.

Les débats ont donc largement porté sur la proportionnalité de l'atteinte à la liberté de communication, mais aussi sur la portée effective de ces dispositions.

Le texte a finalement été adopté, mais le Conseil constitutionnel a été amené à préciser que les allégations ou imputations mises en cause, tout comme le risque d'altération de la sincérité du scrutin, devaient avoir un caractère inexact ou trompeur manifeste.

Le texte attribuait également au Conseil supérieur de l'audiovisuel le pouvoir de suspendre la diffusion d'un service de radio ou de télévision ayant fait l'objet d'une convention conclue avec une personne morale contrôlée par un État étranger ou placée sous l'influence de cet État en cas de diffusion de façon délibérée, en période électorale, de fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin.

Le Conseil constitutionnel a précisé, là encore, que la notion de fausse information devait s'entendre comme visant des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective, ce qui ne recouvre ni les opinions, ni les parodies, ni les inexactitudes partielles ou les simples exagérations. Il a affirmé, là aussi, que le caractère inexact ou trompeur des allégations et imputations mises en cause, ou le risque d'altération de la sincérité du scrutin, devait être manifeste.

On voit donc que les débats, notamment sur le plan juridique, sont plus complexes qu'il n'y paraît. La Secrétaire générale adjointe du Conseil de l'Europe l'a également souligné aujourd'hui. Le législateur est évidemment tenté d'intervenir, mais il doit le faire d'une main tremblante lorsque l'on touche aux droits fondamentaux.

Au-delà des protections juridiques, je crois que notre responsabilité commune de parlementaires, d'acteurs engagés et de citoyens, c'est de promouvoir l'éducation aux médias pour lutter contre la désinformation et de former nos concitoyens aux enjeux du monde numérique.

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