V. ÉCHANGES AVEC LA SALLE

M. Frédéric Reiss, député du Bas-Rhin et président de la commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe . - Les rapports du Conseil de l'Europe s'inscrivent dans le cadre d'une société qui évolue à une vitesse vertigineuse. Nous souhaitons tous assurer une bonne éducation à nos jeunes, pour qu'ils puissent bien utiliser ces outils modernes de manière intelligente, ce qui n'a rien d'évident. Nous souhaitons évidemment que les grands principes démocratiques puissent être transposés dans le cadre de la démocratie numérique, à commencer par celui de la liberté d'expression, auquel le Conseil de l'Europe est particulièrement attaché.

S'agissant des trois expressions utilisées par Thomas Schneider, qui parlait des informations fausses, de la désinformation et des informations malveillantes, une proposition de loi du Parlement français a été adoptée et une autre est en cours de l'être, à savoir la proposition de loi Avia relative aux messages de haine sur Internet. Nous travaillons aussi sur ces sujets au Conseil de l'Europe, et je présenterai prochainement une proposition relative à la possibilité d'instituer un ombudsman, c'est-à-dire une forme de médiateur dans les différents pays, afin de donner à notre approche une dimension humaine, au-delà des algorithmes, et d'aider les plateformes à identifier les contenus illicites et préconiser certains déréférencements, et cela dans des délais beaucoup plus courts que ceux de la justice. Cela permettrait d'éviter des procès pénaux.

En tant qu'ancien professeur de mathématiques, je suis un peu frustré de constater que le mot « sciences » a été très peu utilisé dans vos exposés respectifs. On parle pourtant aujourd'hui couramment de fake science . De fait, les rendez-vous que constituent des émissions comme Envoyé spécial , qui aborde des sujets comme le glyphosate ou les OGM ne suffisent pas car elles jouent souvent sur l'émotion pour attirer le grand public et se basent sur des éléments qui ne sont absolument pas vérifiés. Or, une fois que la confiance de ce grand public dans les informations est perdue, il est très difficile de la restaurer. C'est pourquoi, à l'APCE, nous préparons une proposition de résolution sur la liberté et la pluralité des médias et sur le droit de savoir des citoyens.

Je retiens aussi le lien qui a été mis en évidence par Divina Frau-Meigs entre employabilité et citoyenneté car il est neuf et pertinent dans notre société, où la préservation de la dignité est un enjeu qui s'élargit au monde numérique.

J'ai assisté, il y a une quinzaine de jours, à une conférence sur les relations entre les grandes plateformes et les médias, dont notamment la presse quotidienne régionale, et j'avoue avoir eu l'impression, pendant l'intervention des représentants de Google, qu'il s'agissait de philanthropes : ils mettaient leur outil à disposition de tous, gratuitement. Quand on sait ce qu'il y a derrière, on est loin du compte. Il reste que ces grandes plateformes sont aujourd'hui demandeuses de progresser avec les pouvoirs publics, ce à quoi nous contribuons au Conseil de l'Europe.

Mme Sylvie Bollini, représentante permanente de la République de Saint-Marin auprès du Conseil de l'Europe . - Je vous remercie pour l'organisation de ce colloque sur un thème on ne peut plus actuel, ainsi que d'y avoir invité les représentants du Comité des Ministres au Conseil de l'Europe. Aucun pays n'est exempt de la désinformation, et mon pays en est souvent victime. Il a organisé une conférence, le 10 mai 2019, sur ce thème, avec la participation de nombreux experts, y compris du Conseil de l'Europe et de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). Sa première partie a été consacrée à un état des lieux, au travers notamment d'une étude sur la mal-information et la désinformation sur les migrants, avant d'aborder le thème plus spécifique de la désinformation dans le domaine de la santé, sachant que celle qui a porté sur les vaccins a favorisé la propagation de maladies qui avaient pratiquement disparu. La conférence s'est conclue par une déclaration exprimant le souhait de créer un observatoire pour le fact checking .

Afin de mener une action préventive à la désinformation, nous avons créé au plan national un groupe interministériel, sous l'égide du ministère des Affaires étrangères, auquel ont participé les ministères de l'Éducation, de la Santé, l'autorité garante pour l'information, ainsi que la télévision et la radio nationales, le Comité des journalistes, les écoles, les universités et les ONG, dans le but de sensibiliser et d'unir les forces afin de créer une société résiliente, capable de discernement et d'empathie. Ce projet a été présenté la semaine dernière au Forum mondial pour la démocratie, à l'Hôtel de Ville de Strasbourg. Nous avons l'ambition d'organiser une conférence annuelle, qui devrait comporter l'année prochaine une partie spécifique sur l'éducation. Je vous y invite tous. N'hésitez pas à me solliciter ou à contacter ma représentation.

Mme Michèle Leridon, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) . - Je tiens à insister sur la nécessaire responsabilisation des plateformes. Vous avez rappelé, Monsieur le sénateur, l'existence de la loi sur la désinformation qui prévoit certes la possibilité pour le CSA de suspendre une chaîne de télévision, ce qui fait un peu figure « d'arme atomique » et doit être manié avec précaution, mais aussi le devoir de coopération des plateformes. Si celles-ci sont poussées à se réformer, après le scandale des élections américaines ou la fusillade de Christchurch, elles sont encore très jalouses de leurs secrets et de leurs prérogatives.

Le CSA a émis une recommandation dans le cadre de ce devoir de coopération, qui consiste à préconiser :

- la mise en place d'une procédure de signalement très accessible des contenus douteux ;

- le fait de pousser (faire remonter dans le référencement) les contenus de médias reconnus comme fiables, et notamment les contenus de fact checking ;

- la lutte contre les comptes payants et contre les comptes qui utilisent des fausses informations (Facebook vient d'en fermer des milliers) ;

- l'information des utilisateurs sur la façon dont sont référencés les contenus ;

- la transparence, dans la mesure du possible, la transparence sur les algorithmes (organisation, référencement, ordonnancement).

Il s'agit de droit « souple » puisqu'aucune sanction n'est prévue en cas de non-respect de ces préconisations. Si ce n'est pas le CSA qui définit ce qu'est une vraie ou une fausse information, et c'est très bien ainsi, il demande en revanche aux plateformes d'être responsables, ce à quoi elles sont parfois très rétives.

M. Thomas Schneider . - L'offre de contenus fiables est une chose, encore faut-il que les utilisateurs les consomment. Or, un sondage a montré que plus de 30 % de la population ne veut plus consommer des nouvelles parce qu'elles sont jugées trop négatives, tandis que 70 % des jeunes ne consomment pas les nouvelles produites par les médias classiques. Face à cela, il faut évoquer le journalisme constructif qui essaie de lutter contre le fait que les nouvelles les plus attractives sont généralement des nouvelles négatives ou sensationnelles. C'est une stratégie de long terme, alors que les annonceurs et les hommes politiques privilégient les messages ayant un impact à court terme.

M. Patrick Chaize . - Il y a donc un espoir que notre société puisse s'adapter de manière naturelle aux défis d'Internet.

M. Thomas Schneider . - L'élite et les parlementaires peuvent y concourir, mais ce sont surtout les citoyens qui doivent prendre conscience que leur vie et leurs libertés sont en cause et assumer leurs responsabilités individuelles.

M. Patrick Chaize . - Il ne s'agit en effet pas d'instaurer un ministère de la Vérité...

M. Batian Kitev, président de la délégation macédonienne à l'APCE . - J'ai été très heureux de participer à un débat aussi fructueux. Nous devons adopter, dans l'intérêt de nos concitoyens, une législation claire et efficace visant à lutter contre la diffusion de faux contenus et contre la désinformation. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe est un excellent lieu pour partager nos opinions et nos expériences à cet égard, et promouvoir des bonnes pratiques. Comment pouvons-nous construire une politique des médias proactive et capable d'éviter l'exposition des utilisateurs à des contenus douteux ?

M. Camille Grenier . - Le Conseil de l'Europe peut effectivement jouer le rôle de plateforme d'échange de bonnes pratiques dans ce domaine. Au-delà de ce qui a déjà été dit, je pense qu'il nous faut renforcer les capacités de la recherche, notamment sur l'accès aux données, une problématique qui met en jeu la responsabilité des plateformes. Force est de constater à cet égard que Facebook refuse à ce jour de lutter vraiment contre la désinformation.

En matière d'éducation, Claire Warden a été plusieurs fois citée, mais il faut aussi se référer aux travaux de sa soeur, Jenny Sergeant, dont les idées sont brillantes. Elle explique notamment comment la responsabilité doit être placée non pas seulement sur ceux qui reçoivent l'information, mais aussi sur ceux qui la créent et aussi sur ceux qui la transmettent. Il faut donc travailler sur les causes structurelles de l'offre et sur les modalités de circulation de l'information à l'ère du numérique.

Mme Marine Gossa, chargée de mission au Conseil supérieur de l'audiovisuel . - La communication de la Commission européenne sur le premier bilan qui a été tiré de l'application du code de bonne conduite en matière d'information a mis en évidence les limites de la bonne volonté des différentes plateformes qui ont participé volontairement à l'élaboration de ce document. C'est pourquoi il est envisagé désormais de passer par la voie réglementaire, avec la mise en place éventuelle d'une régulation supervisée. Quel est votre avis à ce sujet ?

M. Thomas Schneider . - Les mesures les plus efficaces sont un mix de répression et d'incitation à la coopération des plateformes, en jouant sur la pression de l'opinion publique. L'équilibre dépend de la culture de chaque société.

Mme Divina Frau-Meigs . - Nous avons averti que nous allons surveiller l'application du code de bonne conduite. Si nous ne constatons pas la mise en oeuvre sincère et loyale de nos recommandations par les plateformes au bout d'un an, nous préconiserons un recours à la régulation. Dans une optique démocratique, nous ne voulions pas délivrer le message que nous commencions par réguler et censurer. Il fallait donner une chance à l'autorégulation. Le progrès est à ce jour chaotique et nous envoyons aux plateformes des avertissements pour qu'elles modifient leurs comportements.

M. Patrick Chaize . - Je retiens de nos débats que la cohésion de nos sociétés est en jeu et que nous avons un rôle important à jouer en tant que législateurs, mais aussi en matière de contrôle et d'évaluation des politiques publiques, dans un contexte novateur et déstabilisant.

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