C. L'INEFFICACITÉ VOIRE LES EFFETS PERVERS D'UN « PISTAGE SANS DÉPISTAGE »

Le recours au traçage des contacts est destiné à briser plus efficacement et plus rapidement les chaînes de contamination, en isolant les individus exposés à un risque pour qu'ils ne contaminent pas d'autres personnes à leur tour. Cela suppose donc une infrastructure sanitaire puissamment dimensionnée pour conseiller, évaluer, tester et traiter les utilisateurs que l'application signalera comme à risque.

Comme l'a souligné lors de son audition le professeur Jean-François Delfraissy, président du Comité scientifique, l'exploitation des informations communiquées aux bénéficiaires de l'application exigera la mobilisation de « brigades » professionnels de santé et d'intervenants très nombreux (le nombre de 30 000 agents a été avancé) pour contacter toutes les personnes concernées et les conseiller sur les précautions à prendre et la démarche à suivre : entretien, dépistage, mise en quarantaine éventuelle, identification des proches...

Plusieurs risques sérieux d'effets pervers ont même été identifiés :

- chez les utilisateurs de l'application ne recevant pas d'alerte, le risque de créer un faux sentiment de sécurité , et de provoquer ainsi un relâchement dans l'observation des gestes barrières ou des obligations de confinement (ne pas recevoir d'alerte pouvant faire croire que l'on n'a pas été exposé du tout à la maladie, alors que cela témoigne seulement du fait que l'application n'a pas repéré de contact avec un malade utilisateur de l'application) ;

- pour les personnes alertées, le risque inverse d'être inutilement anxiogène en cas d'absence de prise en charge adéquate ;

- et spécifiquement pour les personnes ayant une activité dite « de première ligne » (personnel de santé, de livraison, de supermarchés, etc.), le risque d'une génération massive et constante d'alertes ne permettant plus de distinguer une information pertinente sur une éventuelle exposition.

D. UN RISQUE POUR LES LIBERTÉS : ACCOUTUMANCE À LA SURVEILLANCE NUMÉRIQUE, NORMALISATION JURIDIQUE DE L'EXCEPTION ET DISCRIMINATIONS

Le recours à un outil numérique de suivi des contacts est justifié, selon le Gouvernement, par la situation exceptionnelle de lutte contre la pandémie : il s'inscrit dans un contexte préexistant d'extrêmes restrictions des libertés publiques (l'obligation de confinement portant atteinte notamment à la liberté d'aller et venir et de réunion) et permettrait donc, en facilitant le déconfinement, une atteinte moins forte à ces libertés.

Plusieurs intervenants entendus par les rapporteurs ne partagent pas cette analyse et s'inquiètent de l' accoutumance à la surveillance qui risque au contraire d'être instillée dans la population par la promotion étatique de ce type de dispositif numérique de traçage.

Alors que la CNIL résume cette inquiétude en avertissant que « le recours à des formes inédites de traitement de données peut créer dans la population un phénomène d'accoutumance propre à dégrader le niveau de protection de la vie privée et doit donc être réservé à certaines situations exceptionnelles », plusieurs universitaires et associations interrogés rappellent à vos rapporteurs les précédents d'intégration dans le droit commun de prérogatives initialement pensées comme provisoires et limitées au seul temps de crise, dont la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT, qui codifie et pérennise certains pouvoirs jusqu'alors limités à l'état d'urgence, est l'un des principaux exemples.

Dès lors, face à ce risque, et si une telle application numérique était malgré tout déployée, ils insistent à tout le moins sur l'absolue nécessité d'un contrôle poussé de l'application (transparence, format ouvert, auditable) et sur sa limitation stricte ( dans le temps - destruction des données et suppression de l'application dès que possible -, et dans ses finalités - qui ne doivent pas être détournées).

Enfin, certains pointent un risque de discrimination au sein de la population : les personnes n'ayant pas téléchargé l'application pourraient se trouver en butte à une pression sociale ou économique (chantage à la reprise du travail), voire à des phénomènes de stigmatisation .

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