B. RENDRE LA COOPÉRATION INTERNATIONALE PLUS FLUIDE

1. Une hiérarchisation différente des priorités politiques, opérationnelles et industrielles

En voulant développer un système de combat aérien du futur, les trois partenaires actuels poursuivent des objectifs en partie convergents, mais qui diffèrent aussi par certains aspects.

Ainsi, les principaux objectifs poursuivis du côté français sont :

- au niveau politique, un approfondissement de la coopération franco-allemande et franco-espagnole ;

- au niveau capacitaire, un renouvellement des capacités à l'horizon 2040-2050 pour seconder puis remplacer progressivement le Rafale dans ces versions futures ;

- au niveau opérationnel, l'adaptation aux nouvelles menaces dont le déni d'accès (défenses aérienne actuelles et futures), les capacités cyber utilisées même par des puissances de second rang, les systèmes de systèmes d'armes concurrents du SCAF ; le fait de pouvoir continuer à effectuer l'ensemble des missions du spectre, avec un système navalisable et doté d'une capacité de projection en intervention extérieure partout dans le monde sous mandat international et pour assurer la protection des intérêts français à l'étranger ;

- au niveau industriel, la préservation et le développement d'une autonomie stratégique française et européenne et la préservation de la BITD française et européenne ;

- au niveau de l'interopérabilité, la possibilité pour le système SCAF de dialoguer avec les systèmes de l'OTAN et ceux des alliés de la France ;

Les principaux objectifs poursuivis du côté allemand sont en partie similaires mais leur ordre de priorité diffère quelque peu :

- sur le plan politique, la même volonté d'aller de l'avant en approfondissant la coopération franco-allemande ;

- sur le plan industriel, un renforcement et une montée en compétence de l'industrie aéronautique militaire, mais aussi de l'industrie spatiale et de l'aéronautique civile. En effet, celui qui domine les technologies de l'aviation de combat domine aussi les technologies de l'aviation civile. Les avancées dans l'aéronautique sont perçues comme un moyen de pallier progressivement la perte de vitesse possible de ce point fort traditionnel de l'Allemagne que constitue l'automobile ;

- sur le plan des coopérations, la possibilité de continuer à apporter une contribution de premier rang aux missions de l'OTAN en coopération toujours étroite avec l'allié américain ;

- un accroissement relatif de l'autonomie stratégique permettant de pallier le relatif désinvestissement du partenaire américain et la moindre fluidité des relations américano-germaniques.

Le partenaire espagnol, quant à lui, souhaite :

- augmenter le niveau technologique de l'industrie espagnole en augmentant la recherche et développement dans le domaine de l'aéronautique ;

- poursuivre sa tradition de coopération avec les pays européens sur les programme de défense, en particulier dans le domaine aéronautique ;

- renouveler les capacités de l'armée de l'air espagnole.

Toutes ces motivations constituent de bonnes raisons d'avancer sur le programme SCAF, mais certaines d'entre elles peuvent entrer en conflit avec certains aspects du programme ou avec les motivations des autres partenaires. Ainsi, la volonté de monter en compétence dans certains domaines n'est pas forcément compatible avec le principe du « Best Athlete », qui consiste à confier à l'industriel ce qu'il sait le mieux faire. De même, la volonté de continuer à être un acteur de premier rang au sein de l'OTAN peut conduire à faire des choix défavorables à un programme qui tend vers l'autonomie stratégique européenne. Du point de vue allemand, la volonté d'autonomie stratégique manifestée par la France peut également entrer en conflit avec la volonté de partager équitablement les retombées industrielles du programme. Un compromis doit donc être trouvé entre l'autonomie stratégique, souhaitée avant tout par les Français, et le développement de l'industrie aéronautique allemande souhaitée outre-rhin.

Par ailleurs, le programme SCAF n'est pas perçu exactement de la même manière par chacun des partenaires . Pour la France, le SCAF est essentiel pour les grands industriels, qui ne peuvent pas se permettre de rester sans projet d'avion de combat et de moteur d'avion de combat. Les industriels allemands ou espagnols ne sont pas tout-à-fait dans la même situation : il s'agit plutôt pour eux de monter en compétence dans ces domaines. Toutefois, parallèlement, le programme MGCS est essentiel pour l'industrie allemande et les députés du Bundestag veulent par conséquent le voir progresser au même rythme que le SCAF.

2. Des approches stratégiques différentes entre la France et l'Allemagne

Les nuances d'approche du programme SCAF renvoient aussi à des différences plus ancrées.

a) Des approches stratégiques différentes

D'abord, au-delà de certaines incompréhensions et des différentes priorités quant à la manière d'agir face à une crise, des différences existent dans les ambitions stratégiques des deux pays . Selon Christophe Strassel 26 ( * ) , la comparaison entre les Livres blancs français, britannique et allemand permet d'identifier une ambition mondiale pour les deux premiers pays contrairement à l'Allemagne qui se limite à une vision européenne et à un étranger proche : « Tandis que la France et le Royaume-Uni affirment une vocation mondiale et une réelle autonomie stratégique, l'Allemagne reste centrée sur son rôle régional et ne remet pas en cause le cadre traditionnel de sa politique de défense au sein de l'Alliance atlantique . ». L'ambition d'une influence à l'échelle mondiale, ou du moins l'affichage politique de celle-ci, n'est pas présente dans la stratégie allemande. Le Weissbuch (Livre blanc allemand) n'évoque pas ce sujet, alors que la France souligne ses « responsabilités globales » et le Royaume-Uni son rôle de « principale puissance mondiale en matière de soft power » et de pays d'« envergure mondiale ». Caroline Hertling souligne, elle aussi, cette différence d'approches et d'ambitions : « L'ambition internationale de l'État allemand est faible, alors que la France est souvent qualifiée par son partenaire d'outre-Rhin d'interventionniste chronique 27 ( * ) .

La France et l'Allemagne n'ont donc pas les mêmes ambitions militaires et leur appréhension des menaces est différente . La priorité allemande va presque exclusivement à la protection du territoire et de la population nationale tandis que la France identifie davantage des menaces sur des théâtres éloignés comme pouvant avoir des répercussions nationales. L'Allemagne prend davantage en compte la menace que peut représenter la Russie, tout en affirmant qu'il s'agit d'un partenaire incontournable de l'Europe. Ces objectifs militaires distincts induisent des besoins capacitaires différents, ce qui complique la collaboration bilatérale sur des programmes industriels d'armement ; les équipements conçus n'ayant pas les mêmes vocations d'utilisation. De la sorte, les spécifications françaises pour les équipements utilisés par les forces terrestres exposées à un niveau de risque élevé sont plus précises que celles de l'Allemagne qui expose ses soldats dans une moindre mesure . De même, concernant le futur drone MALE européen, l'Allemagne a émis le souhait d'un drone utilisable à des fins d'observation et de renseignement tandis que la France voudrait un drone armé apte au combat.

Il convient également de souligner qu'en Allemagne, le rapport du Commissaire aux forces armées publié en avril 2018 pointe de nombreuses lacunes de l'armée allemande : un manque de moyens financiers réels malgré la hausse annoncée des dépenses militaires, un trou dans les effectifs et la difficulté de l'armée à recruter, ainsi que de fortes carences dans les équipements. Les taux de disponibilité des moyens militaires sont parmi les plus bas au sein de l'OTAN.

Les conceptions budgétaires diffèrent également. Dans sa loi de programmation militaire 2019-2025, la France s'est donné pour objectif d'atteindre des dépenses militaires à hauteur de 2 % de PIB, tel que requis par l'OTAN, en partant de 1,77 % en 2017. Les ambitions budgétaires allemandes sont moindres. L'Allemagne souhaite atteindre les 1,5 % du PIB en 2024 et les 2 % en 2031 (contre 1,39% en 2019).

b) Des incompréhensions « culturelles » entre les deux partenaires

Si l'Allemagne et la France sont finalement parvenues à s'entendre en moins de trois ans pour franchir les premières étapes du SCAF, les négociations entre les deux pays n'ont pas été sans heurts. Ces difficultés sont dues à des différences à la fois institutionnelles et culturelles, qui génèrent des désaccords et des incompréhensions.

Dans une étude 28 ( * ) publiée par l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) le 14 janvier 2020, Jean-Pierre Maulny, Directeur adjoint de l'IRIS, que la mission a auditionné, et Christian Mölling, directeur de recherche au think tank Société Allemande de Politique Etrangère - DGAP, analysent ces difficultés. Ils relèvent ainsi l'existence de points d'accord (la volonté politique forte des deux côtés d'avancer sur le projet), de points de désaccord sur lesquels il est possible de négocier (la perception des menaces, la question des exportations d'armement) mais aussi de sujets sur lesquels les deux pays « ne parlent pas la même langue ». Ce sont ces sujets qui suscitent les difficultés les plus importantes .

D'abord, les Allemands ont l'habitude de considérer que leur situation est défavorable sur le plan institutionnel par rapport à la situation française. Ils estiment en effet que celle-ci se caractérise par une coopération étroite entre le Gouvernement français et les industriels, un soutien marqué du premier aux seconds dans le cadre d'une véritable stratégie, tandis que ce soutien comme cette stratégie feraient défaut en Allemagne . En outre, les Allemands perçoivent le concept français d'autonomie stratégique nationale comme quelque peu contradictoire, d'une part, avec la notion d'autonomie stratégique européenne et, d'autre part, avec la volonté de mener des coopérations industrielles. Les Allemands doivent également se soumettre à des règles et à des processus d'achat auxquels l'industrie française n'est pas habituée.

Des relations entre l'Etat et les industries de défense très différentes entre les deux pays

En Allemagne, l'Etat reste en retrait dans la conception des programmes d'armement, qui est in fine déléguée aux industriels nationaux. L'Etat fédéral ainsi que l'État-major fournissant moins de directives qu'en France, le secteur industriel dominant la définition des besoins militaires et jouissant d'une plus grande liberté.

Depuis 2000, le Custumer Product Management (CPM) est en charge de la conception des acquisitions, après une réforme ayant mis fin à l'EBMat ( Entwicklung und Beschaffung von Wehrmaterial). Cette restructuration a fait perdre en prérogatives le nouvel organe responsable des acquisitions. Des compétences ont donc disparu et été transférées à l'industrie qui s'investit davantage dans les tâches de développement . L'armée ne prend plus en charge qu'un nombre réduit d'essais et d'expérimentation, sur des produits très spécifiques. Le CPM requière un prototype ou démonstrateur de la part des industriels afin de vérifier que l'équipement répond effectivement aux exigences posées. Les directives restent néanmoins assez générales. La BAAINBw, équivalent allemand de la DGA et acheteur central de l'armée allemande, agrège les propositions plus ou moins détaillées et plus ou moins coûteuses faites par les industriels avant de choisir quelle entreprise produira l'équipement demandé. Selon Gaëlle Winter 29 ( * ) , ce fonctionnement « renforce la dépendance du ministère de la Défense vis-à-vis des acteurs privés, autant qu'elle l'ampute de capacités d'impulsion stratégique et d'expertise pour guider le maintien de compétences technologiques critiques comme l'émergence de nouvelles filières .».

Côté français, la Direction Générale de l'Armement, qui détient un savoir technologique, définit les équipements voulus selon une procédure très précise et centralisée, en collaboration avec l'État-major des Armées. Ceux-ci sont ensuite mis en oeuvre par les entreprises de défense. La méthodologie française pour développer un nouvel équipement est ainsi « capability-based and effect-based » (défini selon la capacité et l'effet recherchés) et la définition des besoins opérationnels et du cahier des charges, très poussée en France, n'existe pas dans la même mesure en Allemagne . De même, le Chef d'État-Major des Armées a une plus grande influence lors de la conception des programmes que son homologue allemand, le Bundeswehr inspector general.

Cette moindre implication de l'Etat allemand dans les procédures de conception des équipements s'explique en partie par des facteurs juridiques .

La BAAINBw, responsable des acquisitions de défense, prend grand soin d'éviter toute interférence politique dans le processus du fait de la réglementation des marchés publics d'inspiration libérale. Gaëlle Winter souligne le « souci constant d'être juridiquement inattaquable dans les choix faits ». Ainsi, le service des Affaires juridiques générales veille scrupuleusement au respect du droit. Pour Gaëlle Winter, « ce formalisme juridique du BAAINBw est exacerbé par la judiciarisation de l'acquisition : la réduction des projets d'acquisition a eu pour effet d'inciter les entreprises à vérifier davantage l'impartialité des décisions et ainsi entraîné une multiplication des recours auprès de la chambre fédérale des marchés publics (Vergabekammer des Bundes). ». En effet, les dossiers dans lesquels les industriels ont eu gain de cause et dont les programmes ont été sanctionnés par les tribunaux, correspondent à « ceux qui avaient été le plus influencés politiquement. ».

Le paradigme d'une intervention étatique limitée dans les affaires industrielles d'armement en Allemagne est également culturel. La place de l'État est contestée par des industriels allemands qui se perçoivent comme des entrepreneurs indépendants et qui considèrent que des règles supplémentaires représenteraient des coûts et des délais accrus. Gaëlle Winter explique que « le discours économique ambiant est majoritairement réticent à des plans sectoriels forts » pour trois raisons. Premièrement « les politiques ne connaissent pas davantage que les investisseurs privés les technologies d'avenir » d'autant plus que le CMP a perdu en compétences. Deuxièmement, « les décideurs politiques savent encore moins que les investisseurs privés arrêter à temps des projets infructueux ». Enfin, « le danger existe que des entreprises politiquement influentes et établies abusent de la politique industrielle pour en retirer des privilèges, aux dépens des concurrents, contribuables et consommateurs. ».

Toutefois, si les industriels se sont opposés au plan présenté par le Ministre de l'Économie, Peter Altmaeir, en février 2019, qui faciliterait une prise de participation étatique, l'Etat allemand tente de renforcer quelque peu son influence . De 2013 à 2017, les sociaux-démocrates avaient tenté un pilotage concerté de l'industrie par la tenue de dialogues de branches dans des secteurs considérés stratégiques, dont l'armement. C'est surtout en matière de protection des industries nationales que des efforts gouvernementaux ont été menés. Afin de les protéger et de les soutenir, l'exécutif a défini cinq « technologies-clefs nationales » en juillet 2015 . L'Allemagne a par ailleurs raffermi ses mécanismes de surveillance dans le contrôle des fusions et a durci son droit de regard sur les investissements étrangers. Ainsi, après la cession des activités « Defence electronics » d'Airbus, sous le nom d'Hensoldt, au fond d'investissement américain KKR, l'État a investi dans l'entreprise, conclu un accord de sécurité et a conduit à la nomination de deux représentants du gouvernement au sein du conseil d'administration. L'Allemagne veille donc aux intérêts stratégiques nationaux.

Les industriels allemands sont en effet en demande d'un meilleur soutien qui ne serait pas intrusif pour autant . Ils souhaitent notamment une augmentation du budget de défense destiné aux acquisitions et à la recherche, un assouplissement du contrôle parlementaire (par une hausse du seuil de validation des projets qui est actuellement fixé à 25 millions d'euros), un meilleur soutien aux exportations et être davantage associés à la prise de décisions, tout en excluant un pilotage étatique direct.

De leur côté, les acteurs français estiment que les acteurs allemands du monde de la défense n'ont pas la même perception des menaces qu'eux , et que les procédures allemandes sont moins bien adaptées pour fournir aux forces les équipements dont elles ont besoin. Cette perception se fonde notamment sur le fait que l'armée française a une perception précise de ce dont elle a besoin en raison de son engagement beaucoup plus fréquent dans les combats réels , et que le processus de réponse à ce besoin par le biais de l'interaction entre l'EMA et la DGA est bien rodé. Les acteurs français estiment qu'il est nécessaire de développer une autonomie stratégique et européenne, ce qui implique de garder sur le territoire la production de certain matériels, de s'assurer du bon approvisionnement de ceux qu'il n'est pas possible de produire et de protéger les entreprises des investissements extérieurs. La France souhaiterait que l'Allemagne élabore sa propre politique industrielle de défense.

Les acteurs français interprètent la réticence des industriels allemands à travailler avec leurs partenaires potentiels français, due elle-même à la perception allemande de l'influence trop forte du Gouvernement français, comme une volonté de développer l'industrie nationale allemande au lieu de renforcer la base industrielle et de défense européenne.

Il existe ainsi une série d'incompréhensions qui entravent la coopération de défense . Selon Jean-Pierre Maulny, si le programme SCAF a bel et bien progressé en trois ans grâce à une volonté forte de part et d'autre, les conditions pour continuer à avancer de manière fluide ne sont pas réunies . Le risque est que le programme prenne un retard trop important.

Ces difficultés appellent des réponses spécifiques. Les acteurs des deux côtés doivent ainsi rendre plus claire leur stratégie et leurs objectifs. Il est nécessaire du côté français de faire de la pédagogie pour expliquer que l'Etat agit en France pour maintenir une base technologique forte et une souveraineté nationale et européenne. Il faut pour cela être plus transparent, éventuellement en écrivant la stratégie française en matière d'industrie de défense, à l'instar de ce qui a été fait par le Royaume-Uni. Il convient également de s'engager sans hésiter dans des projets de petite ampleur afin de recréer des habitudes de coopération et de générer de la confiance.

Pour aller plus loin, il pourrait être envisagé de réaliser un document commun présentant la stratégie industrielle de défense des deux pays et ses aspects communs, ainsi qu'une programmation prévisionnelle des projets de coopération industrielle , permettant d'engager davantage les deux pays sur l'avenir de leur coopération et ainsi d'éviter les blocages récurrents. Ce document pourrait aussi, à terme, associer le partenaire espagnol, de manière à constituer le socle d'une coopération plus fluide à l'avenir entre les trois pays.

Proposition : Améliorer la compréhension réciproque entre les trois partenaires ; définir et publier une « stratégie industrielle conjointe de défense » comportant une programmation prévisionnelle des projets conjoints.

c) Un processus de décision allemand plus complexe

L'exécutif allemand est traversé par des fractures profondes entre les partis de coalition, mais aussi au sein même de chaque parti. La relation de défense franco-allemande, en particulier la coopération industrielle, en est affectée et peut également souffrir de la volonté du Bundestag d'accentuer son implication dans le processus décisionnel, comme la mission a pu le constater lors de son déplacement à Berlin.

Le rôle très important du Parlement allemand
en matière d'armée et de programmes de défense

En Allemagne, le Parlement dispose d'un contrôle strict sur l'armée . En décidant des engagements militaires par un vote à majorité simple, il joue un rôle bien plus conséquent sur la stratégie de défense nationale. Le Bundestag arrête le volume de forces déployées ainsi que la durée de l'emploi des forces. L'article 87a de la Loi fondamentale allemande énonce : « l'engagement des forces armées doit cesser dès que le Bundestag ou le Bundesrat l'exige . ». Les parlementaires définissent les directives de la politique de sécurité et de défense allemande. La nécessité de leur accord pour tout engagement extérieur des forces allemandes a bâti l'idée d'une « armée parlementaire » allemande.

En raison des règles d'engagement allemandes plus contraignantes, mais aussi de problématiques juridiques liées à l'application du droit du travail, la brigade franco-allemande a par conséquent été très peu employée.

Le Parlement allemand n'hésite pas à contester les orientations données par le gouvernement fédéral . Cela s'illustre par exemple dans la tentative d'inclure aux cinq technologies-clés nationales, définies par le gouvernement en juillet 2015, les bâtiments de surface alors même que ceux-ci avaient été délibérément exclus par le Ministère de la Défense. De plus, un commissaire parlementaire aux armées, haut fonctionnaire élu par le Bundestag pour cinq ans, est chargé de l'inspection du commandement interne ainsi que du respect des droits de l'homme au sein des troupes et publie chaque année un rapport dressant le bilan de ses activités d'enquête qui est souvent critique sur le fonctionnement de l'armée.

Le Parlement allemand peut également exercer son influence dans le domaine capacitaire, par son pouvoir d'approbation de tout programme militaire dépassant les 25 millions d'euros . C'est la commission du Budget du Bundestag qui est en charge de ces validations, prérogative qui n'existe pas en France. Les industriels allemands réclament un assouplissement de cette règle par un rehaussement du seuil de validation des projets de contrat. Les programmes SCAF et MGCS, portés en collaboration avec la France, ont ainsi été bloqués par la commission du budget. Les parlementaires allemands sont également en mesure de contraindre le gouvernement fédéral à modifier un contrat : c'est ainsi que la commande allemande d'A400M qui s'élevait initialement à 60 unités en 2002 a été révisée à la baisse à finalement 40 unités en janvier 2011.

De plus, si les contrôles des exportations d'armes par les Parlements se font a posteriori en France comme en Allemagne, les parlementaires allemands sont plus impliqués dans la définition des politiques d'exportations .

En outre, la mission a pu observer à Berlin que les acteurs politiques allemands restent réticents à l'égard des initiatives qui leur semblent susceptibles de concurrencer l'OTAN . Malgré les critiques américaines parfois ciblées sur l'Allemagne (faiblesse du budget de défense, Nord Stream 2, réseau 5G Huawei), l'Allemagne s'efforce de préserver au maximum l'Alliance. Au sein de l'Alliance, le concept allemand de nation-cadre (Framework Nations Concept) lui permet d'ailleurs de jouer un rôle de leader en matière de développement de capacités, favorisant les coopérations avec ses voisins immédiats (Pologne, Pays-Bas).

Surtout, pour accepter la part allemande du contrat de R & D du 12 février 2020, (77,5 millions d'euros), les députés du Bundestag ont posé six conditions : un rapport du ministère de la défense sur le projet MGCS, et plus particulièrement, sur la consolidation du secteur de l'industrie terrestre allemande (Rheinmetall et Krauss-Maffei Wegmann) ; la mise en place d'une gestion interministérielle afin de superviser les deux projets SCAF et MGCS ainsi que la publication de comptes-rendus trimestriels afin que les membres des commissions de la défense et du budget puissent suivre l'avancement des deux projets ; la définition par le gouvernement, pour les deux projets, des technologies-clés nationales et la garantie que des mesures soient prises pour que leur conception, leur production et leur disponibilité pour l'Allemagne soient garanties . Il s'agit des technologies issues des participations allemandes en tant que chef de file ou partenaire principal, dans les projets nationaux et internationaux dans des programmes technologiques et de démonstrateurs. Pour la R&T qui peut être utilisable dans le civil, des mesures similaires doivent être prises par le ministère de la Défense, le ministère de l'Économie, le ministère de la Recherche & Développement. Par ailleurs, le Parlement allemand souhaite que l'accord conclu en 2013 entre Airbus (EADS à l'époque) et le gouvernement allemand sur la protection des intérêts essentiels de sécurité, soit actualisé au regard du projet SCAF.

Ces conditions, en particulier, les conditions relatives aux technologies-clefs, semblent assez contraignantes, d'autant que le Bundestag peut bloquer tout nouvel investissement de plus de 25 millions d'euros.

d) La nécessité d'un engagement sur une durée plus longue pour éviter des blocages à répétition du programme

Eric Trappier, PDG de Dassault, a insisté sur ce point lors de son audition, la France et l'Allemagne se sont certes résolument engagées dans le programme, mais pas sur des montants qui le rendent irréversible.

De nombreuses raisons militent désormais pour un passage à l'échelle du milliard, avec un contrat-cadre qui couvre toutes les opérations nécessaires pour la réalisation du démonstrateur, au moins jusqu'en 2024 et idéalement en 2026 , rompant ainsi avec la stratégie des « petites tranches ». Chaque retard représente en effet une perte d'argent autant que de temps car les équipes du projet sont alors inactives. Il serait sans doute préférable que ce contrat-cadre soit signé avant le renouvellement de la coalition au pouvoir en Allemagne en septembre 2021, cette élection ouvrant une période d'incertitude qui ne sera sans doute pas favorable à l'avancée des grands projets.

Proposition : Privilégier la signature début 2021 d'un contrat-cadre global pour la suite du développement du démonstrateur du SCAF jusqu'en 2025/2026, plutôt qu'une succession de contrats exigeant une validation politique réitérée.

3. L'exportabilité du SCAF comme enjeu essentiel

Le seul marché européen ne suffira pas pour rendre économiquement performants les grands projets d'équipements franco-allemands et européens, comme le char du futur ou le SCAF : l'existence de possibilités crédibles d'export, sur la base de règles claires et prévisibles, est une condition indispensable de la pérennité de l'industrie de défense européenne . Rappelons que l'Allemagne compte, comme la France, parmi les plus importants exportateurs d'équipements de défense au monde : 6,24 Mds € en 2017, dont 3,7 Mds vers des pays tiers hors OTAN et UE, contre 6,9 Mds € pour la France et 4,35 milliards pour l'Espagne.

Le marché européen est l'un des plus ouverts au monde, à la différence des États-Unis, mais en l'absence de préférence européenne pour l'achat d'équipements militaires au sein de l'Europe - de nombreux États membres préfèrent acheter des matériels non européens - sa taille réduite rend difficile la rentabilisation des investissements de défense sans exporter les équipements produits sur les marchés extérieurs. L'exportation est donc nécessaire pour permettre à l'outil industriel de fournir des matériels aux Armées à un coût unitaire accessible. Elle participe de surcroit pleinement à développer des partenariats de sécurité stratégiques globaux avec des partenaires hors de l'Union Européenne.

a) L'approche spécifique de l'Allemagne sur les exportations d'armement.

À partir de 2013, avec les nouvelles orientations contenues dans le contrat de coalition, et la politisation croissante du débat dans l'opinion publique, la politique allemande de contrôle des exportations est devenue plus imprévisible. L'Allemagne applique ainsi une politique plus restrictive en durcissant les règles et en restreignant les ventes aux pays hors UE et hors OTAN, ou vers ceux qui n'ont pas des standards similaires.

Les exportations d'armes, un point sensible dans l'opinion publique allemande

L'industrie d'armement jouit d'une mauvaise image en Allemagne. Ce sont avant tout les exportations d'armes jugées « non éthiques » qui sont l'objet de critiques depuis la fin de la décennie 1960. La mobilisation de la société allemande sur ce sujet est réelle et est relayée par deux institutions ; les Églises catholique et protestante et les organisations syndicales. Aujourd'hui, les critiques se concentrent davantage sur le contrôle des exportations que sur les exportations en tant que telles, ce contrôle étant accusé d'être trop souple et de manquer de transparence. L'exécutif a donc adopté un discours restrictif sur ce type d'exportations.

Les industriels étrangers, français entre autres, rencontrent des difficultés croissantes à obtenir des licences d'exportation pour des composants allemands intégrés à leurs produits , ne représentant parfois qu'une faible partie du système. Le délai de traitement de ces demandes des licences, parfois supérieur à un an, conduit, dans certains cas, ces entreprises à payer de lourdes pénalités de retard ou à perdre des contrats. Cela renforce le sentiment que les règles allemandes ne sont pas tant restrictives que susceptibles de changer au gré de l'actualité de politique intérieure allemande et non de la seule application rigoureuse des critères européens et des dispositions des traités. Cette situation incite même les industriels français à concevoir des matériels « German-Free » (sans composants allemands, à l'image du « ITAR-free »), ce qui fait peser un risque sur notre coopération de défense bilatérale et pour la construction de la souveraineté européenne

Les similitudes entre les industries de défense françaises et allemandes devraient donc inciter à revenir à l'application du principe de confiance mutuelle, qui a été la règle pendant plusieurs décennies et que la France, pour sa part, n'a jamais cessé d'appliquer.

b) Vers des solutions pragmatiques dans le cadre du traité d'Aix-la-Chapelle.

La France et l'Allemagne ont inscrit dans le traité d'Aix-la-Chapelle, signé le 22 janvier 2019, une clause prévoyant que « les deux États élaboreront une approche commune en matière d'exportation d'armements en ce qui concerne les projets conjoints ».

Les accords Debré-Schmidt de décembre 1971-janvier 1972 avaient déjà prévu que, sauf problème majeur, les projets d'exportation du partenaire seraient regardés avec bienveillance . Toutefois, ces textes avaient été quelque peu « oubliés » : après un élan de coopération dans les années 80, les programmes des années 90 et 2000 ont été moins nombreux, et depuis 2016 les incompréhensions ont été très nombreuses.

Les deux parties ont finalement abouti à un nouvel accord juridiquement contraignant, qui a fait l'objet d'un échange de lettres entre les gouvernements le 23 octobre 2019 30 ( * ) . Ce texte prévoit que la France et l'Allemagne continueront à remplir leurs obligations au titre de la position commune européenne de 2008 et du traité sur le commerce des armes et à agir dans le respect de leur législation nationale respective.

Les deux pays, sur cette base, se mettent d'accord sur les principes applicables :

Article 1. Pour les programmes développés en commun :

• information mutuelle sur les projets d'exportation avant l'ouverture de négociations,

• principe d' « exportabilité » sauf « de façon exceptionnelle, lorsque ce transfert ou cette exportation porte atteinte à ses intérêts directs ou à sa sécurité nationale »,

• information dans les deux mois au plus tard de l'intention de s'opposer à un transfert ou à une exportation, organisation immédiate de consultations de haut niveau pour partager les analyses et trouver des solutions appropriées, la Partie contractante opposée devant tout mettre en oeuvre pour proposer des solutions de remplacement.

Le char du futur (MGCS) et le SCAF sont explicitement visés dans le document comme exemples de programmes développés en commun.

Article 2. Les mêmes principes s'appliquent aux produits liés à la défense issus de la coopération industrielle.

Article 3. L'accord prévoit, pour les produits liés à la défense mis au point par un industriel de l'une des Parties contractantes qui échappent au champ d'application des dispositions ci-dessus (programmes développés en commun et produits liés à la défense issus de la coopération industrielle) l'application d'un seuil « de minimis ».

Lorsqu'un équipement produit par l'un des deux pays intègre des composants produits par les entreprises de l'autre en dessous d'un certain seuil (en général 20%), c'est au pays produisant l'essentiel de l'équipement que revient la responsabilité du contrôle de son exportation. Au titre du principe « de minimis », « dès lors que la part des produits destinés à l'intégration des industriels de l'une des Parties contractantes dans les systèmes finaux transférés ou exportés par l'autre Partie contractante demeure inférieure à un pourcentage arrêté au préalable par accord mutuel, la Partie contractante sollicitée délivre les autorisations d'exportation ou de transfert correspondantes sans délai, sauf de façon exceptionnelle, lorsque ce transfert ou cette exportation porte atteinte à ses intérêts directs ou à sa sécurité nationale ». Cette clause vise à remédier à la situation actuelle, où l'intégration à un équipement d'un simple joint de moteur ou d'un interrupteur allemand donne à l'Allemagne un droit de veto de facto sur l'exportation de ce produit, même si le projet est essentiellement français.

Ainsi, les articles 1 et 2 du Traité sont davantage tournés vers le futur de la coopération franco-allemande et des programmes d'armements qui pourraient être exportés dans l'avenir, y compris le SCAF , et l'article 3 davantage vers le présent et les problèmes actuels. La bonne application de l'article 3 constitue ainsi pour la partie française une sorte de test de la bonne volonté de la partie allemande. Or, une difficulté s'est produite à propos de cet article 3. En effet, alors que les parties étaient d'accord qu'il s'applique aux contrats en cours (c'est-à-dire aux pièces détachées destinées aux matériels déjà vendus : il ne s'agit pas à proprement parler de rétroactivité), la partie allemande a déclaré corriger son interprétation et considérer désormais que l'accord ne valait que pour l'avenir.

Toutefois, l'Allemagne a finalement accordé, par dérogation à cette interprétation, une partie significative des licences nécessaires pour l'exportation des matériels (pièces détachées) sur les contrats déjà signés 31 ( * ) . On notera néanmoins que certains armements et munitions, assez nombreux, sont exclus de ce principe « de minimis » en vertu de l'annexe 2 du Traité.

Enfin, l'accord prévoit la mise en place d'un comité permanent afin de se consulter sur toutes les questions régies par l'accord. Ce comité s'est déjà réuni deux fois.

Le nouvel accord semble ainsi, d'une part, régler le cas des programmes communs comme le SCAF et, d'autre part, fixer un cadre pour les exportations d'armements qui auront lieu dans les prochaines années, permettant d'éviter des crispations qui auraient pu rejaillir sur le programme SCAF.

Il apparaît désormais nécessaire qu'une solution juridique soit trouvée pour que l'Espagne puisse rejoindre cet accord . Plus précisément, il conviendrait d'inciter le partenaire allemand à signer un accord similaire avec l'Espagne, afin que celle-ci cesse, comme c'est le cas actuellement, de rencontrer les mêmes problèmes que la France lorsqu'il s'agit d'exporter du matériel comprenant des éléments d'origine allemande.

Proposition : Inviter le partenaire allemand à signer un accord relatif aux exportations d'armements avec le partenaire espagnol, similaire à celui signé avec la France.


* 26 L'Allemagne peut-elle (et veut-elle) redevenir une puissance militaire ? Christophe Strassel, Hérodote 2019/4 (N° 175).

* 27 Le désamour franco-allemand et l'Europe de la défense, Caroline Hertlings, Revue internationale et stratégique 2014/1 (n° 93).

* 28 Consent, dissent, misunderstandings. The Problem Landscape of Franco-German Defense Industrial Cooperation, 14 janvier 2020

* 29 WINTER, Gaëlle, « La politique industrielle de défense de l'Allemagne : l'Etat pris dans un jeu de perles de verre », Note de la Fondation pour la Recherche Stratégique n°18/2019, 16 septembre 2019

* 30 Décret n° 2019-1168 du 13 novembre 2019 portant publication de l'accord sous forme d'échange de lettres entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne relatif au contrôle des exportations en matière de défense.

* 31 La partie allemande attendait également la publication d'une licence générale pour appliquer le de minimis , licence publiée en mai 2020.

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