III. FINANCE CLIMATIQUE : DES AVANCÉES TRÈS LARGEMENT INSUFFISANTES, FAISANT CRAINDRE UN ACCROISSEMENT DES TENSIONS ENTRE PAYS DÉVELOPPÉS ET PAYS EN DÉVELOPPEMENT

A. MISE EN PLACE DES DISPOSITIFS DE MARCHÉ : DES RÈGLES ENFIN FIXÉES, DES INTERROGATIONS PERSISTANTES

Après quatre ans de négociations, les pays se sont enfin mis d'accord sur les modalités d'application de l'article 6 de l'Accord de Paris , relatif à la coopération internationale s'appuyant notamment sur des dispositifs de marché.

Au regard des échecs successifs de Katowice (COP24) et de Madrid (COP25) à clore cet axe de négociation, l'accord obtenu à Glasgow est en soi un véritable motif de satisfaction , signe de la capacité des États à réaliser des compromis, parfois substantiels, pour assurer la mise en oeuvre complète de l'Accord de Paris.

Les règles fixées à Glasgow évitent par ailleurs un certain nombre d'écueils, qui auraient pu affaiblir considérablement l'Accord de Paris. L'ensemble des interrogations ne sont toutefois pas levées et mériteront une vigilance toute particulière.

1. L'article 6 de l'Accord de Paris : la définition d'un cadre relatif à la coopération internationale, s'appuyant notamment sur des dispositifs de marché
a) Article 6.2 : les échanges volontaires de réduction d'émissions réalisés entre pays dans un cadre bilatéral

L'article 6.2 de l'Accord de Paris permet aux Parties de mener à titre volontaire des démarches concertées passant par l'utilisation de « résultats d'atténuation transférés au niveau international » (ITMOs en anglais). Concrètement, cet article permet à deux États d'échanger des compensations , correspondant principalement à des réductions d'émissions de CO 2 , pouvant être déduites de la CDN de l'État acheteur.

L'Accord de Paris prévoit que ces ITMOs promeuvent le développement durable et garantissent l'intégrité environnementale et la transparence, y compris en matière de gouvernance, et que les États appliquent un système fiable de comptabilisation, afin notamment d'éviter un double comptage des réductions d'émissions.

b) Article 6.4 : le mécanisme de développement durable (MDD)

L'article 6.4 prévoit la création d'un mécanisme de développement durable (MDD) pour contribuer à l'atténuation des émissions de gaz à effet de serre et promouvoir le développement durable.

Il prend le relais du mécanisme pour le développement propre (MDP) créé par le protocole de Kyoto de 1997, premier système mondial normalisé d'échanges de compensations des émissions de gaz à effet de serre. Il permettait aux entreprises issues des pays développés 37 ( * ) d'acheter des unités de réduction certifiée des émissions (URCE) garanties par l'ONU, correspondant à des projets de réduction des émissions menés dans des pays en développement.

De nombreuses critiques ont été émises concernant l'efficacité de la compensation carbone du MDP. Une étude de la Commission européenne de 2016, menée par l'Öko-Institut, un institut allemand de recherche sur l'environnement, estime par exemple que sur 5 655 projets étudiés, 85 % d'entre eux avaient une « faible probabilité » d'assurer les réductions d'émissions promises et l'additionnalité du projet.

Le mécanisme de développement durable (MDD) créé par l'Accord de Paris doit donc prendre la place du MDP du protocole de Kyoto, en offrant un cadre plus robuste de financement international de l'atténuation par des compensations carbone .

Aux termes de l'accord, le MDD doit contribuer à la réduction des niveaux d'émissions dans le pays bénéficiant des activités d'atténuation, le pays acheteur des crédits carbone pouvant déduire cette réduction de ses propres émissions déclarées dans sa CDN.

Les réductions d'émissions ainsi obtenues ne peuvent en revanche pas faire l'objet d'un double comptage : l'article 6.5 précise ainsi que ces réductions ne peuvent pas être utilisées pour établir la réalisation de la CDN du bénéficiaire du projet de réduction d'émissions, si elles sont utilisées par un autre pays pour établir la réalisation de sa propre CDN.

L'Accord précise en outre que le MDD doit permettre une « atténuation globale » des émissions mondiales ; ce changement majeur par rapport au dispositif issu de Kyoto, doit permettre de dépasser le jeu à somme nulle de la compensation.

L'article 6.6 dispose par ailleurs qu'une part des fonds provenant du MDD (« share of proceeds ») est utilisée pour aider les pays en développement particulièrement vulnérables à financer le coût de l'adaptation. Dans le système antérieur à l'Accord de Paris, le financement du fonds d'adaptation , créé en 2001, était également abondé par 2 % des recettes de la vente des crédits du MDP.

Le MDD devra enfin être supervisé par un organe désigné par la COP.

c) Article 6.8 : la coopération s'appuyant sur des actions non marchandes

Un cadre pour l'utilisation d 'approches non marchandes visant à « promouvoir l'ambition en matière d'atténuation et d'adaptation » est enfin prévu à l'article 6.8 de l'Accord de Paris. Il doit permettre aux États parties de développer des coopérations fondées sur « le financement, le transfert de technologies et le renforcement des capacités ».

2. Des points d'achoppement ayant jusqu'à présent empêché la mise en oeuvre de l'article 6

La mise en oeuvre de l'article 6 bute depuis plusieurs années sur plusieurs enjeux , que la COP25 de Madrid a reportés à la COP26 de Glasgow :

1) La mise en place de systèmes fiables de comptabilisation , afin d' éviter un double comptage des résultats d'atténuation (aussi bien dans le cadre des articles 6.2 et 6.4). Ce point constituait une ligne rouge importante pour plusieurs Parties, comme l'Union européenne ou les pays les plus vulnérables. Le Brésil, désireux de ne pas fixer de règles trop contraignantes en la matière, était régulièrement identifié comme un acteur bloquant ;

2) Le risque d'un report des crédits utilisés dans le cadre du MDP au sein du MDD. Ce report des crédits antérieur à 2020 - dont l'intégrité environnementale a pu être remise en cause, notamment par l'étude précitée de l'Öko-Institut - risquait de déprécier la valeur des futurs crédits du MDD et de porter atteinte au principe « d'atténuation globale » fixé par l'article 6.4. L'Union européenne s'opposait au report des crédits du MDP, à l'inverse de plusieurs États comme le Brésil, l'Inde ou l'Australie ;

3) La détermination des modalités d'application du « share of proceeds » (prélèvement sur les transactions afin de financer l'adaptation). Les points d'achoppement portaient d'une part sur les taux de prélèvement - les pays en développement et vulnérables se prononçant majoritairement pour un taux de 5 %, contre 2 % pour les pays développés - et d'autre part, sur le périmètre d'application de ce prélèvement : si seul le MDD est explicitement concerné aux termes de l'Accord de Paris, les pays vulnérables et en développement espéraient également l'application du « share of proceeds » aux transactions bilatérales volontaires, opérées dans le cadre de l'article 6.2. Ces pays craignaient qu'une exonération des projets de l'article 6.2 ne les rende plus attractifs que ceux de l'article 6.4, ce qui aurait pour conséquence de tarir le financement de l'adaptation, assis sur les transactions opérées dans le cadre du MDD ;

4) Les modalités d'application du principe d'« atténuation globale » . L'option, proposée notamment par les pays vulnérables, consistant à annuler automatiquement une part des crédits pour chaque transaction (voir encadré ), avait jusqu'à présent buté sur l'opposition des pays développés, notamment de l'Union européenne et des États-Unis.

L'annulation automatique : une modalité d'application du principe « d'atténuation globale » encadrant le mécanisme de développement durable (MDD)

Dans l'hypothèse d'un taux annulation automatique de 10 %, dès lors que 100 crédits, représentant 100 tonnes de CO2 (tCO2e), sont échangés entre deux États, l'État acheteur ne peut décompter de sa CDN que 90 de ces 100 tonnes de CO 2 . Par ce biais, 10 tonnes de CO 2 ne sont comptabilisées par aucun des États : l'annulation automatique ainsi réalisée permet donc de sortir du jeu à somme nulle de la compensation et de respecter le principe « d'atténuation globale » assigné au MDD par l'article 6.4 de l'Accord de Paris.

Par ailleurs, alors que l'Accord de Paris ne prévoyait l'application du principe « d'atténuation globale » que pour l'article 6.4, plusieurs États, en particulier les pays vulnérables, souhaitaient étendre ce principe aux transactions bilatérales opérées dans le cadre de l'article 6.2, afin de ne pas favoriser trop largement ces projets aux dépens de ceux financés dans le cadre MDD.

3. Le bilan contrasté de Glasgow : un accord enfin obtenu, l'écueil du double comptage évité, mais des interrogations persistantes quant au report de crédits du MDP vers le MDD

À Glasgow, les États ont enfin réussi à s'accorder sur l'application de l'article 6, parfois au prix d'importantes concessions. Il en ressort un accord contrasté, au regard des positions exprimées par la France et l'Union européenne.

1) L'écueil du double comptage semble écarté : les États devront en effet effectuer des « ajustements correspondant » aux transactions effectuées - dans le cadre du MDD (article 6.4) comme des échanges bilatéraux (article 6.2) - au sein de leur CDN. La commission salue cette avancée , que le Sénat avait appelée de ses voeux dans la résolution n° 22 (2021-2022) adoptée le 2 novembre dernier .

2) La décision issue de Glasgow autorise en revanche un report de certains crédits utilisés dans la cadre du MDP - issu du protocole de Kyoto - au sein du MDD . Deux garde-fous sont posés par le texte :

- ne seront concernés que les crédits émis depuis 2013 - soit 320 millions de tonnes de CO 2 , beaucoup plus que les 4 000 millions de tonnes CO2 qui auraient pu être transférées sans limite temporelle ;

- ces crédits ne pourront être utilisés pour les États acheteurs que pour l'atteinte de leur CDN actuelle , arrivant à échéance en 2030.

Si le report des crédits du MDP est une source de déception pour la commission, elle accueille toutefois favorablement les garde-fous posés par la décision issue de Glasgow .

3) Concernant le prélèvement sur les transactions afin de financer l'adaptation (« share of proceeds »), le taux de 5 % , proposé par les pays vulnérables, a été retenu . Le dispositif n'a pas été formellement étendu aux transactions s'opérant dans le cadre de l'article 6.2 , la décision se contentant d'« encourager vivement » les États à financer l'adaptation dans le cadre des échanges volontaires bilatéraux.

4) Concernant les modalités d'application du principe d'« atténuation globale » , 2 % des crédits devront être automatiquement annulés pour les échanges effectués dans le cadre du MDD de l'article 6.4. Là aussi, le dispositif n'a pas été formellement étendu aux transactions s'opérant dans le cadre de l'article 6.2 , la décision se contentant d'« encourager vivement » les États à annuler des crédits pour atteindre l'atténuation globale dans le cadre des échanges volontaires bilatéraux.

En matière de financement de l'adaptation et d'application du principe d'« atténuation globale », les décisions issues de Glasgow actent donc une forme d'asymétrie entre le marché global - le MDD - et les échanges bilatéraux de crédits carbone, au risque, selon les pays vulnérables, de privilégier les seconds aux dépens du premier.

Une attention devra donc naturellement être portée à l'utilisation des crédits dans le cadre de l'article 6.2 ; à cet égard, les décisions issues de Glasgow prévoient qu'un état des lieux soit dressé en 2028, pour envisager, le cas échéant, l'application des garde-fous supplémentaires aux transactions bilatérales volontaires.

Enfin, la commission note que l'article 6.8, relatif aux approches non-marchandes, ne dispose pas encore de cadre formel d'application : une commission, devant se réunir deux fois par an jusqu'à 2027, est établie à cet effet et devra permettre d'accélérer le développement de ce type de coopérations.


* 37 Les « pays développés » sont ici ceux ayant souscrit à des engagements chiffrés de réduction des émissions au titre de l'Annexe I du Protocole de Kyoto. L'Accord de Paris, universel, a effacé la distinction entre pays de l'Annexe I et pays ne relevant pas de cette Annexe.

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