II. LA NÉCESSITÉ D'UNE REMISE À PLAT DU CONTENTIEUX DES ÉTRANGERS

Relevant que « l'efficacité des politiques migratoires que conduit le Gouvernement suppose de pouvoir statuer rapidement, et de manière définitive, sur la situation des étrangers au regard du droit au séjour », le Premier ministre, Édouard Philippe, a saisi le Conseil d'État en juillet 2019 d'une demande d'étude « relative à l'ensemble des règles contentieuses, afin de faire évoluer plus en profondeur le cadre actuel » 92 ( * ) . Dans son rapport adopté le 5 mars 2020, le Conseil d'État formule 20 propositions destinées à simplifier le contentieux des étrangers, que la mission d'information s'est attachée à expertiser au cours de ses travaux.

Au terme de ces derniers, la mission d'information constate que ces propositions suscitent, pour la plupart d'entre elles, une large approbation chez l'ensemble des personnes entendues, les nuances ou réserves exprimées de façon ponctuelle par certaines de ces dernières n'étant pas de nature à remettre en cause le constat partagé de la nécessité d'une réforme drastique de l'état du droit et des pratiques en la matière.

A. RÉFORMER LES PROCÉDURES CONTENTIEUSES

1. Simplifier le cadre contentieux en limitant à trois le nombre des procédures applicables

En premier lieu, le rapport du Conseil d'État propose de remplacer la multitude des procédures existantes (voir supra ) par trois procédures distinctes - une procédure normale, deux procédures d'urgence (l'une à délais courts, l'autre à très brefs délais) -, dont la mise en oeuvre serait principalement conditionnée au degré d'urgence que présente à juger la situation de l'intéressé :

- la procédure normale se présenterait ainsi comme une mise en oeuvre aménagée de la procédure contentieuse de droit commun : le juge statuerait en formation collégiale, au terme d'une instruction écrite obéissant aux règles de droit commun et, sauf exception, après prononcé de conclusions d'un rapporteur public. Afin de répondre à l'objectif, recherché de façon constante par le législateur au cours des quinze dernières années, d'un traitement accéléré de ce contentieux, cette procédure serait soumise à un délai de recours dérogatoire d'un mois, non prorogeable par un recours administratif, et à un délai de jugement de six mois, qui permettrait d'éviter les effets d'éviction sur les autres contentieux tout en marquant un effort de priorisation du traitement de ces affaires ;

- les deux procédures d'urgence feraient quant à elles intervenir un juge unique, sans conclusions de rapporteur public et au terme d'une instruction adaptée, marquée notamment par un allègement du formalisme procédural. Le requérant pourrait être assisté à sa demande d'un interprète et d'un avocat commis d'office. La procédure dite « à très brefs délais » serait soumise à un délai de recours de 48 heures et un délai de jugement de 96 heures - le dispositif du jugement étant en outre prononcé à l'audience. La procédure dite « à délais courts » serait quant à elle soumise à un délai de recours de sept jours et un délai de jugement de 15 jours.

Source : rapport du Conseil d'État précité, page 37.

La mise en oeuvre de l'une ou l'autre de ces procédures serait subordonnée au degré d'urgence que présente objectivement la situation de l'intéressé :

- soit, en matière de séjour et d'éloignement, parce qu'il existe - ou non - une perspective prochaine d'exécution forcée de la décision d'éloignement. Ainsi les procédures d'urgence seraient-elles applicables lorsque l'étranger est retenu, assigné à résidence ou détenu ; à l'inverse, l'ensemble des autres refus de titres de séjour assortis d'une mesure d'éloignement ainsi que l'ensemble des OQTF, lorsqu'aucune mesure de contrainte ne les accompagne, seraient soumis à la procédure normale - un basculement d'une procédure vers l'autre pouvant toutefois être prévu en cas de placement en rétention ou d'assignation à résidence du requérant en cours d'instance. L'ensemble des décisions accompagnant l'OQTF (refus de séjour, etc.) ferait en outre désormais l'objet d'un examen unique ;

- soit parce que la décision prise par l'administration a une incidence forte sur les droits fondamentaux de la personne, et notamment sur son droit à demander l'asile en France. Ainsi les décisions de transfert « Dublin » (voir infra ) et les refus ou retraits des conditions matérielles d'accueil seraient soumis à la procédure d'urgence à délais courts, sauf en cas de placement en rétention de l'intéressé, auquel cas la procédure d'urgence à très brefs délais serait applicable.

Source : rapport précité du Conseil d'État, p. 41

Ces propositions ont fait l'objet d'une large approbation de la part des personnes entendues par la mission d'information . Seul Claude d'Harcourt, directeur général des étrangers en France, sans remettre en cause le principe même d'une simplification des procédures, a émis certaines réserves sur les délais de jugement proposés par le Conseil d'État, trop longs à ses yeux s'agissant de la procédure normale, et attiré l'attention de la mission sur la nécessité de statuer rapidement sur la situation des déboutés du droit d'asile ainsi que sur celles des étrangers présentant un danger de trouble pour l'ordre public, y compris lorsque ces personnes ne sont ni retenues ni assignées à résidence.

Sur ce dernier point, et sous réserve des débats qui auront lieu le moment venu sur le périmètre exact de ces différentes procédures, il semble toutefois au rapporteur, en première analyse, qu'un étranger présentant un tel danger doit avant toute autre chose être appréhendé au plus vite et, le cas échéant, placé en centre de rétention administrative ou assigné à résidence en vue de son éloignement du territoire national - un mécanisme de « passerelle », évoqué précédemment, permettant le cas échéant de basculer en procédure d'urgence si une instance a déjà été engagée avant l'appréhension de l'intéressé. De ce point de vue, l'architecture dessinée par le rapport du Conseil d'État ne paraît pas faire obstacle à la nécessité de juger rapidement la situation d'étrangers dont l'éloignement du territoire national est prioritaire.

Au terme de ses travaux, la mission estime ainsi, non seulement qu'une réforme des procédures contentieuses est devenue indispensable, mais également que les propositions de simplification formulées par le Conseil d'État constituent une base de travail solide, et mériteraient d'être reprises au plus vite afin de redonner tout son sens à l'action du juge.

Recommandation n° 15 : Simplifier le cadre contentieux en limitant à trois le nombre de procédures applicables (une procédure normale et deux procédures d'urgence), dont la mise en oeuvre serait subordonnée au degré d'urgence que présente objectivement la situation de l'étranger.

2. Faire évoluer à la marge l'office du juge par un recours plus systématique aux mécanismes d'injonction et d'astreinte
a) Ne pas faire du juge du droit au séjour des étrangers un juge de plein contentieux

Conformément aux termes de la lettre de mission adressée par le Premier ministre, le Conseil d'État s'est interrogé dans son rapport sur les évolutions possibles de l'office et des pouvoirs du juge administratif. À ce titre, il a examiné l'opportunité de faire du contentieux des étrangers un contentieux dit « de pleine juridiction » (ou encore un « plein contentieux »).

Pour mémoire, là où le juge de l'excès de pouvoir examine la légalité de l'acte qui lui est soumis au regard des faits et de l'état du droit applicables à la date à laquelle cet acte a été pris, le juge de plein contentieux se place, quant à lui, à la date à laquelle il statue, ce qui lui permet de tenir compte de l'évolution de la situation de fait et de droit depuis l'édiction de l'acte attaqué. En outre, là où le juge de l'excès de pouvoir n'a la possibilité, en substance, que d'annuler une décision qu'il estime mal fondée, le juge de plein contentieux a, en outre, la possibilité de reconnaître lui-même un droit ou de délivrer un titre. Le juge de l'asile est ainsi, pour sa part, un juge de plein contentieux 93 ( * ) : lorsqu'elle annule un refus de protection opposé à un demandeur d'asile par le directeur général de l'OFPRA, la CNDA a la possibilité de reconnaître elle-même à celui-ci la qualité de réfugié ou de lui octroyer une protection subsidiaire, sans qu'il soit besoin de renvoyer l'affaire devant l'OFPRA.

L'idée de faire du juge du droit au séjour des étrangers un juge de plein contentieux paraît ainsi de prime abord séduisante : une telle évolution permettrait en effet au juge de tenir pleinement compte de la situation de l'étranger à la date à laquelle il rend sa décision ; elle lui permettrait également, s'il estime la demande de ce dernier fondée, de lui délivrer lui-même le titre de séjour sollicité, sans avoir à renvoyer l'étranger devant l'administration, ce qui serait de nature à alléger la tache de cette dernière.

Cette piste de réflexion a toutefois suscité une franche opposition de l'ensemble des magistrats administratifs entendus par la mission d'information, qui ont mis en avant plusieurs arguments forts :

- ainsi, si un tel office du juge peut se justifier dans certains contentieux objectifs (reconnaissance d'un droit, etc.), il ne paraît en revanche pas adapté aux domaines de la police administrative , dans le cadre desquels l'administration dispose d'un large pouvoir d'appréciation. Les magistrats entendus par la mission estiment à cet égard qu'il ne leur appartient pas de se substituer à cette dernière dans l'exercice de cette mission éminemment régalienne ;

- corrélativement, ils font valoir que le juge administratif ne dispose pas des mêmes éléments d'information que l'administration pour apprécier le bien-fondé de la demande dont il est saisi (accès aux fichiers de police pour déterminer l'existence d'une menace à l'ordre public, communication avec le collège médical de l'OFII pour porter une appréciation sur l'état de santé d'un demandeur de titre « étranger malade », etc.), sauf à faire un usage poussé de ses pouvoirs d'instruction, ce qui, compte tenu des exigences de la procédure contentieuse, aurait pour effet d'allonger considérablement, et de façon inopportune, les délais de jugement ;

- enfin, une telle évolution aurait pour effet de déresponsabiliser l'administration quant au respect de la règle de droit 94 ( * ) , ce qui, au regard du grand nombre de décisions prises chaque année, paraît là aussi peu opportun.

Ces différents arguments ont conduit le Conseil d'État à écarter cette piste d'évolution dans son rapport 95 ( * ) . Au vu des objections sérieuses qu'elle suscite, la mission d'information ne propose pas non plus de s'engager dans cette voie.

b) Pour un recours plus systématique aux mécanismes d'injonction et d'astreinte

Dans ce même rapport, le Conseil d'État constate en revanche que le juge administratif fait encore un usage trop mesuré du pouvoir d'injonction dont il dispose, alors même que, depuis l'entrée en vigueur de l'article 40 de la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, ce pouvoir peut être mis en oeuvre d'office (c'est-à-dire sans qu'il le lui soit expressément demandé). Or, comme le relève le Conseil d'État, le prononcé d'une injonction permet au juge de prendre en compte l'évolution de la situation de fait et de droit à la date à laquelle il statue, sans pour autant se substituer à l'administration qui conserve une marge d'appréciation, notamment en cas de menace de trouble à l'ordre public.

En outre, plutôt que d'enjoindre à l'administration de réexaminer la situation de l'intéressé, le juge pourrait être invité, lorsqu'aucun élément ne paraît s'opposer à la délivrance du titre demandé par l'étranger, à enjoindre plus systématiquement à l'administration de lui délivrer ce titre , le cas échéant après une mesure d'instruction ou en réservant l'hypothèse d'un changement de circonstances dans sa décision. Dans les cas les plus manifestes d'inexécution, il pourrait, de façon là aussi plus systématique, assortir sa décision du prononcé d'une astreinte .

Ces évolutions, qui pourraient être mises en oeuvre à cadre législatif constant 96 ( * ) , pourraient ainsi être de nature à accroître l'efficacité de l'action du juge, ainsi que l'ont relevé plusieurs des personnes entendues par la mission d'information.

Recommandation n° 16 : Encourager le juge administratif à faire un usage plus systématique et plus efficient de ses pouvoirs d'injonction et d'astreinte.


* 92 Voir la lettre de mission adressée au Conseil d'État par le Premier ministre en annexe n°1 du rapport de ce dernier.

* 93 En application de l'article L. 532-2 du CESEDA.

* 94 Le passage à un contentieux de pleine juridiction aurait en effet pour effet de rendre inopérants la plupart des moyens des requêtes dirigés contre la légalité de l'acte attaqué.

* 95 Rapport précité, pages 45-46.

* 96 Voir les articles L. 911-1 et suivants du code de justice administrative.

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