B. DONNER LES MOYENS À L'ADMINISTRATION D'ASSURER SA DÉFENSE CONTENTIEUSE

L'intervention du juge administratif ne pourra toutefois être réellement efficace et l'ensemble de ses pouvoirs utilement mis en oeuvre que si l'administration intervient de façon plus systématique devant lui pour défendre ses décisions.

Il résulte à cet égard des travaux de la mission d'information que l'organisation de la défense contentieuse de l'administration devant les juridictions administratives, qui est déconcentrée au niveau de chaque préfecture, est extrêmement variable , non seulement dans sa fréquence (certaines préfectures produisent des mémoires en défense et/ou sont présentes à l'audience de façon quasi systématique, d'autres beaucoup plus rarement), mais également dans ses modalités (certaines préfectures organisent cette défense en interne tandis que d'autres ont recours aux services d'avocats à la cour, via la passation de marchés publics).

À titre d'exemple :

- la préfecture de police de Paris (10 379 recours contentieux enregistrés en 2021 pour l'ensemble du contentieux étrangers défendu devant le juge administratif de première instance) dispose d'un pôle de défense de quatre agents, d'élèves avocats et d'une section rédaction de huit agents, auxquels elle confie la défense d'un tiers des dossiers défendus - les deux autres tiers étant confiés à des cabinets d'avocats. Compte tenu de la masse des requêtes dont elle fait l'objet, elle a mis en place une stratégie de priorisation des affaires, la conduisant à intervenir de façon systématique dans les procédures urgentes et/ou sensibles, tandis qu'elle a renoncé à ce stade à intervenir dans les contentieux dont l'issue paraît certaine, comme les « référés mesures utiles » tendant à obtenir un rendez-vous (voir supra ). La mise en place de cette stratégie lui a ainsi permis d'obtenir une diminution du taux d'annulation de ses décisions de transfert « Dublin ». Ses décisions font toutefois l'objet d'un taux global d'annulation élevé, qui a atteint 44,57 % en 2021, en partie imputable au taux d'annulation en référé (86,10%) ;

- la préfecture du Rhône (destinataire de 2 327 requêtes, tous types de contentieux confondus, en 2021) confie quant à elle sa défense contentieuse (écrite et orale) à des agents instructeurs spécialisés, avec l'objectif de produire des mémoires (ou des bordereaux de pièces) et de participer aux audiences de façon systématique. Lorsque cela n'est pas possible, elle fait ponctuellement appel au cabinet d'avocats ayant remporté le marché régional de défense contentieuse. Comme indiqué précédemment, son principal point d'inquiétude concerne le contentieux des décisions implicites de rejet , en augmentation forte et constante, qui aboutit à des annulations systématiques lorsque le service n'a pas été en mesure de produire une décision expresse de rejet ;

- la préfecture des Bouches-du-Rhône (concernée par 3 244 requêtes en 2021) indique quant à elle que son bureau de l'éloignement, du contentieux et de l'asile est en mesure de produire systématiquement des mémoires en défense devant les juridictions administratives, tandis qu'il assure une présence à l'audience dans le cadre des procédures de référés et des dossiers signalés ;

- enfin, la préfecture de Maine-et-Loire (1 522 requêtes en 2021) indique qu'elle bénéficie d'un taux de confirmation élevé de ses décisions (près de 89%) grâce à une professionnalisation de ses agents et à une forte coopération avec ses partenaires , notamment la gendarmerie et la police nationales qui ont mis en place, chacune, une cellule dédiée, spécialisée dans la maîtrise des procédures du droit des étrangers.

Or l'absence de défense de l'administration (que ce soit à l'écrit ou à l'oral) place le juge dans une situation particulièrement inconfortable, en le privant des éléments de contradiction indispensables à la bonne compréhension de la situation de l'étranger. Cette situation est également de nature à le retenir de faire un plein usage de ses pouvoirs d'injonction (voir supra ). Comme l'ont indiqué les magistrats du tribunal administratif de Montreuil, trop souvent, les préfectures s'abstiennent de communiquer au juge les éléments essentiels au jugement de la requête (ne serait-ce qu'au moyen d'un simple bordereau de communication de pièces) et n'interviennent pour la première fois en défense qu'au stade de l'appel, ce qui peut conduire à des annulations de jugement qui auraient sans doute pu être évitées si les éléments utiles avaient été produits devant le juge de première instance.

La mission d'information a pleinement conscience du fait que le volume de requêtes déposées chaque année (plus de 100 000 en première instance en 2021) constitue un véritable défi pour les services des préfectures chargés de leur suivi. Il estime néanmoins que certaines évolutions permettraient d'améliorer sensiblement cet état de fait et de contribuer à redonner sa pleine efficacité à l'action du juge.

1. Revoir l'organisation de la défense contentieuse de l'administration

En premier lieu, dans un contexte de croissance forte du nombre de requêtes déposées chaque année, de complexité de la réglementation et de tensions sur les effectifs des préfectures, le choix de laisser chaque préfecture assurer elle-même la défense de ses décisions mériterait sans doute d'être réexaminé. Comme le relève le Conseil d'État dans son rapport, « certaines préfectures mutualisent cette activité, ce qui permet à la fois de faire d'importantes économies d'échelles, de faciliter les déplacements pour participer aux audiences devant le tribunal administratif et de disposer d'un second regard sur les décisions attaquées » 97 ( * ) .

Sans doute les territoires présentent-ils chacun des spécificités, y compris en matière d'immigration. Cet argument ne devrait toutefois pas faire obstacle à une réflexion sur une nécessaire rationalisation de l'organisation de la défense contentieuse des préfectures , laquelle pourrait présenter de nombreux avantages, notamment en termes d'appropriation et de meilleure maîtrise de la jurisprudence par les agents en charge de cette mission.

À ce sujet, l'attention de la mission d'information a été attirée sur la prise en compte très variable des décisions juridictionnelles par les services des préfectures, les magistrats du tribunal administratif de Montreuil ayant par exemple fait part de leur perplexité à voir certaines décisions attaquées devant eux reproduire continuellement des erreurs ayant pourtant déjà donné lieu à plusieurs jugements d'annulation.

A minima , une organisation de cette défense au niveau du ressort de chaque tribunal administratif mériterait de faire l'objet d'une expérimentation 98 ( * ) .

Recommandation n° 17 : Expérimenter la création de pôles mutualisés de défense contentieuse dans le ressort de chaque tribunal administratif.

De façon plus générale, la mission estime que les services des préfectures en charge de la défense contentieuse pourraient utilement pouvoir se référer à des lignes directrices, établies au niveau national, de nature à les guider dans leurs choix de priorisation des affaires et dans l'interprétation et la prise en compte de la jurisprudence.

Recommandation n° 18 : Établir des lignes directrices au niveau national de nature à guider l'action des services contentieux des préfectures en matière de priorisation des affaires et de prise en compte de la jurisprudence.

2. Améliorer le partage d'informations entre administrations

Par ailleurs, l'attention de la mission d'information a été appelée sur l'insuffisant partage d'informations entre les différentes administrations appelées à produire des éléments en défense devant les juridictions administratives.

Comme le relève le Conseil d'État dans son rapport précité, c'est notamment le cas dans les contentieux relatifs au retrait ou à la suspension par l'OFII des conditions matérielles d'accueil à un étranger concerné par une décision de transfert « Dublin » et déclaré en fuite : comme l'a admis le directeur de l'OFII lors de son audition, l'échange d'informations avec les préfectures d'Ile-de-France s'agissant de ces personnes souffre toujours d'insuffisances, en l'absence de production des pièces justificatives nécessaires pour établir la réalité de cette fuite et justifier, par suite, la décision de retrait ou de suspension attaquée. La préfecture du Rhône a en revanche indiqué que, pour sa part, elle transmettait désormais systématiquement ces pièces justificatives à l'OFII via une boîte mail dédiée.

De façon plus générale, et comme l'ont notamment relevé les magistrats du tribunal administratif de Montreuil, les préfectures ne disposent parfois pas, elles-mêmes, des pièces nécessaires pour assurer la défense contentieuse de leurs décisions. C'est par exemple le cas s'agissant des « OQTF 6 semaines », prises après le rejet définitif d'une demande d'asile, dont la légalité est subordonnée à la preuve de la notification régulière à l'étranger de la décision de l'OFPRA ou, lorsqu'il y a lieu, de la CNDA 99 ( * ) - les préfectures ne disposant pas systématiquement de cette preuve de notification. C'est également le cas lorsque sont en cause des problématiques liées à l'emploi en France des étrangers, qui relèvent des directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (DREETS, ex-DIRECCTE), et non directement des préfectures, qui ne disposent là encore pas toujours des éléments nécessaires pour étayer utilement leur défense devant les juridictions.

Un meilleur partage d'informations entre administrations paraît ainsi indispensable à l'efficacité de la défense contentieuse de l'administration. La modernisation en cours des systèmes d'information, notamment via l'ANEF, pourrait être un moyen d'y remédier.

Recommandation n° 19 : Améliorer le partage d'informations entre les différentes administrations en charge de la situation de l'étranger, le cas échéant via des systèmes d'information partagés.

3. Aménager les conditions de la défense des refus de titres de séjour « étrangers malades »

Enfin, l'attention de la mission d'information a été attirée sur les conditions particulières dans lesquelles a lieu à l'heure actuelle la contestation des refus de titres de séjour pour raisons de santé devant les juridictions administratives.

Pour mémoire, ces titres de séjour sont délivrés, ou refusés, par les préfectures après un avis du collège de médecins du service médical de l'OFII 100 ( * ) . Le détail de cet avis, couvert par le secret médical, n'est pas communiqué au préfet qui se trouve ainsi placé dans une situation délicate lorsqu'un refus de titre pour motif médical est attaqué devant la juridiction administrative - l'étranger étant à même de présenter des éléments médicaux alors que le préfet ne dispose pas des éléments de contradiction nécessaires permettant d'étayer son refus (sauf à ce que le juge enjoigne au requérant de produire lui-même cet avis, ce qui est toutefois de nature à allonger d'autant la procédure).

Afin de répondre à cette difficulté, le Conseil d'État, dans son rapport précité, a proposé « de prévoir expressément, par une disposition législative, que l'OFII puisse être appelé à présenter des observations par le juge au sujet de l'avis du collège des médecins [...] sans être tenu par le secret médical, lorsque, à l'appui d'un recours contre un refus de titre de séjour pris sur cet avis, l'étranger soutient qu'un titre de séjour devait lui être délivré en raison de son état de santé » 101 ( * ) .

Au terme de ses travaux, la mission d'information est favorable à cette proposition qui permettra, s'agissant de ce contentieux particulier, de rétablir l'égalité des armes entre les parties devant le juge.

Recommandation n° 20 : Permettre à l'OFII de défendre ses avis médicaux dans les litiges relatifs à des refus de titres de séjour pour raisons de santé.


* 97 Rapport précité, p. 56.

* 98 Pour mémoire, il existe à l'heure actuelle 42 tribunaux administratifs, 31 en métropole et 11 dans les outre-mer.

* 99 Comme l'a jugé une décision du Conseil d'État n° 386288 du 1 er juillet 2015, il appartient à l'autorité administrative, en cas de contestation, de justifier que la décision de la CNDA a été régulièrement notifiée à l'intéressé, le cas échéant en sollicitant la communication de la copie de l'avis de réception auprès de la cour.

* 100 Article L. 425-9 du CESEDA.

* 101 Rapport précité, page 52.

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