B. UN ÉCHEC ANNONCÉ : SALTO

1. Une plateforme de distribution et d'édition qui réunit deux groupes privés et France Télévisions

La création de la plateforme SALTO a été annoncée le 15 juin 2018 par les groupes TF1, France Télévisions et M6. Elle est conçue comme une réponse nationale commune à la pénétration croissante des plateformes de vidéo à la demande, pour l'essentiel américaines. L'Autorité de la concurrence a autorisé la création de la plateforme le 12 août 2019 sous réserve du respect par les parties de deux conditions 21 ( * ) :

- elles s'engagent à écarter tout risque de coordination entre SALTO et les sociétés mères ou entre les sociétés mères, cet engagement étant non limité dans le temps (engagements structurels) ;

- elles s'engagent à respecter des dispositions strictes, valables cinq ans et renouvelables une fois pour une même durée, visant essentiellement les modalités d'acquisition des droits et les conditions de distribution des services des sociétés mères (engagements comportementaux).

Ces engagements font l'objet d'un contrôle par un mandataire et, pour ce qui concerne la distribution, par deux experts, ainsi que de rapports réguliers auprès des services de l'Autorité de la concurrence.

Les groupes France Télévisions, TF1 et M6 détiennent chacun un tiers du capital de la société. Le résultat de la société SALTO est donc consolidé pour un tiers dans chaque société mère.

Décalé en raison de la crise, le lancement commercial de SALTO est intervenu le 20 octobre 2020. La plateforme est conçue comme un distributeur de services et un éditeur de vidéo à la demande (VAD). Le tarif de son abonnement est de 6,99 euros par mois.

SALTO distribue les chaînes et services de rattrapage des trois maisons-mères, les services payants des groupes TF1 et M6, ainsi que les chaînes de la TNT gratuite LCP/Public Sénat, L'Équipe TV, Chérie 25, NRJ12 et TV5 Monde. La chaîne ARTE et son offre de rattrapage sont également accessibles sur SALTO.

SALTO propose par ailleurs des contenus acquis en propre sur le marché des droits (intégrales de séries par exemple), en lien avec les offres des maisons-mères (accès en avant-première à leurs programmes phares, en fiction, flux ou documentaire). SALTO permet également de donner une seconde vie à des programmes ou des marques emblématiques des maisons-mères, comme « Un village français » ou « Apocalypse » pour France Télévisions qui n'étaient plus exploitées faute pour France Télévisions d'en détenir les droits. Son catalogue - qui ne se concentre pas uniquement sur la fiction et le documentaire - est ainsi composé à plus de 75 % de titres français, contre 8 % de titres français de fiction dans le catalogue de Netflix France.

2. Un nouvel acteur qui peine à trouver ses marques

Le chiffre d'affaires de SALTO a atteint 17,1 millions d'euros fin 2021. À la même date, le nombre d'abonnés était estimé à 523 000 dont 397 000 abonnés payants.

Il convient de rappeler que Netflix avait atteint 750 000 abonnés en moins d'un an en France lors de son lancement en 2014. Il est cependant difficile de comparer le nombre d'abonnés avec ceux des plateformes américaines, celles-ci ne communiquant pas sur leurs chiffres par pays. Les chiffres mondiaux sont toutefois vertigineux et soulignent l'écart entre la plateforme française et celles dont elle est censée contester le quasi-monopole. Netflix compte ainsi 220 millions d'abonnés quand Amazon Prime Video en recense plus de 200 millions et le nouvel acteur Disney + dispose de 130 millions d'abonnés.

Au plan national, différents indicateurs permettent de mesurer le retard de SALTO par rapport à ses concurrentes . Éditeur et plateforme de services de VAD, Canal + dispose ainsi de 8,68 millions d'abonnés. La plateforme arte.tv se situait, quant à elle, en termes d'audience, en quatrième position derrière les géants américains Netflix, Amazon Prime Video et Disney+ au premier quadrimestre 2021. Le taux de pénétration des services de VAD au sein de la population abonnée en France est également assez éloquent, la plateforme étant loin des géants américains mais aussi des plateformes françaises (Canal + séries ou OCS).

Taux de pénétration des services de VAD au sein de la population abonnée en France au quatrième trimestre 2021

(en pourcentage)

Source : commission des finances d'après le baromètre OTT NPA Conseils / Harris interactive

Si, sur le dernier trimestre de l'année 2021, SALTO capte 50 % de la croissance d'un marché légèrement baissier, le développement de la plateforme reste fragilisé par un déploiement insuffisant auprès des fournisseurs d'accès à internet. En IPTV, la plateforme n'est ainsi uniquement disponible que sur le réseau Bouygues Telecom depuis le 22 février 2021, les autres fournisseurs ne donnant pas suite aux demandes de distribution formulées par la plateforme. Son absence sur les télécommandes des téléviseurs connectés pèse également sur son attractivité.

L'accord passé entre SALTO et Amazon Prime Video en avril dernier en vue du référencement et de la commercialisation de la plateforme française constitue une opportunité en vue d'accélérer sa dynamique. Les abonnés d'Amazon Prime pourront ainsi souscrire à SALTO au prix de 6,99 euros par mois, la plateforme française étant référencée et valorisée sur la plateforme américaine.

3. Une participation publique qui interroge

S'agissant des modalités de participations de France Télévisions à SALTO, il a été indiqué au rapporteur spécial, lors de l'examen des projets de loi de finances pour 2021 et 2022, qu'au regard du caractère confidentiel des données financières de SALTO imposé par l'Autorité de la concurrence, et étant rappelé que France télévisions n'est pas l'éditeur des programmes de cette société, le Gouvernement ne disposait ni du détail des investissements de France Télévisions dans les programmes et dans la plateforme technologique ni du détail de sa participation aux dépenses de fonctionnement de SALTO.

Le groupe public a fait cependant apparaître, au titre de cette activité, une perte de 10,9 millions d'euros en 2020 puis de 31,1 millions d'euros en 2021. France Télévisions commercialise auprès de la société SALTO des droits audiovisuels et enregistre à ce titre dans ses comptes, des reversements au titre des droits cédés (1,6 million d'euros en 2020), ce qui minore marginalement cette perte.

En ce qui concerne sa contribution au titre de 2022, France Télévisions a indiqué au rapporteur spécial que, faute d'approbation du budget de SALTO au moment de l'élaboration du budget 2022 de France Télévisions, aucun montant n'était envisagé au sein du budget 2022 initial de France Télévisions.

Le résultat d'exploitation de SALTO intervient, en tout état de cause, en dehors du compte de résultat diffuseur et n'est donc pas intégré dans le périmètre de financement public. SALTO n'est ni directement ni indirectement financée par la contribution à l'audiovisuel public mais par les recettes commerciales induites par son modèle économique (abonnement sans engagement).

Le rapporteur spécial ne remet pas en question cette séparation. Il continue cependant , comme lors de l'examen des projets de lois de finances pour 2021 et 2022, à s'interroger sur la logique poursuivie par un groupe qui reste avant tout un opérateur de l'État. Il insiste sur le paradoxe qui consiste à ce que le groupe public se trouve en position de combler les pertes d'un service mettant notamment en vente des séries produites initialement pour le service public et financées à ce titre par la ressource publique.

4. Une sortie inévitable

L'avenir de la présence de France Télévisions au sein de SALTO est aujourd'hui conditionné aux suites données au projet de fusion TF1-M6. E n cas d'aval de l'Autorité de la concurrence et de l'ARCOM à celle-ci, le nouveau groupe privé disposerait de 66,66 % du capital. Les présidents des groupes TF1 et M6 ont, en effet, indiqué devant la commission d'enquête du Sénat sur la concentration dans les médias vouloir faire de SALTO la nouvelle plateforme du groupe, actant un départ probable de France Télévisions 22 ( * ) . Dans ce contexte, la plateforme SALTO serait appelée à devenir l'outil de vidéo à la demande du nouveau groupe et s'inspirerait de la plateforme payante allemande RTL +, lancée par RTL Group, propriétaire du groupe M6, en 2019. Celle-ci compte aujourd'hui 2,7 millions d'abonnés et a vu, en 2021, ses investissements démultipliés, afin d'atteindre un objectif de 20 % des foyers allemands à l'horizon 2026.

Au-delà même des incidences de la fusion, le président du groupe Bertelsmann, propriétaire de RTL Group, avait reconnu devant la commission d'enquête, la complexité de l'organisation actuelle, peu en phase avec l'impératif de « gestion intégrée et harmonisée » qu'induisent les activités d'édition.

Il n'est pas étonnant dans ces conditions que toutes les parties aient officialisé, dans un communiqué de presse publié le 24 mars 2022 23 ( * ) , le départ du groupe public de la plateforme en cas de réalisation de la fusion des groupes TF1 et M6. Le nouveau groupe s'engagerait ainsi à racheter la participation de France Télévisions pour un montant de 45 millions d'euros . Cette somme correspondrait à l'intégralité de l'investissement de France Télévisions au sein de SALTO, chiffre pour l'heure invérifiable faute de précision sur les investissements réalisés en 2022.

5. Et maintenant ?

Le rapporteur spécial ne remet pas en question une partie du constat ayant pu motiver le souhait du groupe public de participer à un service de VAD destiné à concurrencer pour partie les plateformes américaines. Il s'agit avant tout de s'adapter aux nouveaux usages en matière de consommation télévisuelle. Il convient de rappeler à ce stade que la chute de la durée d'écoute de la télévision en linéaire apparaît, en effet, inexorable - 4 minutes en moins sur les femmes responsables d'achats et 5 minutes en moins sur la catégorie 25-49 ans en 2021 - quand le même indicateur progresse sur les plateformes pour atteindre 46 minutes.

Le rapporteur spécial s'interroge simplement sur le choix de développer un tel dispositif avec des acteurs privés au risque de diluer la spécificité en principe assignée aux programmes produits par le service public . Dans ces conditions, si la fusion TF1-M6 venait à échouer, il semble indispensable que France Télévisions sorte de cette plateforme. Une clause de rendez-vous est prévue entre les actionnaires dans le cas d'une suspension de la fusion. Celle-ci doit être l'occasion de confirmer cette sortie.

Recommandation n° 10 (France Télévisions) : Revendre la participation de France Télévisions au sein de la plateforme SALTO même en cas d'échec de la fusion entre les groupes TF1 et M6.

En effet, si plateforme avec d'autres acteurs il doit y avoir, le rapporteur spécial privilégierait un rapprochement avec les autres sociétés de l'audiovisuel public - ARTE, Radio France, France Médias Monde, Institut national de l'audiovisuel - aux fins de développement d'une véritable offre de service public à la demande. Il convient de relever que France Télévisions a su développer, ces dernières années, des formats adaptés aux publics des plateformes, à l'image des séries « Parlement » et « Derby Girls ». L'expertise de Radio France et ARTE sur ces nouveaux espaces n'est plus non plus à démontrer.

France Télévisions a indiqué au rapporteur spécial son souhait de pousser en ce sens, tablant sur la constitution d'une offre numérique commune de l'audiovisuel public, dotée d'une marque commune (« France Médias + » 24 ( * ) ), et bâtie sur un socle technologique en tout ou partie commun.

Dans le cadre de la préparation des futurs contrats d'objectifs et de moyens, France Télévisions a également rappelé au son autorité de tutelle qu'elle était favorable à la massification de la distribution des offres de streaming audio et vidéo de la marque « audiovisuel public ». Le groupe public préconise le biais regroupement des forces technologiques et marketing du secteur sous une « ombrelle unique ». Le ministère de la culture a cependant fait remarquer lors de son audition qu'une telle n'étant pas consensuelle au sein du secteur.

En dépit de ces réserves, le rapporteur spécial partage l'idée que ce regroupement permettrait de mutualiser des investissements aujourd'hui réalisés en silo et regrette qu'une telle option n'ait pas été mieux défendue avant de lancer le groupe dans ce qui relève désormais de l'aventure SALTO.

Recommandation n° 11 (Ministère de la culture) : faciliter le rapprochement entre les sociétés de l'audiovisuel public en vue de la mise en oeuvre d'une plateforme numérique commune valorisant les contenus de chacune d'entre elles.

Il est évident que cette plateforme ne viserait pas à concurrencer les géants américains, dont les capacités d'investissement dans la création (33 milliards de dollars attendus en 2022 pour Disney +, 19 milliards de dollars pour Netflix) dépassent très largement les seuls moyens de France Télévisions (500 millions d'euros). Une piste avancée par les producteurs indépendants auditionnés par le rapporteur spécial pourrait consister en un rapprochement des médias de services publics européens en vue de la création d'une plateforme commune, sous l'égide de l'Union européenne de radio-télévision, dont la présidence est assumée jusqu'en 2023 par Mme Ernotte Cunci. Cette plateforme pourrait en effet avoir la taille critique pour concurrencer les géants américains, en offrant des contenus tendant à valoriser une exception culturelle européenne.

Recommandation n° 12 (France Télévisions, Ministère de la culture) : Promouvoir à l'échelle européenne une plateforme de contenus produits par les médias de service publics, destinée à concurrencer l'hégémonie américaine.


* 21 Décision n° 19-DCC-157.

* 22 À l'heure du numérique, la concentration des médias en question ? - Tome II du Rapport n° 593 (2021-2022) de M. David Assouline, fait au nom de la commission d'enquête Concentration dans les médias, 29 mars 2022.

* 23 Le rapporteur spécial a entendu le 24 mars 2022, quelques heures avant la publication du communiqué de presse, les représentants de la société SALTO qui lui avaient indiqué ne disposer d'aucune information sur une éventuelle sortie...

* 24 Le nom avait été avancé par Delphine Ernotte Cunci, présidente - directrice générale de France Télévisions dans le projet stratégique présenté à l'appui de sa candidature en vue du renouvellement de son mandat en 2020.

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