En outre, la gouvernance de la politique d'innovation a été éclatée entre plusieurs ministères et plusieurs agences, ce qui a affaibli la cohérence interne de la politique de l'innovation.
Selon Bruno Sportisse, l'organisation de la politique d'innovation au travers d'appels à projets a également les inconvénients suivants : « Aucun acteur n'a à prendre la responsabilité de l'exécution opérationnelle et de la garantie des résultats. » En outre, « cela renforce la culture de recherche de financement et non de l'impact ». In fine , « cela entraîne des comportements de type : "take the money and run" ». 3
Les investissements réalisés dans le domaine des énergies renouvelables illustrent cette problématique. Le comité de surveillance des investissements d'avenir 4 a regretté que l'ensemble des énergies renouvelables aient été financées de manière indifférenciée, sans qu'un arbitrage technologique ait été réalisé au préalable, fondé sur une analyse des capacités d'industrialisation, des analyses de marché ou sur la stratégie énergétique de la France.
La politique d'innovation française donne ainsi le sentiment d'une superposition de briques successives qui ne permettent pas de construire
1 Audition du 16 février 2022.
2 Audition du 16 février 2022.
3 Audition du 16 février 2022.
4 Rapport précité : « Le programme d'investissements d'avenir : un outil à préserver, une ambition à refonder ».
un mur en l'absence d'un architecte ayant dessiné le plan et contrôlant sa bonne exécution.
c) Une profusion d'instruments qui nuit à la lisibilité de la politique d'innovation
Au-delà de la multiplication des appels à projets, la politique de soutien à l'innovation s'est traduite par une inflation des dispositifs . En 2016, la commission nationale d'évaluation des politiques publiques 1 rappelait que leur nombre était passé de 30 à 62 entre 2000 et 2015 et concluait : « [La multiplication des instruments] pose cependant un problème d'allocation des moyens et de pilotage : il est difficile de penser que l'État a la capacité de piloter de manière cohérente un ensemble de 62 dispositifs. »
Le dispositif de soutien à l'innovation finit par devenir illisible pour les bénéficiaires potentiels qui peinent à s'adapter à une succession trop rapide d'instruments trop nombreux.
L'une des principales conséquences de la complexité de l'écosystème français de soutien à l'innovation est un manque de recours aux aides et dispositifs existants par des entreprises innovantes pourtant éligibles , comme l'indique Anne Lauvergeon, co-présidente de la commission innovation du Medef : « C'est un élément qui nous rapproche beaucoup de la CPME : 80 % des aides à l'innovation vont à 20 % des entreprises françaises, c'est-à-dire que beaucoup de PME considèrent que ces aides ne leur sont pas destinées. Toute complexité supplémentaire ne ferait que les écarter encore un peu plus. Pour attirer des PME, il faut leur montrer que ce monde est aussi le leur, en simplifiant encore plus le système » 2 .
En revanche, certains acteurs s'organisent à cette fin et tirent profit de la multiplicité des canaux de soutien. Cette pratique n'est pas condamnable en soi, mais elle peut s'accompagner d'un détournement des objectifs de l'action publique, qui, au lieu d'orienter les comportements, peut favoriser les chasseurs de primes .
Bruno Bonnel s'en est inquiété lors de son audition : « Beaucoup de personnes, notamment des consultants, sont à l'affût, dès que nous publions un appel d'offres. En parallèle, sur certains dossiers récurrents, on observe que 60 % des mêmes acteurs reçoivent les budgets : il faut absolument casser cette logique » 3 .
d) Une politique de l'innovation encore trop marquée par le saupoudrage
L'innovation dans le secteur des deep tech non seulement exige des moyens financiers massifs en raison des coûts élevés des outils de production, mais ces derniers doivent être mobilisés rapidement dans la mesure où la création de valeur se concentre sur les acteurs les plus avancés
1 Commission nationale d'évaluation des politiques publiques, Quinze ans de politiques d'innovation en France , janvier 2016.
2 Audition du 2 mars 2022.
3 Audition du 8 mars 2022.
selon l'adage « the winner takes all » . Compte tenu des capacités financières limitées de la France, « il faut donc choisir et renoncer » comme l'a indiqué Franck Mouthon 1 , président de France Biotech.
Or la France a du mal à mettre en pratique cette stratégie, comme en témoignent les deux exemples suivants.
Évoquant la sélection des projets de maturation dans le domaine de la santé, Franck Mouthon a regretté qu'« en France, nous nous inscriv[i]ons souvent dans une dimension de transfert de technologie avec une volonté chiffrée de "créer de la boîte" : on éparpille les actifs et on ne consolide pas les portefeuilles. ...] Ne vaut-il pas mieux financer un gros projet que trois petits et se concentrer sur la valeur et la maturité d'un projet pour attirer des financements précoces, en particulier dans la phase d'amorçage ? Il faut en effet être rapide dans les tours de table pour pouvoir faire face à la concurrence américaine ou allemande ».
Le nombre élevé de stratégies d'accélération 2 retenu par le Gouvernement dans le PIA 4 soulève également des interrogations. Conscients que les trois premiers PIA couvraient un nombre trop élevé d'actions, les pouvoirs publics ont missionné en 2019 une commission d'experts pour identifier 5 à 10 marchés émergents à forts enjeux de compétitivité. 22 marchés émergents ont été identifiés dont 10 prioritaires sur lesquels la France a le potentiel pour jouer le rôle de leader. Ce rapport a servi de base à la définition des stratégies d'accélération. Toutefois, à l'heure actuelle, 16 stratégies d'innovation ont été retenues et 2 sont en cours d'élaboration. Cette inflation des stratégies d'accélération interroge sur la capacité réelle à concentrer les moyens de soutien public sur un petit nombre de priorités .
e) Une évaluation à la fois trop pesante et inefficace
Marquée par une forte aversion au risque et la peur de se tromper, la politique de l'innovation en France se caractérise par une culture de l'évaluation théorique ex ante , qui a été largement critiquée par l'ensemble des intervenants.
D'abord, le formalisme attaché à l'élaboration des appels à projets et au processus de sélection fait perdre un temps précieux et pénalise la France face à des concurrents plus agiles . André Loesekrug-Pietri a ainsi expliqué avoir créé son association par réaction à cette lenteur des administrations, dont les méthodes sont « à l'inverse de ce qu'il faut faire » :
« Les appels à projets durent jusqu'à 18 mois, dans un monde où la plupart des
1 Audition du 23 mars 2022.
2 Les stratégies d'accélération sont ciblées sur des secteurs technologiques dans lesquels la France est en capacité de se positionner comme leader. Elles mobilisent l'ensemble des leviers pour constituer une filière compétitive (de la formation initiale au financement des projets innovants, en passant par l'accompagnement des dirigeants) afin de donner aux entreprises françaises les moyens de devenir leaders dans leur secteur d'activité et d'assurer la souveraineté économique de la France.
cycles technologiques durent de 3 à 9 mois. On peut avoir raison quand on lance l'appel mais on a souvent tort à son issue » 1 .