B. LA « GUERRE DES FONDS MARINS » : SCIENCE-FICTION OU RÉALITÉ ?

« Dissuader, protéger, connaître et anticiper, intervenir, prévenir », « afin d'assurer la sécurité des Français sur toutes les mers du monde » : telles sont les missions de la marine nationale, à la fois ancrées dans l'histoire et tournées vers l'avenir, en constante évolution pour s'adapter aux mutations des risques et menaces.

Depuis quelques années, la dégradation du contexte stratégique et le développement de capacités d'accès et d'intervention à de grandes profondeurs tendent à faire de l'océan profond, autrefois inaccessible, un terrain possible de conflictualité et un enjeu de souveraineté et de défense à part entière.

Ce constat a conduit le ministère des armées à présenter, en février 2022, une stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, fondée sur le rapport d'un groupe de travail 111 ( * ) qui en détaille les ambitions et les moyens.

La prochaine loi de programmation militaire devra prendre toute la mesure de ce nouvel enjeu, en intégrant pleinement sa dimension ultramarine et en tirant parti des savoir-faire de l'industrie française.

1. Une concurrence croissante dans le silence des abysses
a) Des enjeux de souveraineté multiples

L'Actualisation stratégique publiée en 2021 par le ministère des armées introduit dans l'analyse des menaces la notion de « seabed warfare », la guerre des fonds marins, considérés comme un nouveau « terrain de rapports de force ».

Avec l'espace et le cyber, la mer est en effet l'un des trois espaces communs qui sont aujourd'hui les nouvelles frontières d'un monde terrestre presque entièrement connu par ailleurs et déjà largement exploité. Étant opaques, lointains, difficiles à surveiller, les fonds marins sont des terrains possibles pour des stratégies hybrides « c'est-à-dire combinant des modes d'action militaires et non militaires, directs et indirects, légaux ou illégaux, mais toujours ambigus, conçus pour rester sous le seuil estimé de riposte ou de conflit ouvert » 112 ( * ) .

Les stratégies de déni d'accès, l'utilisation possible de l'océan profond à des fins militaires (pour le renseignement, voire l'armement) sont autant de remises en cause du droit international, et notamment des principes fondamentaux que sont la liberté en haute mer, la non-appropriation des fonds marins de la zone internationale, et l'exercice de droits souverains des États dans leurs ZEE. Le risque est que le « fait accompli » ne se substitue au droit, et qu'à terme des stratégies d'usure ne remettent en cause des équilibres régionaux.

La maîtrise des fonds marins, c'est-à-dire leur connaissance et la capacité à surveiller et agir à de grandes profondeurs, recouvre de multiples enjeux de souveraineté :

- Préserver la liberté d'action de nos forces navales, selon le droit international en vigueur.

Cette liberté est particulièrement vitale pour la marine française, présente dans tous les océans, et qui met en oeuvre la composante océanique de la dissuasion nucléaire.

En outre, une meilleure connaissance de la cartographie des fonds marins est un facteur d'autonomie stratégique (elle permettrait par exemple de trouver des solutions alternatives à la radionavigation GPS).

- Être capable de récupérer des épaves et débris sensibles (aéronefs, navires, armements tirés en mer...).

Il s'agit d'éviter que ces débris ne tombent entre les mains d'autres puissances, concurrentes ou adverses. En mars 2022, la marine américaine a ainsi récupéré, par 3 800 m de fond, un F35C accidenté quelques semaines auparavant en mer de Chine. En 2021, c'est un F35B britannique qui a été récupéré au fond de la Méditerranée.

La France a, quant à elle, localisé en 2019 l'épave du sous-marin La Minerve qui disparut en Méditerranée en 1968. Les moyens d'une société américaine ( Ocean infinity ) ont permis de la repérer à 2 400 m de fond.

« C'est à l'occasion des opérations de recherche de l'épave du sous-marin Minerve que nous avons pris conscience du décrochage capacitaire subi ces dernières années dans ce domaine. Les moyens de l'État - c'est-à-dire ceux de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER), ceux de la Marine nationale, etc. - ne permettaient d'explorer que 2 milles nautiques carrés par jour. Nous avons donc dû avoir recours à une société américaine qui en couvrait 60 par jour. Pour une puissance mettant en oeuvre des sous-marins nucléaires d'attaque ou lanceurs d'engins, disposer de capacités d'intervention et de sauvetage sur les fonds marins fait partie des outils de crédibilité. » 113 ( * )

Épave du sous-marin La Minerve (à -2400 m)

- Préserver la liberté du commerce mondial dont 90 % est maritime.

Près de 75 % du commerce extérieur de l'Union européenne s'effectue par voie maritime. La remise en cause du droit international et l'utilisation des fonds marins à des fins militaires ne pourraient que nuire à ce commerce devenu vital avec la mondialisation.

- Protéger des réseaux d'infrastructures sous-marines dont l'importance est cruciale pour l'économie.

Il s'agit notamment :

• des câbles sous-marins de communication, par lesquels transitent 98 % des données numériques au plan mondial ;

• des flux d'hydrocarbures passant par des canalisations posées au fond des mers ;

• des infrastructures offshore qui jouent un rôle crucial dans l'approvisionnement en pétrole et en gaz, avec notamment une part de 30 % dans la production mondiale de pétrole.

• et des câbles sous-marins de transport d'énergie électrique qui se développent et ont vocation à se multiplier avec le développement des énergies marines renouvelables.

- Protéger les ressources naturelles des fonds marins de notre ZEE, et de la zone internationale, conformément au droit en vigueur.

Ces ressources constituent un patrimoine qui suscite un intérêt croissant de la part d'acteurs publics et privés.

- Protéger des écosystèmes riches et mal connus, dont la fonction dans les grands équilibres terrestres est essentielle et qui sont consubstantiels aux modes de vie et à la culture des populations du littoral.

Les recherches menées au cours des dernières décennies ont révélé la richesse de la biodiversité des grands fonds marins, qui jouent très probablement un rôle majeur dans la régulation des océans, de la biomasse, et du climat. Il s'agit plus généralement de protéger un environnement marin dont le rôle est central dans les économies locales et souvent aussi dans les représentations culturelles des populations du littoral et des îles.

b) Les câbles sous-marins de communication, talon d'Achille de la révolution internet ?

La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine a fait craindre d'éventuelles opérations de sabotage qui pourraient être menées par la Russie contre des câbles sous-marins, pour répondre aux sanctions économiques et à l'aide militaire que les occidentaux fournissent à l'Ukraine, tout en restant sous le seuil du conflit armé avec les pays de l'OTAN.

La très grande majorité de nos flux « immatériels » repose en effet sur l'intégrité d'infrastructures physiques bien tangibles, les câbles sous-marins de communication, qui existent depuis les années 1850 et continuent à assurer la très grande majorité des flux de données, malgré le développement des technologies spatiales.

450 câbles sous-marins assurent le transit de 98 % des données numériques dans le monde. Une vingtaine de câbles desservent l'Hexagone et 26 sont actifs outre-mer. Dans ce réseau mondial très hétérogène, la France constitue un « hub » pour l'Europe. Pour les outre-mer, la question de la résilience se pose, en raison du faible nombre de câbles qui les desservent et des risques pesant sur ces câbles.

Les câbles sous-marins de communication : un réseau hétérogène

Source : https://www.submarinecablemap.com/

Les câbles sous-marins sont soumis à des risques de plusieurs types :

- Des risques d'accident : Les dommages observés résultent majoritairement d'interactions avec des ancres de navires ou des filets de pêche. Ainsi par exemple, la Somalie a subi une panne d'internet de plusieurs semaines en 2017, en raison de la rupture de son seul câble international de communication, accidentellement coupé par l'ancre d'un navire de commerce.

- Des risques naturels (volcans, séismes, tsunamis) : les îles sont particulièrement vulnérables à ces risques naturels, auxquels on peut ajouter ceux que fait peser le réchauffement climatique qui cause une montée des eaux. Les îles Tonga ont ainsi été déconnectées de l'internet mondial pendant plusieurs semaines à la suite de l'éruption volcanique du 15 janvier 2022.

- Des risques de vol : les câbles de communication sont constitués de fibres optiques insérées dans une armature métallique. La présence de cuivre entraîne des vols, à terre comme en mer. En 2007, des pêcheurs vietnamiens, autorisés à récupérer d'anciens câbles sous-marins, ont également prélevé des dizaines de kilomètres sur un câble actif, privant une partie du Vietnam de communications internationales. Le réseau peut ainsi être mis à mal par des acteurs privés ne disposant d'aucune technologie particulièrement sophistiquée ;

- Des risques de malveillance (dégradations, espionnage). Les câbles sont plus vulnérables à terre, mais se prêtent à des actions discrètes, non attribuables, en mer, tels que de faux « accidents » d'ancrage.

Le risque principal est celui d'une atteinte à l'intégrité des infrastructures qui assurent l'essentiel des flux de données mondiaux, causant une interruption ou une dégradation du service.

Mais d'autres objectifs pourraient également être visés, notamment l'écoute et le piratage de données . Edward Snowden a ainsi révélé en 2013 que la NSA ( National security agency ) américaine surveillait les câbles sous-marins. En 2021, des journalistes danois ont affirmé que les États-Unis auraient écouté des dirigeants européens, avec la complicité des services secrets danois qui leur aurait ouvert l'accès à des câbles sous-marins. L'écoute paraît toutefois, à l'heure actuelle, plus plausible en milieu terrestre que dans les fonds marins.

Par ailleurs, dans le domaine militaire, les fibres optiques permettent de détecter des séismes d'amplitude très faible, ce qui leur donnerait aussi la faculté de détecter le passage de sous-marins 114 ( * ) .

La plupart des incidents recensés sur les câbles sous-marins ont une cause naturelle ou accidentelle bien identifiée. D'autres sont plus ambigus. Le 7 janvier dernier, par exemple, une section de câble sous-marin a été endommagée au large de l'archipel norvégien du Svalbard à une profondeur de 2 700 m. Un autre incident du même type avait eu lieu en novembre 2021 dans l'archipel des Lofoten.

Au cours des années récentes, la Russie et la Chine ont semblé s'intéresser de près aux routes suivies par les câbles sous-marins de communication. Ainsi, le navire océanographique russe Yantar, collecteur de renseignement, est régulièrement repéré sur la route de câbles sous-marins. Des navires chinois se livrent également à des activités suspectes au-dessus de câbles sous-marins. Des câbles ont été endommagés dans des circonstances mal élucidées. Des navires masquent régulièrement leurs positions, ce qui suscite des interrogations sur leurs activités.

Une centaine d'incidents sont répertoriés chaque année , toutes causes confondues, nécessitant des réallocations de flux et des réparations sur place.

Dans ce contexte, la redondance des capacités, c'est-à-dire le fait d'être alimenté par plusieurs câbles, et non pas un câble unique, est un enjeu de sécurité essentiel. Cette redondance est assurée en France métropolitaine mais elle est plus fragile voire parfois inexistante dans les outre-mer. La Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna, Saint-Pierre et Miquelon ne sont, en effet, reliés que par un câble.

Câbles sous-marins de communication outre-mer

Océan Atlantique

Nombre de câbles internationaux actifs

Nombre de câbles en projet

Guadeloupe

3

Guyane

2

1 (2024)

Martinique

4

Saint-Barthélemy

3

Saint-Martin

3

Saint-Pierre et Miquelon

1

Océan Indien

La Réunion

3

Mayotte

3

Océan Pacifique

Nouvelle-Calédonie

1

1 (2022)

Polynésie française

2

Wallis et Futuna

1

Source : https://www.submarinecablemap.com/

Des risques pèsent également sur la réalisation des projets câbliers . Si la pose de câbles dans les ZEE est libre, en application de l'article 58 de la convention des Nations unies sur le droit de la mer, l'obtention d'autorisations dans les eaux territoriales est un processus souvent long et complexe, notamment aux États-Unis, en raison de la multiplicité des acteurs compétents.

Certains États mettent en place des lois dites de « cabotage » restreignant l'activité de pose des câbles aux navires battant leur pavillon.

La sécurité des infrastructures sous-marines pose également des questions de souveraineté industrielle et numérique .

Le maintien d'une capacité industrielle française dans le domaine des infrastructures sous-marines est un impératif. Le leader mondial de la réalisation, de l'installation et la maintenance des câbles sous-marins est Alcatel submarine Networks (ASN), entreprise française appartenant au groupe finlandais Nokia. Orange Marine, l'opérateur maritime au service des infrastructures d'Orange, est également un acteur important. Les acteurs du secteur sont peu nombreux. Ils ont un rôle stratégique et sont confrontés à une concurrence croissante de la part d'acteurs qui bénéficient souvent d'un soutien public dans leur pays.

La question de la souveraineté numérique reste non résolue . Les révélations d'Edward Snowden en 2013 ont entraîné une prise de conscience, mais sans effet réel. Les câbles sont généralement la propriété d'acteurs privés. La majorité des investissements est aujourd'hui réalisée par les géants d'internet, notamment sur le réseau transatlantique, avec la mise en service de câbles de très grande capacité.

Ainsi, par exemple, le câble « Dunant », financé par Google, a été activé en 2021 entre Virginia Beach aux États-Unis et Saint-Hilaire-de-Riez en France. Le câble « Amitié », qui doit devenir actif en 2022, appartient quant à lui à un consortium constitué de Facebook (Meta), Microsoft, Aqua Comms, Orange et Vodafone. Il reliera Lynn aux États-Unis à Le Porge en France (et Bude au Royaume-Uni).

Aujourd'hui le domaine des câbles sous-marins obéit à une logique purement commerciale qui n'intègre pas les aspects souveraineté ou sécurité. Les enjeux économiques sont importants - le SGMer a d'ailleurs entrepris de rationaliser les procédures administratives afin de renforcer l'attractivité du territoire français en matière de câbles sous-marins de communication 115 ( * ) .

Dans ce contexte, si l'autonomie de la France seule paraît utopique, d'autant plus qu'elle occupe cette position de « hub » précédemment évoquée, il serait souhaitable que l'Union européenne prenne l'initiative de développer un réseau souverain de câbles pour le raccordement de ses États membres.

c) Une concurrence croissante

Comme le souligne le rapport du groupe de travail sur la stratégie de maîtrise des fonds marins du ministère des armées, toutes les grandes puissances militaires développent aujourd'hui des capacités de surveillance et d'intervention dans les fonds marins . Pour les États-Unis et la Russie, le seabed warfare était déjà une réalité pendant la guerre froide.

Ces programmes s'inscrivent, plus généralement, dans le cadre d'un réarmement naval, avec de plus en plus de pays souhaitant affirmer leur présence sur (et sous) les océans. L'investissement de la Chine est particulièrement impressionnant puisque ce pays met à l'eau, tous les quatre ans, l'équivalent de la marine française.

Certains de ces programmes connaissent d'ailleurs des aléas. Ainsi, d'après des informations publiées sur internet 116 ( * ) , le programme américain de drone multi-missions de grande taille Snakehead , conçu pour être déployé depuis un sous-marin, qui a démarré il y a quatorze ans, semble en voie d'être abandonné, ce qui montre la difficulté à concevoir ces objets complexes relevant encore très largement de la recherche et de l'expérimentation.

Plus proche de notre format et de nos préoccupations, le Royaume-Uni souhaite s'équiper d'un navire équipé d'engins capables d'intervenir dans les grandes profondeurs pour surveiller et protéger ses câbles sous-marins. Avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine, le chef d'état-major britannique s'était déclaré particulièrement inquiet de l'augmentation de l'activité des Russes dans les fonds marins et de la menace que ferait peser la Russie sur les infrastructures sous-marines de communication sur lesquelles repose le système économique et financier mondial.

Fonds marins : des stratégies convergentes

Russie

Créée en 1965, la Direction principale pour la recherche en grande profondeur (GUGI) est directement rattachée à l'état-major des armées russes. Elle réunit tous les moyens d'investigation et d'intervention sur les fonds marins jusqu'à une profondeur de 7 000 m et met en oeuvre un panel complet de moyens comprenant des sous-marins d'intervention opérant à partir d'autres sous-marins « porteurs », des navires hydrographiques et océanographiques, mais aussi des mini-sous-marins habités, des AUV et des ROV (...).

À un horizon plus prospectif, la Russie mise sur le développement de drones lourds pour assurer certaines missions de lutte sous la mer, principalement dans les nouveaux espaces maritimes du Grand Nord. Les systèmes de propulsion à base de pile à combustible ou d'énergie nucléaire permettront aux drones de naviguer plus d'un mois (...).

Enfin, en mars 2018, le président Poutine a annoncé le développement du système Poséidon, une torpille à propulsion nucléaire qui aurait l'autonomie d'un drone et qui porterait une charge nucléaire (...).

Chine

La Chine développe des projets qui témoignent de son intérêt pour l'exploitation des fonds marins à des fins militaires. Elle investit massivement dans la recherche scientifique marine à travers un programme de collecte de données océaniques dont les finalités sont l'exploitation des ressources naturelles, le soutien du développement des capacités navales militaires et la diplomatie maritime.

Depuis mars 2018, le Ministère des ressources naturelles et la Chinese academy of sciences sont devenus les principaux acteurs chinois dans la recherche océanographique hauturière. En raison d'un investissement massif, le nombre de navires et le rythme de leurs activités n'ont cessé de progresser. Ces entités possèdent leurs propres capteurs et auraient la capacité de mettre en oeuvre des sous-marins d'intervention habités, mais aussi des ROV, des AUV et des gliders . La Chine dispose aussi de la Flotte d'étude géologique chinoise dont la vocation est l'exploration des ressources sous-marines dans les zones revendiquées.

Depuis 2015, un important projet de réseau de détection sous-marine nommé « Grande Muraille sous-marine » est testé. Il s'agit d'un réseau d'infrastructures de surveillance sous-marine et de renseignement.

Concernant la recherche et l'intervention sous la mer, la robotique navale chinoise est en plein essor. D'ici 2025, la Chine envisage d'acquérir une flotte de drones civils capables d'explorer les fonds marins et de collecter des données scientifiques. En 2019, les premiers drones lourds chinois HSU-001 ont été présentés à l'occasion d'un défilé militaire.

États-Unis

Les États-Unis possèdent une solide expérience des opérations conduites sur, et depuis le fond des mers. Le réseau historique SOSUS (SOund Surveillance System), réseau américain d'hydrophones passifs destiné à la détection des sous-marins et navires a notamment fourni du renseignement acoustique de qualité sur les activités navales soviétiques.

La marine américaine met notamment en oeuvre une flotte de deux câbliers et six navires océanographiques. Ils possèdent tous de puissants sondeurs multifaisceaux et peuvent mettre en oeuvre des AUV capables d'opérer jusqu'à 6 000 m (AUV de type Hugin-6000 et AUV de type Remus-6000) et une combinaison de ROV pouvant atteindre 4 000 m (ROV de type Hercules et Sea Horse) et 6 000 m (ROV de type CURV-21) (...).

La marine américaine (...) développe plusieurs projets visant à :

- se doter d'une gamme complète de drones sous-marins, compatibles avec les porteurs existants ou futurs ;

- améliorer l'autonomie et l'endurance des drones sous-marins (...) ;

- imaginer des réseaux de systèmes autonomes, rapidement projetables et configurables ou des systèmes de charges utiles fixes encapsulées, capables de déployer des leurres, des armes, des noeuds de communication.

De nouvelles ambitions de maîtrise des fonds marins apparaissent également au Royaume-Uni, en Australie, en Inde ou encore au Japon.

Source : Rapport du groupe de travail sur la stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, ministère des armées, février 2022.

La « course » aux fonds marins n'est pas que le fait des États. Des entreprises du secteur gazier et pétrolier, du secteur numérique, des start-ups... sont également intéressées. Les géants d'internet sont très présents, et difficilement contrôlables. Cette émergence d'acteurs privés de toutes tailles, parfois très puissants, rappelle la montée en puissance du « new space », qui a permis aux États-Unis de réaffirmer leur leadership dans le domaine spatial au cours de la dernière décennie.

Les pays européens n'ont pris que tardivement le tournant du « new space ». Il doit en être autrement pour le « new seabed warfare ».

2. Une stratégie ministérielle à renforcer dans la prochaine LPM
a) De nouvelles capacités de surveillance et d'intervention à - 6 000m

Reconnue pour ses compétences dans le domaine de la chasse anti-mines, la France a toutefois pris du retard par rapport à ses principaux compétiteurs dans le domaine de la maîtrise des grands fonds marins.

La marine ne dispose en propre d'aucun équipement capable d'atteindre 6000 m . Elle possède deux ROV dont l'un atteint 1 000 m (Ulisse) et l'autre 2 000 m.

La marine peut néanmoins mettre en oeuvre les moyens de l'Ifremer , qui permettent d'atteindre - 6 000 m : le Nautile, qui est un engin habité, le ROV Victor 6 000, et le nouvel AUV Ulyx.

En février 2022, le Nautile de l'Ifremer a ainsi été mis à disposition de la marine nationale dans le cadre d'une démonstration de reconnaissance et de surveillance d'un câble sous-marin au large des côtes françaises, à une profondeur de -2 152 m, dans le cadre de l'opération Eledone .

Opération Eledone de reconnaissance et surveillance d'un câble sous-marin

Source : Marine nationale

https://www.youtube.com/watch?v=McXAmCWS9t4

L'actualisation de la programmation militaire à laquelle le ministère des armées a procédé en 2021, doit permettre l'acquisition d'une première capacité exploratoire constitué d'un drone (AUV) et d'un véhicule télé-opéré (ROV) capables de descendre jusqu'à 6 000 mètres. De premiers essais sont envisagés fin 2022 117 ( * ) . Un montant de 11 M€ a été budgété sur la période 2022-2025, dans l'enveloppe de la LPM.

À la suite de l'actualisation de la programmation militaire, la ministre et le chef d'état-major des armées ont présenté, en février 2022, la nouvelle stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins. Celle-ci prévoit l'acquisition d'équipements spécifiques pour mieux connaître, surveiller et agir jusqu'à 6 000 m de fond, ce qui permettra de couvrir 97 % des fonds marins .

L'objectif des 6 000 m doit être atteint grâce aux AUV et aux ROV déjà mentionnés, qui seront développées en cohérence avec deux autres programmes de la marine, déjà en cours de développement :

- Le programme de système de lutte anti-mines du futur (SLAM-F) , dont la première phase est en cours de réalisation, qui comporte des systèmes de drones sous-marins et de surface, afin de pouvoir mener des opérations de luttes anti-mines à distance. Ce programme est conduit en coopération avec le Royaume-Uni ;

- Le programme de capacité hydrographique et océanographique future (CHOF) qui renouvellera la flotte des bâtiments hydrographiques à l'horizon 2027-2028.

Ces deux programmes permettront à la marine de monter en compétence dans le domaine des drones sous-marins, et de l'intelligence artificielle, et de relever les défis associés en termes de ressources humaines et de soutien.

Toutefois, alors que la LPM prévoyait le lancement du programme CHOF en 2023, et la livraison d'un premier bâtiment en 2025, puis d'un second avant 2030, l'actualisation de la programmation militaire à laquelle le ministère a procédé en 2021 a acté un retard d'un an, en contradiction avec le nouvel élan donné à la politique des fonds marins. Le programme doit désormais être lancé en 2025 et livré à compter de 2027.

Bâtiments hydro-océanographiques de la marine

La marine possède un bâtiment hydro-océanographique (BHO), le Beautemps-Beaupré (3 300 t), mis en service en 2003, et 3 bâtiments hydrographiques (BH), mis en service en 1988 (le Lapérouse, le Borda et le Laplace, 980 t chacun).

La loi de programmation militaire 2019-2025 118 ( * ) a prévu le remplacement des trois BH par deux BH de nouvelle génération (NG) dans le cadre du programme de capacité hydrographique et océanographique future (CHOF). Ces BH-NG seront équipés de drones sous-marins et de surface.

La flotte hydro-océanographique est mise oeuvre par le SHOM, qui bénéficie par ailleurs du navire océanographique Pourquoi pas ? (6 000 t), en partage avec l'Ifremer.

De premières expérimentations ont été menées avec plusieurs types de drones. Fin 2021, un drone Hugin 6 000m de la société norvégienne Kongsberg , a été testé depuis le bâtiment océanographique Beautemps-Beaupré.

Les nouvelles capacités à - 6 000 m seront acquises en deux phases :

- à partir de 2023, une capacité exploratoire constituée d'un AUV et d'un ROV doit permettre à la marine de disposer d'une première capacité de surveillance et d'intervention, tout en menant des travaux d'évaluation et d'expérimentation. Cette capacité exploratoire pourrait être acquise « sur étagère » ;

- à l'horizon 2025, une capacité « grands fonds » pérenne devrait être acquise « en lien avec l'industrie française » 119 ( * ) .

Un corpus doctrinal adapté sera élaboré pour la mise en oeuvre de ces capacités « grands fonds » qui seront donc développées en cohérence avec les programmes SLAM-F et CHOF.

b) Un tournant à confirmer dans la prochaine LPM en lien avec l'industrie française

- En premier lieu , la capacité « grands fonds » pérenne doit être suffisamment dimensionnée pour pouvoir couvrir, en fonction des besoins, une ZEE qui est la deuxième mondiale. La nouvelle capacité servira à sécuriser nos approches maritimes métropolitaines. Elle sera projetable en opération extérieure. Elle devra également pouvoir être projetée outre-mer, dès 2028 , dans le cadre de la feuille de route proposée par la stratégie ministérielle :

- Acquisition d'une première capacité exploratoire à l'horizon 2025 constituée d'un AUV 6 000m et d'un ROV 6 000m ainsi que d'un AUV 3 000m et un ROV 3 000m ;

- Acquisition à l'horizon 2028 d'un complément constitué d'un AUV 6 000m, d'un ROV 6 000m, d'un AUV 3 000m et d'un ROV 3 000m.

- Réflexion sur un troisième incrément constitué d'AUV 6000 m complémentaires pour répondre à des urgences éventuelles et d'une plateforme dédiée.

Par ailleurs, l'acquisition de cette capacité doit se faire en cohérence avec le renouvellement en cours des flottes outre-mer :

- 4 bâtiments de soutien et d'assistance outre-mer (BSAOM) sont venus remplacer les bâtiments de transport léger (Batral), avec toutefois des capacités différentes (non amphibies) ;

- 3 patrouilleurs Antilles-Guyane (PAG) ont été mis en service ;

- 6 patrouilleurs outre-mer (POM) devraient être livrés d'ici à 2025. Ils seront stationnés en Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et à la Réunion. Il n'est pas prévu, pour le moment, que ces patrouilleurs soient dotés de capacités sous-marines.

- Les six frégates de surveillance, dont le retrait est prévu à compter de 2030, doivent être remplacées dans le cadre du programme European Patrol Corvette, qui est un programme de la Coopération structurée permanente de l'Union européenne, réunissant l'Italie, la France, la Grèce et l'Espagne. Les capacités militaires des nouvelles frégates seront supérieures à celles des bâtiments actuels, notoirement sous-dimensionnés pour répondre au contexte de compétition/confrontation croissante qui se manifeste sur tous les océans et notamment dans le Pacifique.

Il est indispensable que les navires issus de ce programme puissent intégrer, dès leur conception, des capacités d'AUV/ROV grands et moyens fonds, de la même façon qu'ils intégreront des drones aériens.

La stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins fait de la protection des approches maritimes métropolitaines la priorité, l'engagement des nouvelles capacités « grands fonds » dans les territoires d'outre-mer et en opération extérieure ne devant intervenir que dans un second temps.

Ce second temps doit néanmoins être préparé, en lien avec le renouvellement de la flotte outre-mer, et budgété dans la prochaine LPM.

Au regard du contexte géopolitique, les moyens déployés outre-mer sont notoirement sous dimensionnés , notamment dans l'Océan Indien et dans le Pacifique, où la Chine est de plus en plus présente. Quant à la Russie, elle vient de signer un accord de coopération militaire avec Madagascar (qui, pour mémoire, revendique les îles Éparses), dans une région confrontée à une insécurité croissante et au fondamentalisme islamique (Mozambique).

Comme l'a indiqué un rapport récent de la délégation sénatoriale à l'outre-mer 120 ( * ) , les forces outre-mer ont été « systématiquement placées au bas de la liste des priorités des armées ». Le renouvellement des flottes de patrouilleurs, puis celle programmée des frégates de surveillance, dans le cadre du programme EPC, doivent inverser la tendance. La maîtrise des fonds marins doit s'intégrer à un vaste plan de renforcement de nos capacités outre-mer et de réaffirmation de la présence et de la souveraineté de la France dans des océans de plus en plus convoités.

Dans le domaine des fonds marins, si la stratégie ministérielle va dans le bon sens, il s'agit de ne pas se limiter à une capacité échantillonnaire expérimentale mais d'être véritablement efficace pour mieux connaître, surveiller et agir dans tous les océans où la France est présente .

Source : ministère des armées (2022)

Forces de souveraineté : moyens maritimes actuels

Antilles (FAA)

La base navale implantée dans le Fort Saint Louis à Fort-de-France accueille :

• Les frégates de surveillance (FS) Ventôse et Germinal ;

• Le patrouilleur Antilles Guyane (PAG) La Combattante ;

• Le bâtiment de soutien et d'assistance outre-mer (BSAOM) Dumont D'Urville ;

• Le remorqueur portuaire côtier Maïto ;

Le patrouilleur côtier de la gendarmerie maritime (PCG) Violette est basé en Guadeloupe.

Guyane (FAG)

Base navale de Dégrad des Cannes :

• deux patrouilleurs P700 Antilles Guyane ;

• deux vedettes côtières de surveillance maritime de la gendarmerie maritime ;

• une embarcation relève-filets (ERF) ;

Mayotte-La Réunion (FAZSOI)

À La Réunion:

• la base navale de Port des Galets, qui assure le soutien des bâtiments affectés à La Réunion et constitue leur port d'attache

• un bâtiment multi-missions : le « Champlain »

• deux frégates de surveillance : le « Nivôse » et le « Floréal », embarquant un hélicoptère Panther (aéronef présent et ayant ses locaux techniques basés sur le Détachement air 181) ;

• un patrouilleur polaire : « L'Astrolabe » , appartenant aux TAAF ;

• un patrouilleur : le « Malin »

À Mayotte:

• la base navale de Mayotte, dont la mission principale est d'assurer la permanence de la lutte contre l'immigration clandestine, assure le soutien des bâtiments affectés à Mayotte et constitue leur port d'attache ;

• deux vedettes côtières de surveillance maritime : le Verdon et l'Odet ;

• un intercepteur semi-rigide : le Vetiver

• un chaland de transport de matériel : le CTM13 ;

• un remorqueur pousseur de 10 tonnes : le Morse.

Nouvelle-Calédonie (FANC)

Base navale de Nouméa :

• la frégate de surveillance Vendémiaire embarquant un hélicoptère Alouette III de la 22S ;

• un patrouilleur P400 La Glorieuse ;

• une vedette de la gendarmerie maritime ;

• des éléments de protection (fusiliers marins en unité tournante) ;

• deux avions de surveillance maritime Gardian Falcon F200 (flottille 25F).

Polynésie française (FAPF)

Base navale de Papeete

• une frégate de surveillance: le Prairial embarquant un hélicoptère Alouette III ;

• un bâtiment de soutien et d'assistance outre-mer (BSAOM): le Bougainville ;

• un patrouilleur: l' Arago ;

• un patrouilleur de la gendarmerie maritime: le Jasmin ;

• deux remorqueurs portuaires et côtiers: le Manini et le Maroa .

Source : ministère des armées (2022)

- En second lieu , la France a toutes les compétences nécessaires, sur les plans scientifique et industriel, pour ne pas rater le tournant des drones sous-marins - comme elle a raté le tournant des drones aériens, ce qui l'a obligée, pour mémoire, à acquérir des drones à l'étranger, notamment les drones de moyenne altitude et longue endurance Reaper de General Atomics (dans l'attente d'un Eurodrone qui tarde à se concrétiser). L'expérience montre que des retards de ce type sont difficiles à combler, en raison de la perte de compétence induite, de l'avance technologique et de l'effet de série dont bénéficient les concurrents.

Enfin, comme cela a, du reste, été suggéré par le chef d'état-major des armées, lors de la présentation de la stratégie de maîtrise des fonds marins, l'acquisition de capacités « grands fonds » souveraines doit se faire en lien avec l'industrie française .

Recommandation

19) En matière de défense, inscrire dans la prochaine loi de programmation militaire la feuille de route suivante :

- Acquisition d'une première capacité exploratoire avant 2025 constituée d'un AUV 6 000m et d'un ROV 6 000m ainsi que d'un AUV 3 000m et un ROV 3 000m ;

- Acquisition d'ici à 2028 d'un complément constitué d'un AUV 6 000m, d'un ROV 6 000m, d'un AUV 3 000m et d'un ROV 3 000m ;

- Première projection outre-mer d'une telle capacité d'ici à 2025 et possibilité d'un troisième incrément capacitaire en fonction des retours d'expérience ;

- Remplacement d'ici à 2030 des frégates de surveillance par des navires ayant nativement la capacité de mettre en oeuvre des AUV/ROV profonds dans le cadre du programme European patrol corvette ;

- Optimisation des retombées économiques pour les territoires où ces capacités seront stationnées, grâce à un soutien décentralisé outre-mer.

- Mise à contribution et montée en puissance de la base industrielle et technologique française afin de ne pas rater le tournant des drones sous-marins comme la France a manqué, il y a quelques années, le tournant des drones militaires aériens.


* 111 https://www.defense.gouv.fr/actualites/armees-se-dotent-dune-strategie-ministerielle-maitrise-fonds-marins

* 112 Actualisation stratégique, 2021, Ministère des armées.

* 113 Audition de l'amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine, Assemblée nationale, 16 juin 2021.

* 114 Audition précitée de l'amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine.

* 115 Circulaire du 13 novembre 2020 faisant suite au Comité interministériel de la mer de décembre 2019.

* 116 https://breakingdefense.com/2022/04/navy-plans-to-sink-large-undersea-drone-program/

* 117 Audition précitée de l'amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine.

* 118 Loi n o 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025.

* 119 D'après le général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées (présentation de la stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, 14 février 2022).

* 120 Les outre-mer au coeur de la stratégie maritime nationale, Rapport d'information de M. Philippe Folliot, Mmes Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth, n° 546 (2021-2022) du 24 février 2022.

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