B. LA DÉFIANCE DE LA POPULATION

1. La responsabilité de l'État mise en cause

La contamination par la chlordécone est vécue comme un véritable scandale par la population locale 131 ( * ) .

Pour de nombreux acteurs locaux, l'autorisation de la chlordécone - et le maintien de cette autorisation - est vue comme une faute de l'État. Les risques représentés par la molécule auraient été sous-évalués, malgré l'existence de données quant à sa toxicité et l'incident de Hopewell qui a conduit les États-Unis à interdire sa production et sa commercialisation, bien que cela n'ait pas été le cas de la plupart des pays utilisateurs 132 ( * ) . Les dérogations ministérielles ayant permis l'utilisation de la chlordécone dans les bananeraies antillaises entre 1990 et 1993 malgré son interdiction en métropole accentuent ce sentiment et induisent l'idée d'un traitement différencié des populations ultramarines. Dans ce contexte, une plainte contre l'État a été déposée par plusieurs associations en 2006 pour empoisonnement, mise en danger de la vie d'autrui et administration de substance nuisible.

L'annonce le 5 janvier 2023 d'une décision de non-lieu dans le cadre de cette plainte a suscité d'importantes réactions aux Antilles. Pour beaucoup, cette décision est vécue comme injuste et incompréhensible, alors même que l'ordonnance de non-lieu souligne « une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » et que le président de la République avait annoncé en 2018 que « l'État [devait] prendre sa part de responsabilité dans cette pollution ».

2. Un sentiment exacerbé par des actions de l'État jugées défaillantes

À cela, s'ajoute la perception négative des actions mises en oeuvre par l'État pour gérer cette pollution et protéger la population, estimées insuffisantes, comme l'ont montré les interventions des représentants de l'association guadeloupéenne Vivre et du collectif martiniquais Lyannaj pou dépolyé Matinik .

Pour une part de la population antillaise, le délai entre la mise en évidence de la pollution et la mise en place des premières actions donne l'impression d'un déni de l'État vis-à-vis de la situation. Par ailleurs, plusieurs actions sont perçues comme avançant trop lentement, à l'instar de la cartographie des sols qui ne couvre - aujourd'hui encore - qu'une faible partie des territoires. Il en est de même pour les recherches sur les techniques de dépollution et pour les études concernant les effets sanitaires de la chlordécone, pour lesquelles les financements ont été insuffisants. La méconnaissance des conséquences potentielles de l'exposition induit un sentiment d'anxiété pour la population qui se sait contaminée. Ce sentiment est exacerbé par la diffusion de la contamination, qui touche l'alimentation et frappe de suspicion les aliments locaux.

Bien que des recommandations alimentaires existent pour prévenir l'exposition, elles se heurtent aux habitudes alimentaires traditionnelles et à des difficultés socio-économiques qui préviennent leur large adoption et leur pleine efficacité. Si la reconnaissance du cancer de la prostate comme maladie professionnelle constitue indéniablement un progrès, la population exposée en dehors du cadre professionnel et les travailleuses agricoles se considèrent lésés et invisibilisés par cette mesure qui ne leur permet pas de prétendre à une indemnisation. Enfin, la communication mise en place dans le cadre des plans chlordécone est perçue comme trop verticale, infantilisante et déconnectée des réalités des territoires par une partie de la population.

Par ailleurs, les conséquences induites par la pollution sur les agriculteurs, sur les marins pêcheurs, sur les pisciculteurs et sur une partie de la population qui fait face à des surcoûts en raison d'une réduction de ses capacités d'autoproduction alimentaire, ajoutent un aspect économique à cette crise sanitaire et environnementale, dans des territoires déjà marqués par la pauvreté 133 ( * ) .

L'ensemble de cette situation conduit, comme l'a indiqué Mme Chatenay-Rivauday lors de la seconde audition publique, à un « sentiment de colère, d'injustice, de défiance » parmi la population antillaise et a un impact sur la perception de l'État, passé d'« une sorte thaumaturge générateur de liberté et d'égalité dans le prolongement de l'abolition de l'esclavage » à « un organe étranger, avec lequel les populations antillaises entretiennent un rapport plus que jamais ambivalent », comme l'a exposé par le Pr Justin Daniel lors de cette même audition. Les tensions créées dans la société antillaise constitueraient même un « terrain favorable à la réactivation de représentations associées à des hiérarchies socio-raciales héritées de l'histoire et de l'esclavage », accentuées par le sentiment que l'autorisation et l'utilisation dérogatoire de la chlordécone auraient été guidées par les intérêts économiques des grands propriétaires des exploitations bananières descendant des colons 134 ( * ) .

Cette perte de confiance et ce rapport de défiance touchent par extension l'ensemble des institutions et du personnel politique, central comme local, et se traduisent par des difficultés d'adhésion aux dispositifs et aux recommandations émis par les services de l'État , comme l'a notamment illustré la faible couverture vaccinale contre la Covid-19 en Guadeloupe et en Martinique.

3. Une confiance et une communication à reconstruire

Il apparait en conséquence essentiel de mobiliser les sciences humaines et sociales afin de se saisir des problèmes sociétaux posés par la contamination à la chlordécone. En 2019, un atelier de travail sur la « chlordécone au prisme des sciences humaines et sociales », organisé à l'Université Paris Dauphine, constatait l'absence de recherches dans ce champ pluridisciplinaire - au-delà de quelques initiatives personnelles isolées -, les financements étant entièrement dirigés vers les sciences de la vie et de l'environnement 135 ( * ) .

Des efforts semblent particulièrement nécessaires pour augmenter l'adhésion aux recommandations alimentaires qui, bien qu'efficaces et connues depuis de nombreuses années, peinent à être pleinement adoptées par la population. Une telle réflexion vient d'être prise en compte dans le cadre de l'évaluation du programme JaFa par Santé publique France, dans le but d'optimiser et de développer le programme à plus grande échelle. Un comité d'acteurs locaux et nationaux explore actuellement les déterminants de la confiance dans les messages de santé publique et les leviers susceptibles d'être actionnés pour accroitre cette confiance. D'après les premiers résultats obtenus dans le cadre d'une étude qualitative, les freins reposeraient sur : « un sentiment de déni, de fatalité et de scepticisme dû à la répétition des crises sanitaires et à l'emploi généralisé des pesticides » ; « une faible légitimité des discours officiels voire une défiance vis-à-vis de la parole publique » ; « un attachement culturel fort à la pêche locale et aux pratiques culturales issues du jardin créole » ; « un découragement vis-à-vis de la difficulté de mise en pratique des recommandations » ; « un surcoût économique » . La co-construction de nouveaux messages semble dès lors primordiale pour surmonter l'ensemble de ces freins et proposer des solutions adaptées aux réalités locales.

Il parait nécessaire de repenser la communication mise en place dans le cadre des plans chlordécone , en faisant preuve de transparence sur l'état des connaissances et sur les actions menées. Dans la mesure du possible, ces dernières doivent être co-construites et impliquer la population. Des progrès doivent également être réalisés quant à la communication sur les dispositifs accessibles aux Antillais ; la sous-utilisation de l'offre ouverte pour l'analyse des sols, la chlordéconémie ou l'indemnisation des travailleurs agricoles victimes d'un cancer de la prostate semble indiquer une méconnaissance de ces mesures ou de leur utilité. Ces opérations de communication doivent s'appuyer sur l'ensemble des médias (prospectus, radio, télévision, réseaux sociaux, etc.) et mobiliser des acteurs locaux, médiateurs de confiance, pour lutter contre la défiance envers les services étatiques.


* 131 M. Ferdinand, Revue française des affaires sociales 2015, 1-2, 163 ( https://doi.org/10.3917/rfas.151.0163 ).

* 132 Ce n'est qu'en 2009 que la chlordécone sera inscrite dans la convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants (POP), interdisant son utilisation et sa production dans l'ensemble des pays signataires.

* 133 L. Audoux et al., « Une pauvreté marquée dans les DOM, notamment en Guyane et à Mayotte », Insee Première n° 1804, juillet 2020 ( https://www.insee.fr/fr/statistiques/4622377 ).

* 134 M. Ferdinand, Revue française des affaires sociales 2015, 1-2, 163 ( https://doi.org/10.3917/rfas.151.0163 ).

* 135 M. Ferdinand, « Le chlordécone au prisme des sciences humaines et sociales. Rapport scientifique du workshop organisé les 6 et 7 novembre 2019 à l'Université Paris Dauphine. », 2020 ( https://irisso.dauphine.fr/fileadmin/mediatheque/irisso/images/ACTU/Rapport_scientifique_du_workshop_Le_CLD_au_prisme_des_SHS_nov_2019_Ferdinand.pdf ).

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