B. « L'EXCÈS DE NORMES NUIT NON SEULEMENT AUX FINANCES PUBLIQUES, MAIS AUSSI À NOS LIBERTÉS », DAVID LISNARD, PRÉSIDENT DE L'ASSOCIATION DES MAIRES DE FRANCE (AMF)

Merci beaucoup. Je vais rebondir sur la présentation qui vient d'être faite, en tentant de faire passer quelques-unes des convictions que nous essayons, avec d'autres, de faire partager, mais je prêche ici des convaincus.

La problématique de la simplification s'opposant à la complication est aussi ancienne que mon engagement. Malgré tous les discours depuis des années, nous constatons cette croissance des normes et des règles. Ce qui nous paraît évident et redondant dans nos discours constitue en fait un objet hors du champ politique et médiatique qu'il est très difficile de transmettre.

J'ai publié ce matin une chronique dans le quotidien « L'Opinion », où je raconte toutes mes tentatives pour réutiliser les eaux usées de ma commune. Tout ce que je dis est vrai, mais en-dessous de la réalité à propos d'un projet pionnier il y a 10 ans.

Je souhaite remercier le Sénat pour son approche toujours proactive sur ces questions et au service des collectivités et des communes de France. Je remercie particulièrement Gérard Larcher pour son action permanente, son écoute et son respect à l'égard de l'Association des maires de France, vieille maison qui défend la liberté locale comme matrice d'une certaine idée de l'organisation des pouvoirs publics, qui génère de la prospérité, de l'efficacité, de la démocratie. Les libertés locales sont au coeur d'un modèle républicain, non antinomique avec celui de l'unité de la Nation.

Je veux saluer le travail inlassable de Françoise Gatel, présidente de cette délégation, et celui de son vice-président Rémy Pointereau. Je les remercie d'avoir pris cette initiative d'États généraux auxquels vous avez tout de suite associé l'AMF. Je salue également les représentants de toutes les communes et de toutes les associations présents ici.

Cette boulimie normative évoquée tout à l'heure dans le cadre de cette enquête très intéressante est quantifiable, pas toujours facilement, mais tout le monde peut constater que le Code de l'environnement est passé en 10 ans de 100 000 à un million de mots, alors que nul n'est censé ignorer la loi. Le Code général des collectivités territoriales a vu, lui, son volume multiplié par trois en une vingtaine d'années. Nous sommes face à ces injonctions contradictoires, avec un droit contradictoire mais aussi superfétatoire, qui modifie les étapes obligatoires qui nous appauvrissent, qui multiplient les surcoûts, et font obstruction à l'action publique.

Le Conseil national d'évaluation des normes a évalué les charges supplémentaires de textes à 2,5 milliards d'euros pour 2022. Je rappelle que l'indexation de la DGF que nous réclamons correspond à 800 millions d'euros. Nous devons avoir ces chiffres à l'esprit.

Les enjeux du combat qui est le nôtre ne sont pas que financiers. Ils sont évidemment financiers dans un pays qui présente le record du monde de prélèvement obligatoire (45 % du PIB), le record du monde absolu de la dépense publique (57% du PIB), et qui, parallèlement, rencontre une désertification de services publics en milieu rural, mais aussi en milieu urbain.

Nous sommes ainsi renvoyés au paradoxe souligné par le président Pompidou dans son ouvrage « Le Noeud gordien ». Le noeud gordien que nous devons trancher aujourd'hui est celui d'une abondance de dépenses publiques et d'une pénurie de services publics, avec des fonctionnaires bien formés et honnêtes, mais qui bénéficient de rémunérations en-dessous des normes européennes. Le noeud gordien que nous devons trancher est celui de la complication, terme plus pertinent que la complexification, car la complexité peut être un progrès : bénéficier de normes d'inclusion pour les personnes en situation de handicap, de normes de protection, de normes d'hygiène alimentaire constituent un progrès social. Dans les solutions, je proposerai un rapprochement avec le secteur privé, qui est soumis à cette complication, notamment les grandes entreprises qui luttent, car elles n'ont pas d'autres choix que d'avoir des résultats. Face à cela, des spécialistes anglo-saxons estiment que lorsqu'il existe une complexification de 10 %, la complication conséquente est au moins de 50 %. En effet, la réponse sera la création d'une direction des qualités, du process, qui vont elles-mêmes générer leurs propres contraintes.

L'excès de normes nuit non seulement aux finances publiques, mais aussi à nos libertés. J'insisterai sur ce thème qui n'est pas souvent évoqué, alors qu'il est majeur. La liberté est précisément de maîtriser le droit, protecteur. Seuls des spécialistes ou des collectivités qui possèdent l'ingénierie juridico-administrative peuvent se sortir du maquis normatif. Nous le voyons dans les communes rurales, qui sont souvent privées d'accès à la politique publique, en raison des appels à projets, qui eux-mêmes génèrent des process très lourds, et qui éloignent ceux dépourvus du recours à un cabinet de conseil.

Qui, parmi les citoyens, peut aujourd'hui prétendre connaître le droit ? Quel maire peut prétendre connaître le droit ? Quelle est la commune qui connaît les 1 800 pages de la réglementation thermique qui s'applique à la construction des bâtiments scolaires ?

Enjeu de liberté, enjeu d'efficacité, enjeu tout simplement de civisme face aux défis qui sont les nôtres aujourd'hui : climatique, économique, sécuritaire... Nous subissons une crise civique qui se traduit par la violence faite aux élus, par l'abstention, par l'indifférence même à la chose publique, par l'invective sur les réseaux sociaux ou sur les médias en flot continu. La complication, le caractère inaudible, inabordable des grandes règles qui régissent la vie en société ne peuvent que catalyser cette crise civique. L'impuissance publique, conjuguée à cette difficulté d'appréhender les règles qui protègent et qui émancipent, constitue un facteur de crise civique et donc de crise démocratique majeure.

L'enjeu est colossal. Il fait partie des grands enjeux qui devraient être en haut de l'agenda politique, mais je prêche ici des convaincus. Certes, des initiatives ont été mises en place. Les pouvoirs publics annoncent régulièrement des procédures de simplification, mais nous constatons que plus il est annoncé de simplifications, plus le résultat est compliqué finalement.

J'ai pris l'avion ce matin et ai subi ma deuxième grève des aiguilleurs du ciel. Il est très compliqué d'être Président des maires de France quand vous n'êtes pas Parisien, ce qui est un comble : il y a 34 954 chances de ne pas être Parisien puisqu'il y a 34 955 communes, grâce au phénomène des communes nouvelles, vrai phénomène de simplification résultant d'une approche spontanée du terrain, et non pas d'une directive verticale descendante.

La démarche engagée aujourd'hui est pertinente, car elle s'attaque aux causes que nous chérissons parfois malgré nous, tout en déplorant leurs effets. Ces causes sont celles qui résultent du conformisme de la production de la règle. Raymond Aron disait toujours : « je déteste autant le conformisme et le révolutionnarisme ». Les deux s'alimentent, se nourrissent. Le conformisme renvoie au confort. Il consiste à répondre toujours de la même façon aux problèmes qui se répètent. Il faut faire attention à ce que l'appel à la simplification et au terrain ne se traduisent pas par des règles qui accentuent les problèmes. Je voudrais attirer votre attention sur le danger de la différenciation. Je suis pour ma part un grand adepte de la décentralisation, mais pas de la décentralisation asymétrique, sauf pour des ruptures territoriales très fortes (caractère ultramarin, insulaire, etc.). Nous devons faire en sorte que le droit revienne à ses fondamentaux et qu'il définisse de grands principes généraux. Nous devons recréer une société de la confiance et donc de la responsabilité. Le pouvoir d'adaptation réglementaire ne doit pas être un pouvoir de différenciation de la loi. Je ne souhaite pas pouvoir déroger, je veux décider, ce qui n'est pas la même chose, et être sanctionné sur ces décisions. Plutôt que de multiplier ce qui entrave, dans des schémas directeurs, nous devons retrouver une puissance publique qui intervient a posteriori pour sanctionner et remettre sur le droit chemin. C'est une révolution copernicienne qui nous amène à la base même de notre organisation sociale et de notre droit, et de ce qui a fait la grandeur des démocraties libérales. La dérogation est un poids arbitraire, raison pour laquelle les préfets ne l'utilisent pas, puisqu'on leur demande de déroger à la loi. Nous créons des lois monolithiques, dont on se rend compte qu'elles ne sont pas applicables, comme SRU ou Climat et Résilience. Nous créons ensuite des textes qui permettent de sortir de la loi précédemment créée.

Il faut sortir de cette absurdité, avoir le courage d'accepter de distinguer ce qui relève de l'ordre spontané de ce qui relève de l'organisation. Cette idée est majeure mais contre-intuitive en France. Il faut donc redécouvrir la subsidiarité. Je citerai enfin Guizot : « Que l'État renonce à la prétention d'être tout, et bientôt il cessera d'être seul ». Cette prétention d'être tout est celle qui consiste à vouloir tout prévoir dans les schémas directeurs et les textes. Laissons un pouvoir réglementaire aux collectivités territoriales, respectueux de grandes dispositions dans le public et de droits, et vous verrez que nous aurons beaucoup moins de production normative, beaucoup plus d'actions publiques et de démocratie.

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