C. ASSURER LA VIABILITÉ DES EXPLOITATIONS FRAGILISÉES

1. Sans eau, pas d'agriculture : assurer la protection de la ressource en eau
a) Des épisodes de sécheresse de plus en plus marqués : la problématique croissante de l'irrigation

La question de l'eau conditionne l'avenir agricole des territoires. Sans eau, pas d'agriculture performante, ni autonomie alimentaire. Pas d'avenir pour l'agriculture tout court. Or, l'accès à l'eau est un sujet de préoccupations omniprésent pour les professionnels, comme les rapporteurs ont pu le constater tant lors des auditions que de leur déplacement en Martinique. Les effets du réchauffement climatique se sont déjà largement fait ressentir en modifiant le régime des pluies.

Le défi est donc de pouvoir accéder, capter, conserver la ressource en eau pour l'agriculture à différentes échelles (territoire, exploitation, parcelle)41(*).

Même à La Réunion, pourtant moins affectée par un manque d'eau, le problème se pose de sa gestion sur l'année. Comme l'a précisé M. Serge Hoareau, « le territoire détient des records mondiaux de pluviométrie. Il s'agit donc de stocker cette eau avant de pouvoir mieux la distribuer. Les périodes de sécheresse seront de plus en plus longues, tandis que les périodes pluvieuses seront plus intenses ». Citant le cas exemplaire de la commune du Tampon qui a déjà construit deux réservoirs de plus de 300 000 m3 chacun (un troisième réservoir, représentant plus de 17 millions d'euros d'investissement, est prévu), il plaide pour que cette politique soit menée à l'échelle départementale. Les 24 communes de l'île bénéficieraient ainsi de capacités de stockage leur permettant de continuer à irriguer les terres agricoles en période de sécheresse.

La Réunion bénéficie d'une longueur d'avance dans ce domaine. D'importants chantiers ont été conduits à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Dans les années 1970 et 1980, les périmètres irrigués du Bras de la Plaine et du Bras de Cilaos ont été constitués. Le chantier du basculement de l'eau d'est en ouest permet aujourd'hui d'irriguer près de 6 000 hectares de terres agricoles dans l'ouest. Les réseaux ouest et sud sont désormais interconnectés et près de 17 000 hectares sont aujourd'hui irrigués, soit la moitié des terres de La Réunion. La collectivité départementale travaille aujourd'hui sur un nouveau projet, le projet mobilisation des ressources en eau des micro-régions Est et Nord (MEREN) visant à irriguer les terres du nord et de l'est, en partant là aussi de Salazie.

Cependant, deux points de vigilance ont été soulevés, pour La Réunion :

- les projets annoncés ont pris beaucoup de retard. L'est, autrefois bien arrosé, subit désormais les conséquences de la sécheresse ;

- Il est aujourd'hui nécessaire d'harmoniser la gestion sur tout le territoire. Selon M. Bruno Robert de la chambre d'agriculture, « Nous attendons aussi un renforcement des outils dans ce domaine ».

En Guadeloupe où le problème du manque d'eau en quantité et en qualité est un problème global qui impacte toutes les activités de l'archipel, le déséquilibre de la disponibilité de la ressource entre les îles va s'accroître. Un rattrapage structurel est en cours (barrage, réseau irrigation) mais doit être accompagné d'une véritable réflexion et une sensibilisation sur les bonnes pratiques et les usages de l'eau agricole pour tendre vers une agriculture moins consommatrice d'eau. Ex : conséquences de la culture de banane dans le nord Grande-Terre.

Cette question cruciale conduit à souhaiter :

- des plans d'envergure prenant en compte les investissements et les frais d'entretien afférents ;

- une adaptation des pratiques culturales et de la localisation des filières grandes consommatrices d'eau face à la raréfaction de la ressource en eau.

b) Les défis du stockage et de l'accès à l'eau pour les agriculteurs

Sur cette question fondamentale de l'accès à l'eau à des fins agricoles, M. Arnaud Martrenchar a indiqué que :

- chaque plan de souveraineté alimentaire comporte un plan d'action sur le problème de l'eau agricole, afin de travailler avec le gestionnaire du réseau, chargé de son entretien ;

- des investissements d'un montant important sont généralement indispensables pour entretenir le réseau d'eau potable. Il existe des appuis publics, au travers du plan stratégique national (PSN) mais aussi au travers du plan de relance et de France 2030 : des guichets sont prévus afin de soutenir les équipements permettant de faire face aux aléas climatiques, dont fait partie la sécheresse. Il faut donc mobiliser ces instruments d'investissement ;

- s'agissant de l'entretien, le gestionnaire du réseau est chargé de son entretien mais les investissements nécessaires peuvent être soutenus par le PSN ou au travers du Plan de relance ou des guichets France 2030 destinés à la lutte contre les aléas climatiques.

M. Emmanuel Hyest a insisté sur la nécessité d'une vue d'ensemble : « Il convient aussi de mentionner la problématique de l'eau, qu'elle soit potable ou destinée à l'agriculture. À La Réunion, la Safer a ainsi accompagné le passage de l'eau de la Côte-sous-le-vent à la Côte-au-vent. L'irrigation permet ainsi de développer des terrains auparavant secs. De nouvelles méthodes d'irrigation permettent aujourd'hui d'économiser l'eau. Au demeurant, l'agriculture est souvent une composante de la réserve d'eau potable. Le raisonnement doit être global ».

Pour les DOM qui sont dans un contexte insulaire, la question de l'usage de l'eau, de son partage et de la sobriété en eau est réfléchie de façon globale. C'est l'objectif du Plan eau annoncé le 30 mars par le Président de la République.

M. Christophe Suchel du ministère de la transition écologique a confirmé cette volonté politique :

- des financements sont prévus pour l'aide à l'agriculture sobre, notamment en matière d'eau, ainsi que pour conduire la réflexion sur la modernisation des réseaux d'adduction et d'alimentation en eau. Ces aides viendront évidemment compléter le dispositif qui a été décrit sur l'eau ;

- les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) sont en cours sur les territoires ultramarins. Ils seront renforcés en vue de préserver la ressource agricole, de disposer d'une agriculture qui soit confortée et de subvenir, autant que possible, malgré les objectifs de sobriété, aux besoins économiques locaux.

Or, comme l'a montré le dernier rapport du CESE les différents usages de la ressource en eau ne sont pas distingués dans les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) : usage agricole, arrosage d'espaces verts, travaux, nettoyage, consommation domestique non-alimentaire des ménages... À Mayotte, le SDAGE propose cet usage différencié mais il n'est pas mis en oeuvre... Selon ce rapport, la création de réserves de substitution, la récupération des eaux de pluie, ou encore, au cas par cas, la réutilisation d'eaux usées permettraient d'ajuster les ressources aux différents usages. Il conviendrait de mettre en place des schémas locaux d'approvisionnement et de distribution différenciés selon les usages, notamment agricoles, domestiques et alimentaires.

Les responsables de l'ONF ont aussi souligné le rôle fondamental des milieux forestiers dans le cycle de l'eau, la stabilité des sols et la disponibilité de la ressource en quantité et qualité. Le massif boisé de la Basse-Terre en Guadeloupe par exemple reste le château d'eau de l'archipel !

C'est la raison pour laquelle les rapporteurs, par lettre en date du 2 mai 2023, ont souhaité appeler l'attention des ministres des outre-mer, de l'agriculture et de la transition écologique et de la cohésion des territoires sur l'importance vitale de mener une politique ambitieuse de préservation de la ressource en eau sur les territoires ultramarins, en raison des forts écarts de pluviométrie observés depuis quelques années, encore accrus par les effets du changement climatique.

S'appuyant sur le cas de la Martinique qui, faute de retenues collinaires, ne peut ni stocker ni acheminer pour l'irrigation les eaux de pluie, abondantes une partie de l'année en particulier dans le nord, le barrage de la Manzo, seul ouvrage hydraulique de l'île, datant de 1980, voit le niveau de son bassin baisser de manière alarmante et nécessiterait des travaux de curage. Les forages qui pourraient faciliter l'accès à l'eau des exploitants agricoles sont actuellement entravés par la lourdeur des procédures...

Il leur paraît donc essentiel de saisir l'opportunité de la campagne en matière de prévention des risques pour renforcer les actions de lutte contre le gaspillage de la ressource en eau sur ces petits territoires qui en sont tellement dépendants, tant pour l'approvisionnement des populations que pour les productions agricoles. Sans un effort exceptionnel et concomitant dans ce domaine, l'avenir du foncier agricole et donc l'objectif d'autonomie alimentaire serait gravement compromis.

Cette question, absolument essentielle, ne peut être laissée à la seule charge des collectivités concernées.

Proposition n° 4 : Conduire une politique de répartition et de gestion de l'eau à usage agricole en opérant un rattrapage structurel (barrages, retenues, réseaux d'irrigation) et en renforçant le volet « agricole » des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE).

2. Le soutien aux filières essentielles pour la souveraineté alimentaire
a) Une filière maraîchère peu aidée

La répartition de la SAU ultramarine se divise en trois tiers environ :

- 38 %, soit 69 000 hectares, sont des surfaces dédiées aux productions végétales hors canne et banane, à vocation locale (y compris les jardins et vergers familiaux des non-exploitants) ;

- 35 % de la SAU, soit 65 000 hectares, est dédiée aux surfaces fourragères et surfaces en herbes, dont 23 000 hectares sont des surfaces hors exploitation (collectifs et hors champs, zones pâturées, etc.) ;

- 27 %, soit 48 000 hectares, sont des cultures de canne et bananiers.

Ces chiffres montrent l'importance des cultures maraîchères en termes de superficie et au regard de l'autonomie alimentaire.

Pourtant ces cultures maraîchères si importantes pour l'approvisionnement des habitants sont très vulnérables et bénéficient de peu d'aides.

Malgré l'étroitesse du foncier agricole, les quantités de terres manquantes pour couvrir 100 % des besoins n'apparaissent pas pharaoniques. Pour M. Arnaud Martrenchar, il est possible d'atteindre une autonomie alimentaire dans les outre-mer en augmentant légèrement les surfaces des activités agricoles qui peuvent permettre des augmentations sensibles de la production, notamment pour le maraîchage.

Pour les fruits et les légumes en effet, la surface en production manquante pour couvrir l'ensemble des besoins en produits frais varie :

- une « fourchette haute » de surfaces manquantes est située entre 12 540 et 27 050 hectares selon les estimations, soit entre 7 et 15 % de la surface agricole ultramarine. Selon l'ODEADOM, les rendements moyens utilisés pour leur calcul seraient sous-évalués ;

- une « fourchette basse » issue d'une étude menée par le CIRAD estime quant à elle la surface manquante de seulement 2 049 hectares sur la base d'une bonne maîtrise des cultures et d'absence de problèmes phytosanitaires.

Pour y parvenir, la note précitée avance cinq leviers afin d'augmenter les tonnages produits et donc améliorer les taux de couverture :

1. Diminuer les surfaces insuffisamment cultivées ou laissées en friche malgré leur potentiel agricole, notamment en levant les verrous juridiques (indivision, occupations illégales, etc.) et en favorisant les nouvelles installations ou les agrandissements d'exploitation en particulier dans les secteurs de diversification.

2. Mieux planifier les productions et organiser le marché de façon à éviter les périodes de saturation des marchés. Rendre de la valeur aux producteurs.

3. Que soit assurée une stratégie de promotion des produits frais et locaux et redonner confiance aux consommateurs, en particulier là où certaines méfiances se sont installées.

4. Intensifier écologiquement les systèmes de production en diversification végétale en favorisant les pratiques « agro-écologiques », qui fixent pour objectif de maintenir ou d'augmenter la production, tout en diminuant les intrants.

5. Favoriser les rotations et associations de cultures sur des surfaces actuellement uniquement dédiées aux productions d'exportations (canne et banane) : sans remettre en question ces dernières, de tels procédés agronomiques permettraient d'augmenter les quantités produites et commercialisées localement.

b) Qui doit faire l'objet d'un soutien renforcé et adapté

L'idée de la structuration de la filière maraîchère sur le modèle des filières canne-banane progresse.

Les avantages recherchés sont nombreux 42(*) : la capacité à développer la professionnalisation, la formation initiale et continue, les appuis techniques, les circuits de commercialisation, la recherche de label, le contrôle qualité des produits et le respect du code du travail... Est aussi évoquée en Guadeloupe l'idée d'arriver à construire un lobbying local « filière maraîchère ». Elles permettent à ces filières bien structurées et pourvoyeuses d'emplois de faire face aux augmentations des coûts de production et à la concurrence internationale liée à la baisse des barrières douanières sur les produits issus des pays tiers.

Mais les difficultés sont nombreuses car la diversification et la création de filières pour répondre aux attentes des exploitants locaux sont des pratiques assez récentes. En outre, on constate un niveau global d'aides (européennes et nationales) fortement différencié entre les filières maraîchères et les filières dites de « grandes cultures » que sont la canne-sucre et la banane.

La Réunion43(*) a su développer cette diversification et pourrait servir de modèle : la filière maraîchère y dispose déjà d'une organisation, réunissant de 500 à 600 agriculteurs liés à une coopérative. Pour les quelque 1 600 indépendants du marché de gros, une forme de filière existe aussi : certains alimentent des points fraîcheur, de grandes surfaces ou la restauration collective. Même si l'activité est moins structurée que pour la filière animale, la dynamique d'organisation est réelle à La Réunion et permet aujourd'hui de nourrir une partie de la population et de répondre partiellement à la forte demande de la restauration collective. 

Sur la structuration des filières, il faut toutefois se garder de vouloir décalquer les filières de la canne ou de la banane sur celles des fruits et légumes. Par nature, la filière canne à La Réunion est intégrée puisque le planteur ne produit pas lui-même son sucre. En revanche, les producteurs de fruits et légumes peuvent vendre directement leurs produits et cela concerne plus de 70 % de la production1. Il ne faut pas négliger pour autant les activités de transformation de ces produits, qui créent de la valeur ajoutée.

À La Réunion, pour les fruits et légumes, dix organisations professionnelles coexistent et une interprofession l'Association Réunionnaise Interprofessionnelle de fruits et légumes (ARIFEL) est en phase de reconnaissance au niveau national. Selon M. Serge Hoareau, en comptant large, mille hectares supplémentaires de cultures maraîchères sous serre permettraient de couvrir les besoins de la majorité - sinon de la totalité - de la population réunionnaise.

La structuration progresse donc et le mouvement doit être encouragé. La structuration en filière longue, de la production au stockage et à la transformation, voire à l'exportation, permet de garantir un revenu pour les producteurs et un approvisionnement régulier des transformateurs. Mais les leviers pour encourager l'adhésion aux interprofessions sont plus difficiles à actionner que dans d'autres domaines, en raison de l'importance de la vente directe. L'interprofession doit alors valoriser son action, en montrant qu'elle constitue une garantie face aux aléas agricoles et assure un apport technique.

En Guadeloupe, M. Boris Damase, du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Guadeloupe, a pointé l'intérêt, pour développer les filières maraîchères, de s'inspirer du modèle canne/banane structuré aujourd'hui autour d'une seule coopérative : « Les Guadeloupéens soutiennent le développement et l'organisation des filières. Cependant, lorsque les agriculteurs sont dans une situation financière difficile, ils privilégient la vente directe pour obtenir plus rapidement des liquidités ».

En Martinique, Mme Ruidice Ravier, vice-présidente de l'Association martiniquaise de fruits et légumes (AMAFEL) et fondatrice de la SICA 2M (Maraîchers de Martinique), a fait part d'un sentiment d'abandon qui l'a conduit à créer en 2008 sa société d'intérêt collectif agricole (SICA). Elle réunit aujourd'hui près de 200 producteurs cultivant sur des petites superficies (deux ou trois hectares) mais dont les rendements ont malheureusement tendance à diminuer (épuisement des sols, pas de possibilité de mises en jachère).

Compte tenu des difficultés actuelles, les petits producteurs devraient pouvoir bénéficier, selon elle, d'un « ballon d'oxygène » financier (pour payer les semences, les intrants et la main-d'oeuvre), évoquant par exemple une aide de 5 000 euros par exploitant.

Dans ce contexte, il faut saluer l'annonce par la Première ministre lors de son déplacement à La Réunion en mai 2023 d'une aide de 10 millions d'euros à la filière fruits et légumes en outre-mer, confirmant la volonté de l'État d'y soutenir la « souveraineté alimentaire ».

L'État doit continuer à soutenir financièrement la structuration de cette filière fondamentale pour cet objectif.

Proposition n° 5 : Aider à la structuration des filières maraîchères des DROM en soutenant les dynamiques d'organisation déjà en cours au niveau des territoires notamment au travers des Sociétés d'intérêt collectif agricole (SICA) et en aidant financièrement les petits producteurs qui y adhèrent.


* 41 « Étude sur les freins et leviers à l'autosuffisance alimentaire : vers de nouveaux modèles agricoles dans les départements et régions d'outre-mer », CIRAD-AFD, 2021.

* 42 Table ronde Guadeloupe, le 1er juin 2023.

* 43 Table ronde La Réunion, le 1er juin 2023.