C. L'ENJEU SOCIAL ET SANITAIRE : LUTTER CONTRE LA PRÉCARITÉ ÉNERGÉTIQUE

Opposer « fin du monde » et « fin du mois » fait partie des arguments fallacieux classiques lorsqu'est évoquée la transition écologique et énergétique, c'est cependant généralement l'inverse et particulièrement dans le logement puisque les déperditions alimentent la précarité énergétique. La rénovation énergétique d'un logement permet une diminution de la facture énergétique, un meilleur confort et une meilleure santé : un bilan gagnant-gagnant.

1. Un état des lieux préoccupant

La rénovation énergétique répond également à un enjeu social, celui pour lequel une notion idoine a été élaborée, puis reconnue par les acteurs du secteur et, enfin, consacrée par la loi : la notion de précarité énergétique. Aux termes de la loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement, dite loi Grenelle, se trouve en effet « en situation de précarité énergétique une personne qui éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d'énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l'inadaptation de ses ressources ou conditions d'habitat ».

Créé en mars 2011 à la suite de cette même loi de 2010, l'Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) publie chaque année les résultats de son tableau de bord. Son dernier rapport a ainsi été rendu public en mars 2023. Selon les données de l'Observatoire pour l'année 202218(*), plus des deux tiers des Français (69 %) déclarent avoir restreint le chauffage chez eux pour ne pas avoir de factures trop élevées, 22 % déclarent avoir souffert du froid pendant au moins 24 heures au cours de l'hiver 2021-2022 et 37 % d'entre eux déclarent que la raison est financière.

Environ 5,6 millions de ménages sont aujourd'hui en situation de précarité énergétique au regard d'au moins un indicateur. La mesure du phénomène est en effet multicritère et mobilise à cette fin un panier d'indicateurs : le taux d'effort énergétique (TEE)19(*), fonction de la part du revenu consacré à l'énergie, faisant s'élever le nombre de ménages dans cette situation à trois millions, l'indicateur bas revenus dépenses élevées (BRDE)20(*), fonction du revenu rapporté à la superficie du logement et à la dimension du ménage, avec 4,3 millions de cas (2,3 millions si les dépenses énergétiques sont élevées à la fois au regard de la taille du logement et de la composition familiale) et, enfin, le ressenti de l'inconfort, un troisième indicateur, subjectif, portant sur la sensation de froid exprimée par les ménages, qui concerne 1,6 million d'entre eux.

Le recoupement des ménages en situation de précarité énergétique

Source : Gouvernement

Ces trois grands indicateurs peuvent se recouper, comme l'illustre le graphique ci-dessus. La précarité énergétique la plus caractéristique frappe donc durement un « noyau » d'environ un million de ménages, victimes à la fois de la situation d'inconfort thermique comme l'exprime l'indicateur de froid) et de vulnérabilité économique, sous la forme de la part importante du revenu consacré à l'énergie (TEE) ou de la fonction du revenu rapporté à la superficie du logement et à la dimension du ménage (BRDE).

Cet état des lieux doit être complété de l'état des logements au regard de leurs performances énergétiques : en effet, il convient de relever qu'environ 5 millions de logements sont considérés comme des « passoires thermiques », classées F ou G par leur DPE, dont la moitié est occupée par des ménages très modestes.

Les auditions organisées par la commission d'enquête sur le sujet de la précarité énergétique ont relevé les liens entre d'une part, la précarité énergétique et l'état dégradé des logements et, d'autre part, les questions de santé publique. La fondation Abbé Pierre a ainsi rappelé que les personnes vivant dans des logements difficiles à chauffer avaient 50 % de risque supplémentaire de se déclarer en mauvaise santé, d'après une étude qu'a menée avec Pierre Madec, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)21(*).

2. L'aggravation récente de cette dimension du mal-logement

Si les inégalités représentent un facteur structurel qui pèse sur cette dimension du mal-logement que constitue la précarité énergétique, d'un point de vue conjoncturel, la hausse des prix de l'énergie dans la période récente dégrade encore la situation des ménages concernés. L'inflation caractérisant les années 2022 et 2023 aggrave surtout la vulnérabilité économique, qu'il s'agisse de la part du revenu consacré à l'énergie ou de la fonction du revenu rapporté à la superficie du logement et à la dimension du ménage. Comme le montre en effet le 28e rapport sur le mal-logement de la fondation Abbé Pierre22(*), « la facture logement, liée à trois décennies de hausse des prix à l'achat et à la location, est encore alourdie par des dépenses énergétiques devenues insoutenables pour de nombreux ménages modestes qui doivent régulièrement choisir entre se chauffer, manger et se soigner convenablement, payer leur loyer ». Selon la sociologue Isolde Devalière, qui travaille à la fois pour le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) et l'université Paris-Est, « la précarité énergétique est devenue en quelques années, face à la flambée du prix des combustibles, un véritable enjeu de société qui lie le mal-logement et la vulnérabilité à la problématique du confort moderne ».

Comme le rappelle la fondation Abbé Pierre, ces enjeux présentent un caractère multidimensionnel et plurisectoriel, « dans la mesure où cette question touche à des registres de la politique du logement qui entretiennent des liens avec d'autres politiques publiques (emploi, justice, fiscale, sociale, etc.) ».

Afin d'atténuer les effets de la hausse des prix de l'énergie et en renfort du chèque énergie lui-même objet d'un effort spécifique en 202223(*), un bouclier tarifaire a été mis en place. S'il a pu contenir au prix d'un coût élevé de 63,6 milliards d'euros entre 2021 et 202324(*), une partie des variations des factures d'énergie25(*), le fait qu'il profite davantage aux ménages dotés de revenus et de patrimoines importants, plus gros consommateurs d'énergie, n'en fait pas une option satisfaisante pour réduire les inégalités aux sources de la précarité énergétique. La piste d'une politique tarifaire progressive ou la prise en compte des consommations minimales contraintes sont des options moins simples mais dont les gains auraient davantage profité aux plus modestes. Pour ces derniers, le chèque énergie demeure le dispositif principal mais bien que 5,8 millions de ménages l'aient utilisé en 2022, une solution plus globale et surtout plus durable telle que celle de la rénovation est nécessaire pour relever le défi de la précarité énergétique, d'autant plus que ses modalités d'utilisation posent des difficultés pour ceux qui ont un chauffage collectif.

3. La rénovation pour lutter contre la précarité énergétique

La précarité énergétique n'est pas exactement le même sujet que celui de la rénovation énergétique, cependant le champ de ces deux problématiques se recoupe et les deux questions sont directement liées l'une à l'autre. La rénovation énergétique peut et doit contribuer à sortir les ménages de la précarité énergétique et cette dernière fournit des pistes concrètes pour déterminer sur quels logements agir en priorité. Chacune est en quelque sorte un levier pour l'autre.

Les ménages en situation de précarité énergétique sont le plus souvent locataires, de l'ordre de 59 % selon les dernières statistiques disponibles, en attendant les résultats de l'enquête nationale logement (ENL) pour 2020. Mais les propriétaires modestes, qui représentent de l'ordre de 15 % de l'ensemble des propriétaires, ne doivent pas être oubliés. Ainsi que l'illustre l'enquête TREMI portant sur les maisons individuelles26(*), le principal frein aux travaux de rénovation a pour cause la situation financière des ménages. Cette dernière empêche d'entreprendre des travaux de rénovation dans 68 % des cas. Qu'il s'agisse des locataires ou des propriétaires modestes, ainsi que des propriétaires bailleurs des locataires en situation de précarité énergétique, le montant du reste à charge est la variable essentielle du déclenchement des travaux, ce qui montre le caractère stratégique du calibrage des aides.

Il faut en effet rappeler le facteur d'inertie que sont ces restes à charge : malgré la diversité des dispositifs mis en oeuvre, après mobilisation de toutes les aides (y compris les certificats d'économie d'énergie (CEE) et aides locales), c'est en moyenne 33 % du montant des travaux qu'il reste à payer aux ménages très modestes et 52 % aux ménages modestes, d'après les calculs de France Stratégie pour l'année 2021. Ces ordres de grandeur se dégradent même en 2022 comme en témoigne le deuxième rapport du Comité d'évaluation du plan France Relance : le reste à charge s'est accru au cours du premier semestre 2022 à 35 % pour les ménages très modestes et 55 % pour les ménages modestes, en raison de la baisse des CEE. L'objectif de 10 % de reste à charge n'est pas atteint et les ménages modestes sont donc peu incités à entreprendre des travaux ambitieux.

La massification des gestes de rénovation implique également, en complément de la couverture des restes à charge, un accompagnement spécifique pour ces publics, personnalisé, renforcé et garantissant des gestes de rénovation cohérents.

Les opérateurs de l'Agence nationale de l'habitat (Anah) jouent à cet égard un rôle de premier plan, consolidé par l'intervention du réseau Faire et ses guichets locaux. La fédération Soliha27(*) fédère ainsi 145 associations en vue de préparer activement la massification de la rénovation énergétique et la convention de partenariat État-Procivis 2023-203028(*) vise le préfinancement des aides publiques auprès des propriétaires modestes et très modestes, ceux pour qui il est impossible ou difficile d'avancer les fonds nécessaires ou qui n'ont pas accès aux prêts bancaires. Les conditions de déploiement du dispositif Mon Accompagnateur Rénov', qui sera un assistant à maîtrise d'ouvrage ou un opérateur agréé par l'État ou désigné par une collectivité locale, devront veiller à répondre à l'enjeu des ménages modestes occupant des logements énergivores et mal isolés.

Le rôle que peut jouer la rénovation en matière de santé publique ne doit pas être sous-estimé, car le lien entre précarité énergétique et santé est avéré. Les évaluations précises restent difficiles à obtenir mais l'impact de la rénovation en la matière est considérable. Selon le Commissariat général au développement durable (CGDD), la rénovation du parc immobilier d'ici à 2028 permettrait d'éviter jusqu'à 10 milliards d'euros par an de coûts de santé, ce qui semble vertigineux. Dans une étude réalisée par la fondation Abbé Pierre il y a une dizaine d'années, les dépenses de soins économisées si les passoires énergétiques étaient éradiquées représenteraient plus raisonnablement 800 millions d'euros par an, mais d'autres évaluations plus récentes, toujours réalisées par la fondation Abbé Pierre, aboutissent à des chiffres plus importants, car elles prennent en compte le prix de la vie et les décès évités, lesquels sont estimés autour de 2 à 3 millions d'euros par personne. Le directeur des études de la fondation, Manuel Domergue, a souligné lors de son audition que les gains de performance énergétique et les économies d'énergie peuvent être investis, mais « la santé préservée ou les décès évités ne se monétisent pas dans la vraie vie, c'est pourquoi la collectivité a intérêt à intervenir ».

Une grande enquête se poursuit et permettra d'aboutir à des résultats plus solides d'ici la fin de l'année 2024. L'étude Rénov'Santé, actuellement en cours, est en effet menée notamment par Soliha et le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) en vue d'identifier les dépenses de santé avant et après travaux, afin de déterminer les gains potentiels, qui apparaissent comme un argument en faveur d'un renforcement des aides à la rénovation, dont les montants actuels ne sont pas suffisants.


* 18  https://onpe.org/chiffres_cles/les_chiffres_cles_de_la_precarite_energetique_edition_mars_2023.

* 19 Tout foyer consacrant plus de 10 % de son revenu aux dépenses énergétiques, et appartenant aux trois premiers déciles de revenus (soit les 30 % de Français les plus pauvres), est considéré en situation de précarité énergétique selon ce critère.

* 20 Les ménages sont considérés en situation de précarité énergétique à cette double condition : leurs revenus sont faibles (inférieurs au seuil de pauvreté) et leurs dépenses énergétiques, rapportées à la taille du logement (m²) ou à la composition familiale (UC), sont élevées (supérieures à la médiane nationale).

* 21 Pierre Madec, OFCE-ONPES, Quelle mesure du coût économique et social du mal logement ?, 2015.

* 22 Cf.  https://www.fondation-abbe-pierre.fr/actualites/28e-rapport-sur-letat-du-mal-logement-en-france-2023. Le rapport complet est disponible au lien suivant : https://www.fondation-abbe-pierre.fr/sites/default/files/2023-04/REML2023_WEB_DEF.pdf

* 23 Des chèques énergie exceptionnels d'un montant global de 1,8 milliard d'euros ont ainsi été prévus en 2022 pour les 12 millions de ménages les plus modestes.

* 24 Selon le chiffrage effectué par la commission des finances du Sénat, sur les années 2021 à 2023, l'ensemble des surcoûts et des pertes se déclinent ainsi : bouclier électricité - 24,7 Mds€, bouclier gaz - 10 Mds€, chèques énergies exceptionnels - 2,9 Mds€, perte de recettes pour l'État - 18 Mds€, perte de recettes pour EDF - 8 Mds€.

* 25 La hausse du prix du gaz a été stabilisée et l'augmentation du prix de l'électricité a été contenue à 4 % en 2022. Un renchérissement de 15 % au début de l'année 2023 a été décidé pour chacune de ces deux énergies.

* 26 Enquête sur les travaux de rénovation énergétique des maisons individuelles dite TREMI, datant de 2020.

* 27 Cf.  https://soliha.fr/actualites/le-mouvement-soliha-travaille-de-front-pour-lutter-contre-la-precarite-energetique-et-prepare-activement-la-massification-de-la-renovation-energetique-performante/.

* 28 Cf. https://procivis.fr/convention-de-partenariat-etat-procivis-2023-2030/.