B. LA QUÊTE DIFFICILE DE L'HARMONIE DES TERRITOIRES

1. La recherche d'un développement équilibré des territoires
a) Qu'est-ce qu'un développement territorial équilibré ?

La recherche d'équilibre est le maître-mot des politiques territoriales. L'ode à la mesure et à la modération s'appuie sur la peur des effets délétères des dérives, par exemple celles d'une urbanisation galopante et non maîtrisée, qui se concrétise par exemple par l'arrivée de nombreux nouveaux habitants avant que les équipements qui leur sont nécessaires (routes, écoles) ne soient construits. Le développement territorial équilibré passe alors par un rôle modérateur des collectivités publiques, qui doivent freiner les initiatives pour éviter de se trouver débordées.

La recherche d'équilibre consiste aussi à concilier des objectifs d'intérêt général apparemment contradictoires. La loi elle-même organise cette conciliation et impose l'équilibre. Ainsi, l'article L. 4251-1 du code général des collectivités territoriales, consacré aux SRADDET, précise que celui-ci « fixe les objectifs de moyen et long termes sur le territoire de la région en matière d'équilibre et d'égalité des territoires ». Il en va de même pour les SCOT : l'article L. 141-4 du code de l'urbanisme prévoit que l'ensemble des orientations figurant dans le document d'orientation et d'objectifs (DOO) « s'inscrit dans un objectif de développement équilibré du territoire et des différents espaces, urbains et ruraux, qui le composent ». Plus largement, les premiers articles du code de l'urbanisme demandent aux collectivités publiques de mettre en oeuvre des politiques urbanistiques équilibrées entre de nombreux paramètres (voir encadré).

Concrètement, cette affirmation d'une ambition d'équilibre territorial est reprise dans le discours politique et dans les documents d'aménagement, au risque parfois d'obscurcir les priorités. Par exemple, le SRADDET de la Région Centre-Val-de-Loire72(*) adopté par les élus régionaux fin 2019 et approuvé début 2020 par le préfet de région met au coeur de la stratégie régionale la volonté d'équilibre. Il précise au passage que le défi de l'équilibre et de l'égalité des territoires est à envisager à un double niveau : « celui de l'ensemble de la région, en ce qui concerne la capacité à concilier dans un contexte de transition écologique et numérique d'une part le renforcement des dynamiques métropolitaines et, d'autre part, un développement équilibré de tous les territoires en fonction de leurs spécificités et atouts » ainsi que « celui de chaque territoire, avec la maîtrise de phénomènes généraux comme la périurbanisation et les disparités sociales, ou plus spécifiques telles la concentration démographique et la consommation d'espaces ou bien la dévitalisation du centre des villes petites et moyennes ».

Autant l'objectif d'équilibre s'est imposé et souffre de peu de contestations, autant la manière d'appréhender l'équilibre est floue et imprécise et dépend d'une telle multiplicité de paramètres. On attend ainsi un équilibre économique. Mais en quoi consiste-t-il ? Les politiques industrielles locales visent à favoriser l'implantation de nouvelles activités tout en ne pénalisant pas celles déjà pourvoyeuses de richesses et d'emploi. Les territoires déjà bien pourvus ne renoncent d'ailleurs pas à de nouvelles implantations d'entreprises, même si, au nom de l'équilibre entre territoires, on pourrait privilégier une arrivée dans d'autres régions.

Par ailleurs, on ne peut pas appliquer de grille d'analyse standardisée aux territoires. Comme le faisait remarquer le professeur Olivier Bouba-Olga lors de son audition, chaque territoire a ses particularités qui s'inscrivent dans le temps long et les variables de taille ou de statut jouent finalement assez peu dans la dynamique des territoires. Dans un article récent73(*), il appelait à dépasser le modèle métropolitain, qui ne peut à lui seul avoir un effet d'entraînement suffisant.

L'équilibre social constitue aussi un paramètre important. Mais là aussi, comment le définir : un taux de logements sociaux trop élevé ou trop bas peut être le signe de déséquilibres mais la définition de seuils est toujours un peu arbitraire.

L'équilibre environnemental est recherché mais sa consistance est imprécise. Les plans climat des EPCI permettent toutefois de mieux le cerner.

Comme le faisait remarquer lors de son audition Philippe Clergeau, professeur émérite au Museum national d'histoire naturelle (MNHN), la nature rend des services indispensables en ville : capture des pollutions, apport d'ilots de fraicheur. La nature approvisionne aussi la ville en eau, en nourriture. La préservation de l'environnement est donc un impératif, le remplacement des services rendus naturellement étant extrêmement cher : la dépollution des eaux coûte ainsi bien plus que la préservation d'une certaine qualité la rendant potable avec peu de traitements.

Finalement, les critères pour définir le « bon équilibre » des territoires sont suffisamment nombreux et variés pour que chacun puisse en avoir sa propre vision.

Article L. 101-2 du code de l'urbanisme

Dans le respect des objectifs du développement durable, l'action des collectivités publiques en matière d'urbanisme vise à atteindre les objectifs suivants :

1° L'équilibre entre :

a) Les populations résidant dans les zones urbaines et rurales ;

b) Le renouvellement urbain, le développement urbain et rural maîtrisé, la restructuration des espaces urbanisés, la revitalisation des centres urbains et ruraux, la lutte contre l'étalement urbain ;

c) Une utilisation économe des espaces naturels, la préservation des espaces affectés aux activités agricoles et forestières et la protection des sites, des milieux et paysages naturels ;

d) La sauvegarde des ensembles urbains et la protection, la conservation et la restauration du patrimoine culturel ;

e) Les besoins en matière de mobilité ;

2° La qualité urbaine, architecturale et paysagère, notamment des entrées de ville ;

3° La diversité des fonctions urbaines et rurales et la mixité sociale dans l'habitat, en prévoyant des capacités de construction et de réhabilitation suffisantes pour la satisfaction, sans discrimination, des besoins présents et futurs de l'ensemble des modes d'habitat, d'activités économiques, touristiques, sportives, culturelles et d'intérêt général ainsi que d'équipements publics et d'équipement commercial, en tenant compte en particulier des objectifs de répartition géographiquement équilibrée entre emploi, habitat, commerces et services, d'amélioration des performances énergétiques, de développement des communications électroniques, de diminution des obligations de déplacements motorisés et de développement des transports alternatifs à l'usage individuel de l'automobile ;

4° La sécurité et la salubrité publiques ;

5° La prévention des risques naturels prévisibles, des risques miniers, des risques technologiques, des pollutions et des nuisances de toute nature ;

6° La protection des milieux naturels et des paysages, la préservation de la qualité de l'air, de l'eau, du sol et du sous-sol, des ressources naturelles, de la biodiversité, des écosystèmes, des espaces verts ainsi que la création, la préservation et la remise en bon état des continuités écologiques ;

6° bis La lutte contre l'artificialisation des sols, avec un objectif d'absence d'artificialisation nette à terme ;

7° La lutte contre le changement climatique et l'adaptation à ce changement, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, l'économie des ressources fossiles, la maîtrise de l'énergie et la production énergétique à partir de sources renouvelables ;

8° La promotion du principe de conception universelle pour une société inclusive vis-à-vis des personnes en situation de handicap ou en perte d'autonomie dans les zones urbaines et rurales.

b) Le renouvellement urbain, le développement urbain et rural maîtrisé, la restructuration des espaces urbanisés, la revitalisation des centres urbains et ruraux, la lutte contre l'étalement urbain ;

c) Une utilisation économe des espaces naturels, la préservation des espaces affectés aux activités agricoles et forestières et la protection des sites, des milieux et paysages naturels ;

d) La sauvegarde des ensembles urbains et la protection, la conservation et la restauration du patrimoine culturel ;

e) Les besoins en matière de mobilité ;

b) La recherche du bon équilibre, responsabilité des citoyens et des élus

Dans la mesure où le bon équilibre ne s'impose pas de lui-même, celui-ci doit être défini à travers un processus de décision légitime.

La planification de l'occupation de l'espace relève donc des élus locaux, qui ont la légitimité pour prendre des décisions au nom des habitants du territoire, du fait de l'élection.

Mais l'élection par les habitants inscrits sur les listes électorales, si elle confère une autorité politique incontestable, ne permet pas de prendre en compte l'intérêt de l'ensemble des parties prenantes. Certains acteurs du territoire ne sont pas des électeurs : il en va ainsi des acteurs économiques que sont les entreprises. Il en va aussi des acteurs qui sont en dehors du territoire mais y ont un intérêt soit parce qu'ils y travaillent, soit parce que leurs activités sont impactées par les opérations d'aménagement qui y sont menées.

Enfin, l'interdépendance des acteurs et des territoires, l'enchevêtrement des niveaux de collectivités et la nécessité de ne pas oublier son voisinage direct dans les choix d'aménagement sont des paramètres qui ne peuvent pas être ignorés.

Tout ceci conduit à devoir construire les politiques territoriales dans une logique de consensus et de partenariat. Les documents d'urbanisme sont ainsi élaborés en suivant un long chemin, parsemé du recueil de nombreux avis. L'élaboration d'un SCOT prend ainsi entre 3 et 5 ans. L'État, la région, le département, les chambres d'agriculture et plus largement toutes les personnes publiques associées donnent un avis sur le projet de SCOT. En outre, une procédure d'information et de recueil des observations du public est obligatoire.

Après la programmation, la mise en oeuvre du développement des territoires relève également d'une démarche partenariale, à travers une politique contractuelle entre niveaux de collectivités (région, département, bloc communal) qui définit les engagements, en particulier financiers, de chacun, mais aussi avec l'État, à travers les contrats de plan État-Région (CPER).

Sur le plan procédural, la recherche de consensus renforce encore l'objectif d'équilibre territorial, au risque que le consensus soit mou, que les orientations évoluent peu et que les collectivités soient vues comme un promoteur d'une transformation lente, pas toujours à la hauteur des enjeux économiques, sociaux ou environnementaux.

Le risque de la recherche d'équilibre réside en effet dans la stagnation, la lenteur, l'absence d'initiatives, l'absence de lisibilité, là où l'on attendrait plutôt agilité, force de frappe et volontarisme politique. Mais c'est le prix à payer pour éviter les dérives d'un aménagement du territoire égoïste ou bancal.

2. Le double besoin de proximité et de mise en réseau des territoires
a) Le retour en grâce de la proximité : la ville du quart d'heure
(1) Le concept de ville du quart d'heure

Alors que les Trente Glorieuses avaient fait reposer la modernité sur la massification et la spécialisation des espaces, impliquant de laisser les activités à distance les unes des autres et d'accepter de devoir se déplacer pour aller au travail, ou aller faire ses courses, le schéma de la ville monofonctionnelle a été largement remis en cause. La déclaration de Bruxelles de l'Atelier de recherche et d'action urbaines (ARAU) en 1980 est venue s'opposer à l'urbanisme fonctionnel héritier de la charte d'Athènes de 1933 et aux opérations de démolition du bâti ancien et de reconstruction des années d'après-guerre. Elle énonce que « toute intervention sur la ville européenne doit obligatoirement réaliser ce qui toujours fut la ville, à savoir : des rues, des places, des avenues, des îlots, des jardins... soit des “quartiers”. Toute intervention sur la ville européenne doit par contre bannir les routes et les autoroutes urbaines, les zones monofonctionnelles, les espaces verts résiduels. Il ne peut y avoir ni zones “industrielles”, ni zones “commerçantes”, ni zones “piétonnières”... mais seulement des quartiers incluant toutes les fonctions de la vie urbaine ».

La recherche d'une meilleure qualité de vie et d'un moindre impact de nos activités sur l'environnement place désormais au premier plan la notion de proximité. Le concept de « ville du quart d'heure », popularisé par l'urbaniste franco-colombien Carlos Moreno74(*), vise à ce que les six fonctions essentielles pour chacun (vie, travail, commerce, santé, éducation et divertissement) soient accessibles à pied ou à vélo en 15 minutes. L'expérience du confinement a montré qu'il était nécessaire de relocaliser les activités pour économiser le temps et l'énergie des trajets, pour libérer du temps pour soi, pour ses proches, pour ses loisirs, pour sa vie de famille. Les études montrent que le temps de déplacement domicile-travail considéré comme acceptable par les Français tourne autour de 30 minutes par trajet. La hausse du coût de l'énergie plaide aussi en faveur de la réduction des déplacements.

La ville du quart d'heure s'inscrit donc dans le prolongement de la déclaration de Bruxelles : elle implique une organisation de ville multifonctionnelle et une déconcentration des espaces. Étudier, travailler, faire ses courses, se soigner : tout ceci doit être possible dans la grande proximité. En tout cas, tout ce qui relève de la vie quotidienne doit être proche.

La ville du quart d'heure impose aussi de penser la mutualisation des espaces, la densification de l'utilisation de bureaux collectifs, voire des espaces publics, alors qu'aujourd'hui, le taux d'usage des bâtiments construits plafonne entre 30 et 40 %.

La ville du quart d'heure conduit à recentraliser les activités mais en multipliant les petites centralités, c'est-à-dire en multipliant les micro-quartiers, y compris dans le tissu périurbain. Elle peut ainsi être un vecteur de revitalisation du périurbain réduit souvent à sa fonction résidentielle (villes-dortoirs). La ville du quart d'heure encourage les opérations de construction associant au même endroit, voire dans le même bâtiment logements, bureaux, commerces et services publics.

La ville du quart d'heure impose aussi de repenser les rythmes et temps de vie pour aller vers une ville vivante et vivable, s'affranchissant par exemple des mouvements pendulaires qui congestionnent l'espace : 75 % des actifs se concentrent aux mêmes heures sur 15 % du territoire.

La ville du quart d'heure permet enfin de renforcer l'attachement des habitants à leur quartier : on s'approprie les espaces que l'on fréquente régulièrement : c'est ce qu'on appelle la topophilie.

(2) Les limites de la ville du quart d'heure

Certaines grandes villes (Melbourne avec son plan « 20 minutes neighborhood », Copenhague ou encore Paris) affichent désormais leur volonté de mettre en oeuvre le concept de ville du quart d'heure, mais de nombreux architectes et urbanistes sont sceptiques à son égard, voire clairement hostiles.

Il n'est ainsi pas certain que la ville du quart d'heure puisse être accessible à tous. Dans les grandes métropoles, la mise en application de ce concept pourrait ne concerner que les coeurs de ville, en laissant de côté les périphéries où les investissements à faire pour parvenir à la ville multifonctionnelle sont hors d'atteinte. La ville du quart d'heure serait alors déployée uniquement pour quelques quartiers privilégiés.

Une autre faiblesse tient au risque de segmentation accrue de la ville. Ainsi, Martin Vanier, professeur à l'École d'urbanisme de Paris indique que « le danger, c'est de s'enfermer dans l'entre soi et l'utopie d'une communauté heureuse »75(*). Jean-Marc Offner, directeur de l'Agence d'urbanisme de Bordeaux ajoute que « la ville du quart d'heure est construite autour des résidents mais dans la cité, il y a aussi des touristes, des étudiants, des travailleurs, des gens qui viennent s'y divertir. Exacerber le local, c'est nier le principal apport de la grande ville : la diversité ». La ville du quart d'heure pourrait ainsi être une ville encore plus segmentée qu'aujourd'hui, réduisant les contacts entre quartiers et favorisant des « bobos » bénéficiant de services de proximité au détriment des banlieusards, provinciaux, étudiants en résidences, travailleurs à la journée, livreurs des plateformes, femmes de ménage, qui eux continueront à devoir subir des transports quotidiens longs.

Enfin, la ville du quart d'heure nécessitera une réorganisation logistique extrêmement forte passant par une dépendance encore plus forte aux outils numériques et pourrait ainsi être le cheval de Troie d'une numérisation accrue, sous l'égide des GAFAM76(*)

Bref, si le besoin de dissémination des services de proximité et de rupture avec la monofonctionnalité des quartiers sont des impératifs incontestables pour améliorer la qualité de vie dans les villes et diminuer leur empreinte environnementale, la mise en oeuvre effective de la ville du quart d'heure est un parcours semé d'embuches et nécessite beaucoup de précautions pour ne pas aller vers une ville plus inégalitaire et constituée de petites sociétés juxtaposées mais peu ouvertes vers l'extérieur, ce qui est le contraire de l'urbanité.

b) L'indispensable mise en réseau des territoires

La recherche de proximité irrigue de nombreuses politiques publiques, en témoignent les circuits courts d'approvisionnement alimentaire pour les cantines scolaires ou encore la promotion des déplacements par des modes doux. Mais il ne faudrait pas que la proximité dérive vers l'autarcie, le repli sur soi et la renonciation aux mobilités. Ainsi, en matière de productions alimentaires, le déséquilibre entre bassins de consommation et bassins de production doit conduire à apprécier avec souplesse la notion d'approvisionnement local. Il en va de même avec les déplacements de personnes. La sobriété dans les déplacements ne peut pas être envisagée comme une multiplication d'obstacles aux mobilités rapides.

La stratégie menant à une meilleure harmonie des territoires consiste donc à chercher à relier les espaces les uns aux autres, à permettre d'agir localement, tout en ayant accès au reste du territoire. Il s'agit de relier les villes entre elles, mais aussi de relier les zones urbaines aux espaces périurbains, et de relier la ville à la nature.

De nombreux obstacles se dressent sur la route de cet objectif ambitieux. Pour améliorer la qualité de l'air, certaines grandes agglomérations s'engagent dans la mise en place de ZFE ou restreignent le stationnement automobile pour encourager un basculement vers les transports collectifs, la marche ou le vélo. Or, si cette politique n'est pas pensée avec le voisinage direct, si par exemple des parkings-relais ne sont pas mis à disposition aux extrémités des réseaux de transport collectif, la périphérie de ces agglomérations sera victime d'une coupure difficilement surmontable.

Le numérique peut aider à la mise en réseau, par exemple à travers le déploiement des outils de ville intelligente (smart city). Mais là encore, le risque pourrait être de n'étendre le périmètre de la ville intelligente que sur l'EPCI autour d'une métropole et de ne pas irriguer tout le territoire.

Les réseaux de transport y contribuent également. En effet, l'enclavement routier ou ferroviaire est un handicap évident pour tout développement territorial.

Enfin, la mise en réseau des territoires se fait par l'enchevêtrement des compétences des collectivités territoriales, qui sont placées dans l'obligation de coopérer : commune, EPCI, département, région sont ainsi souvent amenés à devoir « accorder leurs violons » et cofinancer des actions qui les engagent mutuellement.

La ville intelligente (smart city)

Le concept de ville intelligente désigne l'utilisation des outils numériques et de l'intelligence artificielle pour optimiser la gestion urbaine.

Concrètement, l'installation de capteurs et l'acquisition de données en temps réel tant dans l'espace public que dans les habitations ou les réseaux urbains (par exemple des données sur les déplacements, sur la consommation d'énergie, les déchets, etc.) permettent de mieux connaître les besoins des habitants et de mieux adapter l'offre de services qui leur est proposée.

La ville intelligente vise une amélioration de la qualité de vie ainsi qu'une certaine réactivité face aux difficultés de la vie quotidienne des collectivités (par exemple par la gestion des embouteillages). Le concept de ville intelligente vise également à rendre la ville plus durable en économisant les consommations de ressources.

De nombreuses collectivités mettent en place des actions relevant de la ville intelligente : numérisation des services publics, télé-procédures. Désignée capitale verte européenne en 2019 par la Commission européenne, la ville d'Oslo en Norvège fait figure de pionnière. Elle a mis en place des péages urbains automatisés, des éclairages publics adaptatifs, équipe ses bâtiments d'instruments pour piloter leur consommation d'énergie, permet aux habitants de signaler en temps réel des anomalies sur la voie publique.

La ville intelligente doit toutefois faire face à certaines interrogations. Les outils numériques peuvent réduire l'espace des libertés individuelles, en imposant des comportements standardisés aux usagers et habitants. Des acteurs privés du numérique peuvent profiter de données publiques mais ne pas partager les données privées recueillies et chercher à les exploiter dans une direction éloignée de l'intérêt général. La fracture numérique peut aussi laisser à l'écart de la ville intelligente une partie de ses habitants. Si la ville intelligente peut constituer un progrès, encore faut-il maîtriser son fonctionnement pour qu'elle soit aussi une ville vertueuse.

3. L'harmonie des territoires : enjeu politique
a) Le concept d'inégalités territoriales en débat dans une France décentralisée.

La France est diverse, multiple et les spécificités locales entraînent des différences dans la production de richesses, l'emploi, la démographie et toute une série de paramètres qui sont scrutés pour caractériser les territoires.

Assez naturellement, les inégalités territoriales sont la résultante de ces différences et de cette diversité de notre pays. L'INSEE, qui mesure les inégalités territoriales de niveau de vie, a constaté que les écarts de niveau de vie entre départements ont eu tendance à s'accroître dans la décennie 2000, en particulier sous l'effet de la crise de 2008, avant une phase de réduction des écarts entre 2012 et 201777(*).

La passion de l'égalité qui caractérise la France conduit à vouloir corriger les écarts et rechercher la convergence des territoires à travers des mécanismes de solidarité et de péréquation. Cette redistribution s'opère entre ménages, sans prendre en compte leur localisation, et bénéficie d'abord aux territoires les plus défavorisés, même si l'objectif de la politique de redistribution est avant tout social et non géographique.

La redistribution est cependant aussi territoriale à travers les recettes et les dépenses des collectivités territoriales. Depuis bien longtemps, les départements jouent leur rôle de solidarité territoriale en venant au soutien des communes, souvent rurales, qui n'ont pas les moyens d'investir par elles-mêmes pour leurs habitants. La constitution d'EPCI a aussi été le vecteur de cette solidarité territoriale accrue, en mutualisant au sein d'un bassin de vie cohérent les recettes et les dépenses. Enfin, l'État, à travers ses dotations (DSR, DSU) vient en soutien des collectivités les plus fragiles, qui disposent de trop peu de ressources ou qui doivent assumer des charges spécifiques.

Jusqu'où pousser la logique de convergence qui implique de corriger des inégalités vues comme autant d'injustices ? La décentralisation menée depuis les années 1980 et son corollaire, le principe de libre administration des collectivités territoriales, impliquent de laisser aux collectivités le libre choix de leur stratégie de développement territorial et donc d'accepter une part d'inégalités.

Mais celles-ci ne doivent pas devenir des fractures en s'amplifiant d'année en année. Qu'il s'agisse de démographie, d'économie ou d'équilibres sociaux, mais aussi de qualité de vie et d'environnement, il serait inacceptable de laisser les territoires les plus en difficulté sans solution. C'est pourquoi l'État ou les collectivités mettant en oeuvre la solidarité territoriale, région ou département, sont légitimes à aider plus certains territoires, soit en apportant une ingénierie de projet défaillante localement, soit en mobilisant les moyens financiers appropriés pour réaliser des investissements locaux. Les mécanismes de péréquation financière entre communes sont aussi légitimes pour corriger les effets de la distribution très inégalitaire des bases fiscales locales entre communes.

Au-delà de la prévention de fractures objectives, la lutte contre les inégalités territoriales vise à contenir le sentiment d'abandon de certains territoires qui avait nourri la crise des gilets jaunes de 2018.

b) Sortir des égoïsmes territoriaux

Une difficulté dans la recherche d'une organisation optimale de l'occupation de l'espace réside dans la fragmentation des acteurs et de la décision publique, liée à notre organisation territoriale fragmentée horizontalement en plus de 35 000 communes et verticalement avec trois niveaux de collectivités (commune, département, région) ainsi que des regroupements intercommunaux investis d'une légitimité politique encore assez faible.

Dans ces conditions, la définition de l'intérêt général en matière d'occupation de l'espace est ardue et les projets ne peuvent qu'être conflictuels. De très nombreux exemples en attestent : la construction de logements sociaux, pourtant nécessaire, se heurte à l'envie de préserver une sociologie bourgeoise. Le programme local de l'habitat (PLH) est ainsi difficile à établir lorsque les communes membres d'un EPCI considèrent que ce sont les communes voisines qui devraient prioritairement faire les efforts.

L'implantation d'équipements comme des déchèteries ou des prisons est aussi bien difficile car peu vendable aux populations locale. On en a collectivement besoin mais on préférerait qu'ils s'installent dans les communes voisines. Les Anglo-saxons ont inventé l'acronyme NIMBY78(*) pour qualifier cette attitude très fréquente.

La construction d'un projet partagé et consensuel d'occupation de l'espace est au demeurant compliquée par le divorce croissant, constaté lors de son audition par Frédéric Weill, directeur d'études du centre de réflexion Futuribles, entre les injonctions traduites dans les documents d'urbanisme et les envies des habitants. Ainsi, les documents d'urbanisme imposent de plus en plus la densification, quand les habitants réclament des pavillons.

Dans un ouvrage publié en 201579(*), Laurent Davezies s'inquiétait de la montée des égoïsmes territoriaux, au niveau mondial mais aussi au sein de l'hexagone. Une des solutions consisterait pourtant à objectiver les interdépendances entre territoires et le besoin d'échanger entre voisins pour trouver des avantages mutuels. L'approvisionnement en eau constitue un bon exemple de coopération territoriale nécessaire. L'aval dépendant de l'amont, tant pour les quantités d'eau disponibles que pour sa qualité, il est indispensable de se coordonner pour éviter la captation de la ressource au profit exclusif des uns ou des autres (ou sa pollution au détriment de l'aval, obligeant alors à réaliser de coûteux traitements de potabilisation).


* 72  https://www.centre-valdeloire.fr/comprendre/territoire/centre-val-de-loire-la-region-360deg

* 73  https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1788

* 74 Carlos Moreno. 2020. Droit de cité, de la « ville-monde » à la « ville du quart d'heure », Paris : Éditions de l'Observatoire.

* 75  https://www.lopinion.fr/economie/la-ville-du-quart-dheure-ce-concept-qui-fait-debat

* 76 L'acronyme GAFAM désigne les cinq grands fournisseurs américains de services numériques : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

* 77  https://www.insee.fr/fr/statistiques/5039989.

* 78 « Not in my backyard » qui signifie « pas dans mon jardin ».

* 79 Le nouvel égoïsme territorial.