B. LA NÉCESSITÉ D'ANTICIPER ET D'ORIENTER LES TRANSFORMATIONS DU TERRITOIRE

1. Les difficultés de l'exercice de prospective territoriale
a) Un exercice nécessaire ...

Qu'il s'agisse d'effectuer un achat immobilier, de choisir d'implanter une nouvelle usine ou un nouvel entrepôt, de construire une route ou de bâtir une école, de nombreuses décisions des individus, des entreprises ou des collectivités territoriales les engagent pour des décennies. Pour ne pas faire d'erreur, ou du moins en limiter les risques d'en faire, il est nécessaire d'anticiper les évolutions, c'est-à-dire de faire de la prospective.

L'État, avec l'ANCT ainsi que les régions à travers différentes structures, ont développé un véritable savoir-faire pour identifier les grandes tendances et produire des scénarios. L'élaboration des documents d'urbanisme ou les phases de concertation que les maitres d'ouvrage doivent mener avec le public sur les grands projets (projets routiers, ferroviaires, nouvelles zones d'activités) sont des moments privilégiés de projection des territoires dans le futur.

L'avenir des territoires n'est au demeurant pas un sujet fermé. Il donne lieu à des débats et analyses contradictoires. Au-delà des concertations obligatoires, on envisage désormais difficilement pour tout projet de se passer d'une phase de dialogue citoyen au cours duquel les acteurs sont appelés à se projeter ensemble dans l'avenir86(*).

Le pouvoir politique a pour mission de façonner l'avenir : la prospective territoriale consiste donc non pas à constater le résultat de la prolongation des tendances actuelles, mais à dire ce qui est souhaitable et ce qui ne l'est pas, et ensuite de se doter des outils permettant d'atteindre les objectifs fixés. Faire de la prospective n'est donc pas neutre, c'est un exercice éminemment politique, presque un préalable à toute politique publique.

Du diagnostic de territoire dépendent ainsi les actions mises en oeuvre par les collectivités, soit en agissant directement, soit, à travers des outils financiers (taxe d'aménagement, taxe foncière, subventions) ou réglementaires, à inciter les acteurs économiques ou encore les habitants à agir.

L'occupation de l'espace étant à la confluence d'une multitude d'enjeux, environnementaux, sociaux, économiques, s'interroger sur ce que l'on veut en faire revient à ouvrir de la manière la plus large le champ des domaines à investiguer. La prospective territoriale conduit à mobiliser les compétences des architectes-urbanistes mais aussi des sociologues ou encore des écologues.

b) ... qui n'exclut pas les incertitudes

Faire de la prospective territoriale est un exercice particulièrement difficile. D'abord, on se heurte à de nombreuses incertitudes : la conjoncture économique et les attentes sociales peuvent évoluer. Certains évènements produisent de véritables ruptures de tendance et d'autres au contraire peuvent les accélérer. Le confinement de 2020 a ainsi conduit à réévaluer la place des métropoles et le rapport au travail et les conséquences à long terme de cette expérience inédite ne sont pas encore mesurables.

Par ailleurs, les évolutions des territoires ne sont pas linéaires et on doit se méfier des effets de mode. Le développement du commerce électronique, par exemple, perturbe le commerce physique. Mais alors qu'on aurait pu penser qu'il pourrait le supplanter à terme, on observe en réalité une complémentarité entre ces deux modes de consommation.

Les incertitudes de l'exercice prospectif ne doivent pas conduire à renoncer à dessiner des scénarios et exprimer des préférences. Ils incitent à une certaine prudence et rendent nécessaire de réajuster en permanence les plans. L'agilité des territoires et l'adaptabilité sont devenues des vertus cardinales.

Une autre difficulté tient à la gestion des contradictions entre objectifs. De ce point de vue, lors de son audition, Frédéric Weill, directeur d'études du centre de réflexion Futuribles, soulignait le divorce croissant entre les objectifs d'occupation de l'espace fixés dans les documents d'urbanisme, allant vers davantage de compacité des constructions, et le souhait majoritaire des Français de disposer de leur maison avec jardin. D'autres contradictions doivent être gérées entre préservation de l'environnement et nécessité du développement économique et urbain.

Les attentes de nos concitoyens en matière d'occupation de l'espace ne sont d'ailleurs pas homogènes : les préférences en matière de types d'habitat par exemple peuvent évoluer aux différents âges de la vie. Si chacun recherche un cadre de vie sain et agréable, la manière de le définir varie sensiblement.

Définir quelle est la « bonne manière » d'occuper le territoire à l'horizon 2040-2050 est donc un exercice particulièrement complexe.

2. Une question centrale : quelle ville voulons-nous demain ?
a) Quelle place et quelle organisation de nos villes ?

Si l'essentiel de notre territoire est rural, notre civilisation est désormais essentiellement urbaine. La manière d'aménager nos villes, d'organiser les interfaces avec leur voisinage, sont donc des enjeux centraux lorsque l'on s'intéresse à l'occupation de l'espace.

Que l'on parle de grandes ou de petites villes, la préoccupation reste toujours la même : éviter le dépérissement comme éviter la ville-champignon génératrice de nombreuses nuisances et de dégradation de la qualité de vie des habitants. Il s'agit aussi d'organiser les liens de la ville avec son voisinage et d'éviter les deux extrêmes : le mitage des campagnes comme leur isolement. De ce point de vue, la ville ne peut pas être pensée sans penser en même temps son environnement.

Lors de leur audition, les architectes Guy Lale-Gérard, Michel Euvé et Florence Curvale, auteurs d'un ouvrage intitulé « La ville européenne au XXIe siècle » dressent la liste de tous les maux de la ville contemporaine : désorganisation et complexité urbaine, fragmentation des territoires et des fonctions urbaines, spécialisation des quartiers par un zonage arbitraire, dilatation et absence de formalisation des espaces urbains, création de poches d'habitat de mauvaise qualité urbaine et technique, absence d'intégration des nouveaux quartiers aux territoires d'accueil et de raccordement aux flux fonctionnels et économiques, absence de mixité sociale, destruction d'une partie du patrimoine bâti existant, éloignement d'une partie des habitants des lieux de la vie urbaine et notamment des bassins d'emploi. On pourrait ajouter que les villes, trop minéralisées, doivent aussi prendre le tournant du verdissement et que cela n'est pas simple lorsque l'espace bâti est très dense.

En réalité, toutes les problématiques liées à l'espace se condensent autour des villes. Penser l'occupation de l'espace à l'horizon 2040-2050 revient donc à questionner la ville, la manière dont elle entretient des liens avec les autres villes et avec la campagne.

Les architectes précités sont extrêmement critiques de la ville zonée et pensée uniquement par le prisme des fonctionnalités. Ils insistent sur le fait que les espaces doivent être multifonctionnels, décloisonnés. Sortir de la ville segmentée est un véritable défi, car les villes se transforment lentement. 70 % du bâti d'aujourd'hui sera encore là en 2050.

À côté du dézonage des villes, l'amélioration du cadre de vie et de la désirabilité des espaces passe par la réhabilitation de la rue. La rue n'est pas seulement un lieu de circulation. Elle est aussi un lieu de vie et a une fonction de façade. L'embellissement des villes, le souci d'aménager de belles perspectives ou encore d'entretenir les linéaires de bâtiments doit également mobiliser les habitants comme les pouvoirs publics. Le « beau dans la ville » est un critère majeure d'habitabilité, qui explique d'ailleurs beaucoup les différentiels de prix immobiliers.

b) La question centrale de la densité

Pour lutter contre la périurbanisation horizontale consommatrice d'espaces à la fois directement par la construction de logements et indirectement par la réalisation de kilomètres supplémentaires de voiries, pour aller vers des villes moins zonées, moins segmentées et multifonctionnelles, pour répondre aussi à l'impératif de mutualisation et de sobriété énergétique, la densification des villes s'impose comme le modèle à suivre.

Mais la densité a mauvaise presse. Elle est associée aux grands ensembles considérés désormais comme un modèle urbain obsolète. Pourtant, la densité a ses vertus, en particulier environnementales. On confond souvent densité et forme urbaine. Or, à densité égale, le visage des villes peut fortement varier, comme le montre la figure ci-jointe87(*)

La problématique de la ville du futur est donc moins la densité (elle sera nécessaire) mais la forme urbaine que l'on choisira, les aménagements qui seront réalisés dans la ville, les modes de mobilité et l'organisation du tissu urbain, responsabilités éminentes des pouvoirs publics.


* 86 Voir notamment les instruments de dialogue citoyens mis en place par la Métropole de Nantes : https://www.demainlaville.com/le-dialogue-citoyen-un-nouvel-outil-pour-faire-la-ville/

* 87 Source : Agence d'urbanisme de Moselle, 2018.