C. LES RESPONSABILITÉS POLITIQUES : UNE ABSENCE DE PILOTAGE ET DE SUIVI POLITIQUE CONFINANT À L'IRRESPONSABILITÉ

1. La ministre déléguée et le cabinet ont une responsabilité dans les décisions qui ont été prises dans le cadre du fonds Marianne

Les responsabilités propres de certaines associations et de l'administration dans sa mission de contrôle ont été longuement évoquées dans cette partie. Toutefois, la ministre déléguée et son cabinet ont également une responsabilité dans les échecs du fonds Marianne.

La ministre a bien entendu une responsabilité générale concernant les actions de son cabinet et de l'administration qui relève de ses attributions. Marlène Schiappa ne l'a pas nié, et l'a même affirmé devant la mission d'information : « que le ministre soit comptable, rende des comptes et soit responsable devant le Parlement de l'action menée non seulement par lui-même mais aussi par son cabinet et son administration est politiquement normal »99(*).

En particulier, elle a déclaré qu'elle endossait la responsabilité des décisions de son directeur de cabinet : « j'endosse donc la responsabilité de mes décisions, mais aussi celle de mon directeur de cabinet, qui a délégation de ma signature, avec qui j'ai travaillé en parfaite symbiose et en confiance dans les décisions qu'il a pu prendre en mon nom. »100(*)

Or, le cabinet n'a pas joué un simple rôle d'impulsion politique et de validation dans l'attribution des subventions du fonds Marianne, mais a eu un rôle actif dans le processus de sélection même. De même, il est désormais établi que la ministre déléguée est elle-même intervenue, en particulier dans le processus de sélection.

Le présent rapport a déjà détaillé les conditions dans lesquelles se sont déroulés l'appel à projets et la sélection des associations lauréates, mais on peut rappeler qu'au moins la moitié du comité de sélection était composée de membres du cabinet, que la ministre elle-même est intervenue pour écarter une association choisie lors du comité de sélection et en retenir une autre, et que le cabinet a échangé à de nombreuses reprises avec un porteur de projet, Mohamed Sifaoui, et a insisté pour que la demande de subvention de son association, l'USEPPM, soit arbitrée dès le comité de programmation. Le rôle du politique n'était donc aucunement « effacé ».

Ce rôle actif joué par la ministre et son cabinet découle précisément de la conscience par cette dernière de sa responsabilité dans les actions financées par le SG-CIPDR. Sébastien Jallet a ainsi déclaré devant la commission d'enquête que : « je ne sais pas quel parcours prenait la décision avant ma prise de fonctions, mais je vous confirme la volonté de la ministre et du cabinet de valider l'attribution des crédits du FIPDR. La ministre étant responsable, et en rendant compte devant la représentation nationale, il est légitime, normal et attendu qu'elle décide de l'emploi des crédits. »101(*)

La mission d'information ne nie pas, à cet égard, que le cabinet soit dans son rôle lorsqu'il contrôle les décisions de subvention. En revanche, il est indispensable que les compétences de l'administration et du cabinet soient clairement définies, ainsi que les responsabilités afférentes.

En l'occurrence, alors que la ministre déléguée définissait la répartition des compétences en ces termes - la sélection et l'instruction des dossiers par l'administration, et une validation ministérielle in fine102(*) - en réalité, le cabinet a échangé à de nombreuses reprises avec le porteur du projet de l'USEPPM en amont, et a participé à la sélection pour l'ensemble des associations.

À l'inverse, l'autorité politique a, dans le suivi des projets, renoncé à sa responsabilité, alors qu'elle avait un rôle à jouer.

Marlène Schiappa a indiqué que « le ministre n'est pas en charge du contrôle des associations »103(*), ce qui est vrai pour la dimension technique du contrôle. Toutefois, les financements du fonds Marianne ne sont pas des crédits comme les autres. Ils avaient vocation à mettre en oeuvre une politique publique nouvelle, de contre-discours sociétal, et dont les enjeux politiques étaient considérés comme prioritaires à l'automne 2020 et au moment du lancement du fonds Marianne.

Or, après son lancement, le fonds Marianne n'a fait l'objet d'aucun signe d'une véritable implication politique, et les communications entre le SG-CIPDR et le cabinet à ce sujet furent réduites. Il faut également relever que le « dossier ministre » transmis à Sonia Backès lors de sa prise de fonctions comme secrétaire d'État chargée de la citoyenneté, en juillet 2022, ne fait pas mention du fonds Marianne.

2. Les échecs du fonds Marianne résultent d'abord de décisions politiques

Marlène Schiappa, lors de son audition, soulevait cette interrogation : « Un décideur public, un responsable politique, un maire par exemple, peut-il faire confiance à son administration ou à des associations sans craindre d'être blâmé lorsqu'il y a des dysfonctionnements internes dans ces associations ? Est-ce qu'un responsable politique est fondé à passer des commandes à son administration ? »104(*)

Elle a apporté plus tard elle-même une réponse à cette question : « J'ai dit aussi que je prenais toute ma responsabilité et rien que ma responsabilité. Je ne crois pas, je le redis rapidement, qu'on puisse imputer à un dirigeant public ou un responsable politique la malversation interne d'une structure à laquelle il fait confiance, quand il n'a pas de raison à ce moment-là de ne pas le faire. »

Cependant, la façon même dont le fonds Marianne a été pensé rend cette réponse difficilement acceptable. Le fonds Marianne n'était pas un appel à projets comme les autres et il s'inscrivait dans une stratégie de « contre-discours sociétal ». Il s'agissait de faire émerger des associations capables de porter un discours en riposte aux campagnes d'influence séparatistes. Sébastien Jallet a déclaré devant la commission d'enquête que l'objectif du fonds Marianne était notamment de « porter la riposte contre les campagnes d'influence de séparatistes en ligne »105(*).

L'action de « contre-discours républicain » aurait pu continuer à être portée par l'Unité de contre-discours républicain, mais les autorités politiques avaient la conviction, à ce moment, que le cadre institutionnel n'était pas suffisant, et que des associations seraient capables de porter cette stratégie à une nouvelle échelle.

Il s'agit d'un choix proprement politique, qui comporte des avantages, mais aussi des risques. Il faut relever qu'une association fait preuve nécessairement d'une part d'autonomie par rapport aux autorités administratives et politiques. Plusieurs associations ont ainsi revendiqué ne pas être des sous-traitants du SG-CIPDR. Alham Menouni par exemple, présidente de Reconstruire le commun, a déclaré devant la commission d'enquête que : « nous ne sommes pas des prestataires du CIPDR. »106(*) Cette autonomie n'exclut bien entendu pas le contrôle, mais elle est consubstantielle au recours à des porteurs associatifs.

Or, les actions de contre-discours que devaient financer le fonds Marianne sont par nature des actions particulièrement sensibles. En particulier, lorsqu'une association prévoit de porter un discours contre des acteurs précisément identifiés, le risque est toujours qu'elle finisse par attaquer directement des personnes, et dans certains cas des personnalités politiques.

L'association Reconstruire le commun était intéressante pour le fonds Marianne car, même si son projet n'était pas explicitement un projet de « riposte » contre des acteurs identifiés, les membres de l'association avaient fait preuve de leur intérêt pour le contre-discours républicain, et le collectif « On vous voit », dont sont issus certains des membres de l'association, était positionné sur ce créneau. Néanmoins, le risque était identifié, dès les débuts de l'association, qu'elle produise des contenus à caractère politique, sans qu'une attention particulière n'ait été portée au suivi de ce projet.

De même, l'USEPPM a produit plusieurs tweets visant des personnalités politiques, comme Sandrine Rousseau.

Dit autrement, le chemin est étroit entre l'action de contre-discours porté au niveau politique, et les dérives consistant à viser des personnalités politiques.

Les autorités administratives et politiques étaient conscientes dans une certaine mesure de ce risque. C'est vraisemblablement la raison pour laquelle la subvention la plus élevée du fonds Marianne a été accordée à une association dont le projet a été discuté en amont, et dont le porteur, Mohamed Sifaoui, était formateur au sein de l'UCDR. Toutefois, le choix d'une personnalité déjà très introduite auprès de l'UCDR, a pu conduire à un manque de recul sur la nature de l'action menée, et à ne pas suffisamment prendre en considération le fait que l'association porteuse du projet ne disposait d'aucune compétence réelle dans le domaine de la lutte contre le séparatisme.

Le choix politique de faire porter à des associations une stratégie de contre-discours comporte donc, de manière inhérente, des risques de dérives. Toutefois, ce risque peut être mitigé avec un cahier des charges clair, qui comporte des « lignes rouges » précises, un processus de sélection qui permette de faire appel à un regard extérieur, et d'un temps et de moyens suffisants pour que l'administration puisse mettre en place toutes les garanties possibles. Il peut également être prévenu avec un véritable suivi assuré par l'autorité politique.

À la place, le fonds Marianne a été conçu comme une opération de communication. Le délai de l'appel à projets a été réduit au point qu'il n'était plus possible de faire réellement émerger de nouveaux acteurs, et à la place d'associations déjà identifiées, ont été sélectionnées des associations inconnues ou n'ayant pas fait leurs preuves pour mener les actions les plus significatives de contre-discours et pour recevoir les subventions les plus importantes.

Cependant, la situation n'aurait pas été meilleure si les subventions avaient été accordées au « gré à gré ». Au contraire, le risque était que l'attribution des subventions fût encore plus opaque.

Le pouvoir politique s'est désinvesti du fonds Marianne, renvoyant la responsabilité du contrôle entièrement à l'administration. Le faible suivi des projets par l'autorité politique n'est pas de nature à la défausser de cette responsabilité, mais montre au contraire que l'initiative du fonds Marianne n'a pas été portée jusqu'au bout.

L'ensemble de ces choix est le résultat de décisions prises au niveau ministériel, et engage à ce titre une responsabilité politique. Le fonds Marianne n'était pas voué à connaître les dérives dont la mission d'information a fait le constat.


* 99 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 14 juin 2023.

* 100 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 14 juin 2023.

* 101 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 7 juin 2023.

* 102 Marlène Schiappa a déclaré lors de son audition : « Il [Sébastien Jallet] propose d'ailleurs à ce moment-là un process pour ce qui n'est pas encore le Fonds Marianne, mais qui est l'activité de « contre-discours républicain ». C'est un long mail - je pense que chacun l'a -, dans lequel il rappelle le process qu'il propose, avec une validation ministérielle in fine, mais une sélection et une instruction des dossiers par l'administration. C'est cette procédure qu'il vient détailler. »

* 103 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 14 juin 2023.

* 104 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 14 juin 2023.

* 105 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 7 juin 2023.

* 106 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 31 mai 2023.

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