II. UNE COOPÉRATION TRANSFRONTALIÈRE FRANCO-BRÉSILIENNE DÉJÀ INTENSE MAIS QUI DOIT ÊTRE ENCORE RENFORCÉE

A. DES RELATIONS TRANSFRONTALIÈRES HISTORIQUES QU'IL CONVIENT D'AFFERMIR

1. Le fleuve Oyapock, frontière et bassin de vie

La France et le Brésil partagent une frontière de plus de 730 km, ce qui constitue la plus longue frontière terrestre française.

Matérialisée en grande partie par le fleuve Oyapock, qui sépare la Guyane de l'État d'Amapá, le tracé de cette frontière n'a été reconnu par la France que le 1er décembre 1900, à la suite d'un arbitrage de la confédération helvétique.

Le fleuve Oyapock constitue ainsi à la fois une frontière entre le Brésil et la France mais aussi un bassin de vie entre les villes de Saint-Georges-de l'Oyapock, côté français, et Oiapoque, côté brésilien.

Comme le relèvent Sylvie Letniowska-Swiat et Valérie Morel41(*), l'enclavement de ces deux villes a contribué à leur rapprochement « les communes du bassin versant dessiné par l'Oyapock sont parmi les plus isolées de ces territoires, éloignées notamment des centralités régionales de référence. Rares sont les routes et les pistes qui relient les communes bordières du fleuve à Cayenne ou Macapá. Seules routes asphaltées ou partiellement asphaltées, la RN2 raccorde Cayenne à Saint-Georges et la BR-156, Oiapoque à Macapá. Le reste des hameaux, lieux de vie ou feux ne sont accessibles que par le fleuve, ses affluents ou des pistes forestières. La très faible desserte terrestre et l'enclavement induit ont eu pour effet de maintenir des pratiques spatiales transversales intenses au sein du bassin de vie fluvial. Faire, et vivre loin de tout, pourrait en être la devise identitaire. La frontière nationale qui s'appuie sur le fleuve se surimpose donc à un territoire généré et organisé par ce dernier, très loin en marge des centralités administratives. L'existence et la pratique du bassin versant oyapoquois sont historiques, adossées à la perception et aux fonctions qu'ont affectées les populations autochtones aux fleuves d'Amazonie. Ces pratiques sont mises en évidence dès le XVIIème siècle par les premières explorations qui relatent le fonctionnement en bassin de vie organisé, structuré par les populations amérindiennes installées de part et d'autre du fleuve (Collomb G., 2013) ».

Afin de faciliter les échanges entre les deux rives et à ouvrir la Guyane au reste du continent américain, un projet de construction de pont routier a été lancé en novembre 1997, lors d'une rencontre entre les présidents Jacques Chirac et Fernando Henrique Cardoso. Ce projet a donné lieu à un accord signé le 15 juillet 2005 et ratifié par la loi n° 2007-65 du 18 janvier 2007 autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil relatif à la construction d'un pont routier sur le fleuve Oyapock reliant la Guyane française et l'État de l'Amapá.

Si la construction du pont s'est achevée en 2011, celui-ci n'a finalement ouvert qu'en 2017.

Le pont sur l'Oyapock reliant la Guyane au Brésil

Par ailleurs, la mission a pu constater sur place que celui-ci demeure très peu emprunté.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation. En premier lieu, les plages horaires (entre 8 heures et midi puis entre 14 heures et 18 heures) sont peu étendues. Comme cela a été indiqué, certains travailleurs dont les horaires ne correspondent pas aux heures d'ouverture du pont continuent de privilégier la voie fluviale, plus souple.

En deuxième lieu, de nombreux flux entre les deux rives étant informels, le passage par le pont nécessite un passage par la douane, alors que cette formalité est dans une large mesure inexistante en pirogue.

En troisième lieu, si l'assurance automobile est obligatoire côté français, cela n'est pas le cas sur l'autre rive. Par ailleurs, toutes les assurances brésiliennes ne sont pas reconnues en France. Les Brésiliens souhaitant se rendre en France doivent donc souscrire une assurance, ce qui constitue un coût excessif pour la plupart des riverains.

Pour Sylvie Letniowska-Swiat et Valérie Morel, de manière paradoxale, en redonnant au fleuve sa fonction frontalière, le pont sur l'Oyapock a ainsi pu s'ériger en barrière plutôt qu'en lien

En dépit de la proximité géographique, historique et culturelle entre la Guyane et l'Amapá, le volume des mouvements guyano-brésiliens de biens et de personnes demeure ainsi relativement faible.

Dans un rapport de 2020, l'Institut d'émission des départements d'Outre-mer relève que les échanges commerciaux entre la Guyane et le Brésil demeurent limités, atteignant 14,2 millions d'euros en 2019, dont 12,6 millions d'euros d'importations, principalement de produits manufacturés divers (notamment des chaudières), ou issus des industries métallurgique. Comme le rappelait notre ancien collègue Antoine Karam42(*), cette situation tient notamment aux différences de normes applicables de part et d'autre de la frontière : « la circulation des biens vient également se heurter aux normes auxquelles les produits brésiliens et français sont soumis chacun de leur côté. Le respect de ces normes est en effet un préalable à la pénétration du marché concurrent. La question se pose en particulier pour les produits brésiliens à destination du marché guyanais, qui pourraient représenter une alternative d'approvisionnement pour la Guyane, mais qui doivent pour ce faire s'adapter aux normes européennes ».

Au cours des auditions, il a été indiqué que la mise en place d'une desserte aérienne reliant les deux principales villes de Guyane et d'Amapá, Cayenne et Macapá, pourrait être de nature à renforcer les mouvements de personnes entre le département français et l'État fédéré brésilien. Ceux-ci ne pourront cependant véritablement croître que lorsque la question des visas aura été définitivement résolue (cf. infra).

2. La coopération transfrontalière, qui couvre déjà un nombre important de domaines, devrait être approfondie

À l'occasion de la réception organisée à Macapá, le Gouverneur de l'Amapá, Clécio Luís a clairement indiqué sa volonté d'approfondissement de la coopération entre la Guyane et l'Amapá : « la relation entre l'Amapá et la Guyane française remonte à des siècles, bien sûr, mais pour une bonne partie elle était informelle. Nous voulons changer cette réalité. Puissions-nous échanger beaucoup d'art, de langue, de culture, de sécurité, la santé, et beaucoup d'échanges commerciaux forts avec une protection juridique »43(*).

Réception donnée par M. Clécio Luís, gouverneur de l'Amapá, en présence de M. Randolfe Rodrigues, sénateur de l'Amapá

La coopération transfrontalière entre la Guyane et le Brésil a été formalisée par l'accord-cadre de coopération franco-brésilien du 28 mai 1996, lequel a donné lieu à la création de la Commission mixte de coopération transfrontalière (CMT) franco-brésilienne. Celle-ci constitue l'instance privilégiée de dialogue politique bilatéral. Un Conseil du Fleuve sur l'Oyapock, instance locale consultative, a par ailleurs été créé par une déclaration d'intention signée le 14 décembre 2012

Ces deux instances, qui ne s'étaient pas réunies depuis 2019, ont connu une actualité nouvelle en 2023. Le 5e Conseil du fleuve s'est ainsi tenu à Saint-Georges-de-l'Oyapock le 26 mai 2023. À cette occasion, plusieurs thématiques ont été abordées : le contrôle du mercure, la coordination de la santé, l'école et l'accès à l'université, les échanges commerciaux, la gestion des déchets, la culture wayanpi de Guyane et la circulation des personnes dans le bassin de l'Oyapock. Ces sujets ont par ailleurs été inscrits à l'ordre du jour de la Commission mixte de coopération transfrontalière qui s'est réunie à Cayenne les 3 et 4 juillet 2023.

En parallèle de ces instances de dialogue, une sous-préfecture a été ouverte à Saint-Georges-de-l'Oyapock en décembre 2022. La mission se félicite de cette initiative qui devrait contribuer à renforcer la relation avec l'Amapá, en permettant une gestion au niveau local de certaines problématiques telles que la délivrance des titres de séjour plutôt qu'à Cayenne.

a) La lutte contre les activités illicites nécessite un renforcement de la coopération militaire, policière et judiciaire entre le Brésil et la France

Dans le domaine militaire, la coopération franco-brésilienne se traduit notamment par la conduite d'opérations coordonnées.

La mission a ainsi été reçue par la 22° brigade et le 34° bataillon d'infanterie de jungle dans le cadre de l'opération Jararaca menée en partenariat entre l'armée brésilienne et les forces armées en Guyane (FAG). Au cours de cette visite, il a notamment été rappelé à la mission que c'est avec la France que le Brésil avait conclu le plus grand nombre d'accords de coopération militaire.

Cette mission, qui s'est déroulée du 11 au 17 avril 2023, visait à mener des actions militaires coordonnées dans le but de limiter les délits transfrontaliers et environnementaux liés à l'orpaillage illégal en application de l'accord du 23 décembre 2008 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil dans le domaine de la lutte contre l'exploitation aurifère illégale dans les zones protégées ou d'intérêt patrimonial44(*).

L'opération Jararaca

Dans le cadre de la lutte contre l'orpaillage illégal, les forces armées en Guyane mènent régulièrement des opérations avec le 34e Bataillon d'Infanterie de la Selva (34e BIS) des Forces Armées Brésiliennes (FAB). Ce sont les opérations baptisées Rochelle qui visent à saisir sur une courte période les ressources des orpailleurs illégaux (garimperos) en misant sur l'effet de surprise. En complément, les opérations conjointes Jararaca viennent compléter de manière semestrielle l'effort en matière de lutte contre l'orpaillage illégal, freinant ou empêchant ainsi la poursuite de l'activité illégale d'extraction par l'interception des flux logistiques.

Source : ministère des armées

Visite du 34e bataillon d'infanterie de jungle brésilien dans le cadre de l'opération Jararaca

Celle-ci a donné lieu à la mise en place d'un centre de commandement réunissant des militaires brésiliens et français.

La mission a pu constater l'intérêt de cette opération qui comprenait trois phases :

1) préparation de l'opération ;

2) interventions et opérations de reconnaissance et de surveillance dans plusieurs zones afin de parvenir à un gel des flux logistique dans le bassin de l'Oiapoque ;

3) interventions dans plusieurs zones visant au contrôle des moyens de transport et au maintien du gel des flux logistiques dans le bassin de l'Oiapoque.

Pour autant, comme l'ont indiqué plusieurs interlocuteurs, l'efficacité de ces opérations serait renforcée si les actions n'étaient plus simultanées mais véritablement conjointes, c'est-à-dire menées à partir de mêmes embarcations avec la possibilité pour les militaires des deux pays d'appréhender les auteurs d'actes illicites sur le territoire de l'autre pays, dans une zone donc la profondeur devra être déterminée.

Recommandation : mettre en place de véritables patrouilles conjointes permettant aux militaires des deux pays d'appréhender les auteurs d'actes illicites sur le territoire de l'autre pays, dans une zone dont la profondeur devra être déterminée.

Dans le domaine maritime, des opérations conjointes sont régulièrement menées au large des côtes françaises et brésiliennes. Ainsi, les 18 et 19 septembre 2022, une patrouille franco-brésilienne a été menée le long de la frontière entre la Guyane et le Brésil. Celle-ci a permis d'arrêter 4 embarcations qui se livraient à des actions de pêche illicite.

L'entraide judiciaire en matière pénale est basée sur la convention franco-brésilienne du 28 mai 1996 et prend essentiellement la forme de commissions rogatoires internationales émises par des juges d'instruction de Cayenne dans des affaires concernant des Brésiliens. Celles-ci apparaissent cependant très largement inexécutées sans que les causes n'aient été précisément identifiées. Par ailleurs, la question des transferts de prisonniers devrait faire l'objet de discussions afin de permettre une plus grande prise en charge par le Brésil de ses ressortissants.

Recommandation : proposer un renforcement de la coopération judiciaire en matière pénale visant à une meilleure exécution des commissions rogatoires émises par les juges français à l'égard de ressortissants brésiliens, réétudier les modalités d'extradition et de mise en oeuvre de la procédure dite de libération conditionnelle « expulsion », voire envisager l'établissement d'une convention sur le transfert de prisonniers.

En matière policière, un centre de coopération policière45(*) a été créé à Saint-Georges-de-l'Oyapock qui réunit des représentants de la police fédérale brésilienne, de la gendarmerie française et de la police aux frontières. Néanmoins, comme l'a rappelé Thierry Queffelec, préfet de la Guyane, ce centre ne permet à ce jour qu'une coopération technique en matière de police judiciaire.

Les autorités de l'Amapá ont par ailleurs mis en avant l'intérêt des coopérations dans les domaines de la lutte contre les incendies (formations, simulations de crise, etc.) ou encore de la santé publique (veille épidémiologique, etc.).

b) Une thématique environnementale encore subsidiaire

La coopération transfrontalière en matière environnementale constitue à l'heure actuelle, pour l'essentiel, la conséquence de la lutte contre les activités illicites, en particulier l'orpaillage ou la pêche illégale.

Pourtant, comme il a été rappelé précédemment, la Guyane et le Brésil possèdent des parcs naturels contigus et la protection de l'environnement devrait donner lieu à la mise en oeuvre d'une coopération renforcée.

Outre la possibilité déjà évoquée d'un jumelage entre les deux parcs, des actions conjointes pourraient être menées dans ce domaine.

En matière répressive, il pourrait ainsi être envisagé d'initier des contacts entre magistrats et policiers spécialisés dans la protection de l'environnement, sans que celle-ci découle nécessairement de la lutte contre l'orpaillage et la pêche illégales.

Des coopérations techniques pourraient également être envisagées, en particulier avec le Censipam, dont l'expertise en matière de surveillance et de renseignement de l'Amazone pourrait être utile à la France.

La France pourrait en outre appuyer la demande brésilienne d'accéder à certaines images prises par le satellite européen Sentinel-1, cette demande ayant été, selon le directeur opérationnel du Censipam, rejetée par l'Agence spatiale européenne.

Enfin, à l'instar de la Norvège, de l'Allemagne et du Royaume-Uni, la France pourrait contribuer au financement du Fonds Amazone relancé par le Président Lula.

Recommandation : renforcer la coopération dans le domaine de la protection de l'environnement via le développement de contacts entre magistrats et policiers spécialisés, des coopérations techniques notamment avec le Censipam, l'appui de la demande brésilienne d'accéder à certaines images prises par le satellite Sentinel-1 ou encore la participation de la France au financement du Fonds Amazone relancé par le Président Lula.

c) Une coopération dans le domaine culturel qui demeure limitée

Lors de la réception organisée à Macapá, Clécio Luís, gouverneur de l'Amapá, a rappelé que la Guyane et l'Amapá partagent le « même ADN, la même culture et la même géographie » appelant à ce que le fleuve Oyapock ne soit pas vu comme une frontière mais comme un lien permettant de rapprocher les peuples voisins.

En dépit de liens culturels évidents, la mission a constaté une coopération limitée dans ce domaine.

À cet égard, la mission a été frappée par l'absence d'Alliance française à Macapá. Elle appelle par conséquent à l'ouverture d'une Alliance française, le cas échéant, dans le cadre d'un partenariat avec le centre de langue et de culture françaises « Danielle Mitterrand ».

Recommandation : ouvrir une Alliance française à Macapá, le cas échéant, dans le cadre d'un partenariat avec le centre de langue et de culture françaises « Danielle Mitterrand ».


* 41 Sylvie Letniowska-Swiat et Valérie Morel, «Le bas-Oyapock : un fleuve, une frontière, des frontières ?», Confins 51, 2021.

* 42 Projet de loi accord France-Brésil en vue de l'établissement d'un régime spécial transfrontalier concernant des produits de subsistance entre les localités de Saint-Georges de l'Oyapock (France) et Oiapoque (Brésil), rapport n° 552 (2015-2016) de M. Antoine KARAM, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 27 avril 2016.

* 43 https://la1ere.francetvinfo.fr/guyane/est-guyanais/amapa/une-rencontre-franco-bresilienne-en-amapa-pour-un-renouveau-de-la-cooperation-regionale-1385626.html.

* 44 Dont l'approbation a été autorisée par la loi n° 2011-856 du 20 juillet 2011 autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil dans le domaine de la lutte contre l'exploitation aurifère illégale dans les zones protégées ou d'intérêt patrimonial.

* 45 Ce centre a été créé par un protocole additionnel signé le 7 septembre 2009 complétant l'accord de partenariat et de coopération en matière de sécurité publique conclu le 12 mars 1997 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil1, qui prévoit notamment, la possibilité pour les pays signataires d'échanger des informations en matière policière, dans le respect des législations nationales.