B. PRÈS DE VINGT ANS APRÈS LE DERNIER RAPPORT D'AMPLEUR SUR L'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE, UNE STRUCTURATION ERRATIQUE ET UNE NOUVELLE ÉTAPE INDISPENSABLE

1. Les rapports d'Henri Martre de 1994 et de Bernard Carayon de 2003 : deux pionniers du débat sur l'intelligence économique

Publié en 1994, le rapport du groupe de travail « Intelligence économique et stratégie des entreprises » du Commissariat général au Plan, présidé par Henri Martre est le premier rapport structurant sur l'intelligence économique en France.

Il s'inscrit dans le cadre de travaux plus larges du Commissariat général au Plan sur les « facteurs immatériels de compétitivité », répondant au besoin d'identifier de nouvelles grilles de lecture des rapports de force entre États et entre entreprises, alors que l'affrontement idéologique de la guerre froide a laissé place à une concurrence économique mondialisée et multipolaire. Dans ce contexte, l'intelligence économique est vue comme un outil de « compréhension de la réorganisation des économies des États tiers », permettant aux entreprises et États de comprendre et d'anticiper les évolutions des marchés et les stratégies de leurs partenaires-concurrents. En effet, c'est en partie grâce à leur gestion stratégique de l'information économique que les économies compétitives ont développé leurs industries tout en préservant leurs emplois.

Le rapport témoigne du retard accumulé par la France en matière d'intelligence économique, notamment par rapport aux États-Unis, pionniers de l'intelligence économique dès les années 1950, mais aussi par rapport au Japon qui a mis en place des systèmes d'intelligence économique dès les années 1970, ou encore à Allemagne et à la Suède. L'analyse comparée des différents systèmes d'intelligence économique souligne que ceux-ci se construisent en lien étroit avec l'histoire et la culture de chaque pays.

Or, les quelques pratiques d'intelligence économique observées en France en 1994 - allant rarement au-delà de la veille stratégique - sont importées de l'étranger, dépouillées de leur socle culturel, sans être associées à une compréhension globale des enjeux et à une diffusion de la culture de l'intelligence économique. En 1994, l'intelligence économique à la française existe donc peu, étant même inexistante en dehors des directions générales de quelques grandes entreprises de secteurs stratégiques comme l'énergie, l'automobile ou les télécommunications.

Selon le rapport Martre, les principaux freins à la diffusion de l'intelligence économique en France sont en effet d'origine culturelle et historique : le cloisonnement des entreprises comme des administrations ainsi que l'insuffisante culture de la concertation rendent très difficile la diffusion de systèmes d'intelligence économique performants. Une des principales conclusions du rapport est donc que l'intelligence économique est indissociable de la notion de réseaux. Lui-même établi en concertation avec des collectivités locales, des organes consulaires, des administrations, des industries, des syndicats et des entreprises de services, le rapport souligne les principales fragilités suivantes :

une circulation élitiste de l'information, qui échappe en grande partie au tissu industriel des petites et moyennes entreprises (PME), pourtant indispensables à la vie économique ;

une culture de l'intelligence économique intimement liée au métier, sans pratique collective concertée et diffusée à l'échelle de toute une entreprise ou de toute une administration ;

une culture mal maîtrisée du secret reposant sur une conception de l'information comme source de pouvoir, menant à des pratiques administratives excessivement rigides en matière de confidentialité, faisant obstacle à la sélection fine et maîtrisée de l'information ouverte ;

- des blocages culturels et organisationnels, les relations entre secteurs public et privé étant toujours teintées de méfiance, les convergences d'intérêts étant rarement reconnues ;

- un manque d'intérêt global pour l'analyse et la connaissance approfondie des différentes cultures que l'entreprise peut rencontrer sur son marché, au détriment de l'adaptation de nos méthodes et de nos modes d'organisation. Le rapport précise notamment qu' « une croyance prononcée dans le caractère universel de nos valeurs culturelles handicape notre capacité d'adaptation aux nouvelles réalités concurrentielles des marchés globalisés ».

Près de dix ans plus tard, en 2003, le rapport « Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale » du député Bernard Carayon4(*) reprend les principaux constats du rapport Martre de 1994 : la France a perdu en compétitivité et se désindustralise, la concurrence internationale entre les entreprises est extrêmement rude et les rapports géoéconomiques entre États s'apparentent à une « guerre économique ».

Ce rapport ambitionne toutefois d'adopter une approche plus opérationnelle que le rapport Martre, soulignant que si ce dernier a donné à l'intelligence économique sa notoriété en France, il n'a été suivi que d'« efforts disparates et désordonnés ». Au-delà d'incontestables progrès en termes de sensibilisation ou d'information, l'impulsion politique nécessaire à la véritable diffusion d'une culture de l'intelligence économique n'a jamais eu lieu. Les lacunes françaises constatées par le rapport Martre dix ans plus tôt sont considérées comme toujours valables : blocages institutionnels et culturels, notamment en termes de cloisonnement et de verticalité ; défiance de l'université envers l'entreprise ; faiblesse relative des services de renseignement français par rapport à leurs équivalents anglo-saxons ; timide structuration de la filière de la normalisation et de la conformité.

Le rapport Carayon formule donc plusieurs propositions concrètes de nature à mettre en oeuvre une véritable politique publique de l'intelligence économique.

2. La plupart des recommandations formulées par ces deux rapports demeurent valables aujourd'hui

Trente ans plus tard, faute de stratégie pérenne d'intelligence économique en France et malgré les récentes évolutions de l'action de l'État en la matière, les rapporteurs de cette mission d'information constatent que la plupart des recommandations formulées par les rapports Martre et Carayon pourraient être réitérées.

Extrait de recommandations issues du rapport Martre

Axes de recommandations

Actions identifiées en 1994

Constat en 2023

Diffuser l'intelligence économique au sein de l'entreprise

Impliquer les directions générales afin de fixer un cap et motiver l'ensemble du personnel par des actions de sensibilisation en association étroite avec les syndicats.

Recommandation toujours valable.

Seules quelques entreprises stratégiques se sont appropriées les enjeux d'intelligence économique. Au sein de ces entreprises, son appréhension est limitée aux dirigeants et à quelques personnels « métier ».

Optimiser les flux d'informations entre secteur public et secteur privé

- Réduire les cloisonnements et les redondances dans les efforts de collecte et d'analyse d'informations économiques entre secteurs public et privé.

- Lancer un plan de sensibilisation du personnel des administrations à l'intelligence économique.

Recommandation toujours valable.

La plupart des acteurs privés auditionnés ont fait part du manque de liens entre secteurs public et privé, qui cloisonne selon eux l'information.

La sensibilisation à l'intelligence économique des cadres des administrations est toujours insuffisante.

Conception de banques de données adaptées aux besoins des utilisateurs

Pour pallier les conséquences en termes d'influence de la faible présence française sur le marché de la distribution électronique mondiale de l'information stratégique, lancer un programme de production de banques de données à caractère stratégique.

Constat toujours valable.

À l'heure où la souveraineté numérique européenne face aux États-Unis est un enjeu majeur, ce constat pourrait être réitéré.

Mobilisation des mondes de l'éducation et de la formation

- Développer l'offre de formation continue et initiale en intelligence économique.

- Intégrer une sensibilisation à l'intelligence économique dans les formations supérieures destinées en particulier aux ingénieurs, cadres commerciaux, de recherche, de direction générale.

Recommandation toujours valable.

Si des progrès ont été constatés, l'offre de formation aussi bien que la sensibilisation à l'intelligence économique au sein des cursus de l'enseignement supérieur restent insuffisantes en France.

Le rapport Carayon de 2003 s'inscrit dans la lignée des recommandations du rapport Martre tout en étant plus prescriptif sur les moyens que l'État peut mobiliser au service d'une stratégie opérationnelle d'intelligence économique, dans ses volets offensif comme défensif.

Extrait de recommandations issues du rapport Carayon

Axes de recommandations

Actions identifiées en 2003

Constat en 2023

Développer un État stratège

- Définir, en concertation interministérielle, le « périmètre stratégique » de la performance globale de la France.

- Créer un conseil national de la sécurité économique rattaché au Premier Ministre, dirigé par un délégué interministériel.

Recommandation toujours valable.

Les structures interministérielles ou à vocation interministérielle dédiées à l'intelligence économique créées depuis 2003 n'ont pas perduré et le pilotage interministériel de la politique publique de sécurité économique actuelle devrait être renforcé et le portage politique affirmé.

De la défense économique à la sécurité économique active

- Créer une communauté d'échange entre État et entreprises.

- Créer un droit du secret des affaires et repenser le nombre des personnes habilitées au secret-défense.

- Créer un comité de déontologie des sociétés de renseignement et de sécurité privées.

- Auditer les systèmes d'information des administrations et éviter le recours aux solutions étrangères.

Recommandation en partie toujours valable.

Des évolutions peuvent être notées, notamment la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires. Toutefois, la plupart des acteurs auditionnés ont fait part du cloisonnement de l'information entre secteurs public et privé. Le statut des sociétés de renseignement privées en matière de déontologie n'est toujours pas régi par le droit.

Repenser notre politique d'influence

- Associer le plus haut niveau de l'État à une réflexion stratégique et prospective.

- Créer au sein de la Représentation permanente à Bruxelles une mission d'anticipation chargée de l'analyse et de la réflexion prospective.

Recommandation toujours valable.

Malgré un rang satisfaisant de la France en termes d'influence normative, notre position est menacée.

Former vraiment à l'intelligence économique

- Renforcer la formation des dirigeants d'entreprise et prévoir des stages obligatoires en entreprise dans la formation continue des fonctionnaires.

- Instituer un enseignement obligatoire en intelligence économique dans les écoles de la fonction publique, de commerce et d'ingénieur ainsi qu'une sensibilisation à l'université.

- Mettre en place des formations spécialisées dans certains aspects de l'intelligence économique : recherche, technologie, droit.

Recommandation toujours valable.

Si des progrès ont été constatés l'offre de formation aussi bien que la sensibilisation à l'intelligence économique au sein des cursus de l'enseignement supérieur restent insuffisantes en France, que ce soit au niveau des universités comme des grandes écoles.

Diffuser l'intelligence économique dans les territoires

- Retenir la région comme échelon de référence pour l'intelligence économique. Réunir les décideurs régionaux dans une instance officielle pour arrêter une stratégie régionale (CPRIE).

- Organiser une manifestation nationale annuelle pour mobiliser les acteurs.

Recommandation en partie toujours valable.

La politique publique de sécurité économique est déclinée au niveau territorial, avec toutefois un niveau contrasté d'association et de mobilisation des régions.


* 4  Rapport d'information sur la stratégie de sécurité économique nationale présenté par M. Bernard Carayon, déposé à l'Assemblée nationale le 9 juin 2004.