Temps d'échanges

Laurence Rossignol. - Merci beaucoup. Avant de redonner la parole à Neil Datta s'il a des compléments à ajouter, avez-vous des questions dans l'assemblée ?

Colombe Brossel. - Merci à tous pour ce début de colloque passionnant.

Vous avez évoqué la question de l'entrisme dans les institutions internationales ou européennes. Je me demandais s'il y avait, à l'échelle européenne ou internationale, des stratégies d'entrisme dans le milieu scolaire ou universitaire ? J'ai en mémoire quelques stratégies françaises d'entrisme dans le milieu scolaire, dans la droite ligne de ce que vous décriviez, Monsieur Datta, partant d'autres sujets, mais arrivant très rapidement à la dénonciation du droit à l'avortement.

Ces phénomènes se retrouvent-ils dans d'autres pays ? Comment ont-ils été contrecarrés, le cas échéant ?

Laurence Rossignol. - Je poserai une question qui repose sur ma double expérience.

La période des ABCD de l'égalité convergeait avec La Manif pour tous. J'ai constaté à cette époque le bloc de pensée de ces mouvements, concernant l'IVG, mais aussi la liberté éducative. J'ai vécu une tempête sur Internet après avoir dit dans une émission que les enfants n'appartenaient pas à leurs parents. Cette intervention a donné lieu à des milliers de tweets disant que je voudrais retirer les enfants de leurs familles et les donner à l'État. J'ai vu à cet instant à quel point le sujet était important.

Lorsque vous avez évoqué les mouvements, en particulier leurs racines religieuses, vous avez essentiellement parlé des mouvements catholiques. Nous avons également mentionné les mouvements chrétiens. J'ai le souvenir d'avoir vu, lors des ABCD de l'égalité, une forte mobilisation des fondamentalismes musulmans. Dans les stratégies d'infiltration des organisations internationales, je pense que la répartition du travail est plutôt bien opérée. Comment s'organisent les convergences entre ces mouvances réputées assez hostiles, mais finalement d'accord sur de nombreux points ?

Je regrette que plus de sénateurs n'aient pu se joindre à nous ce matin, en raison de la conjonction d'événements expliquée par notre présidente.

Je vois régulièrement revenir certains de ces sujets. La cohérence n'est pas toujours explicite pour tout le monde. Je ne peux m'empêcher de remarquer avec étonnement l'obsession sur l'écriture inclusive. Cette obsession est anti-genre et ne concerne pas l'écriture inclusive ou la manière dont on pratique et écrit la langue française, mais tout ce que cela signifie, et tout ce qui est vu et soupçonné derrière cette écriture.

Enfin, l'extrême droite qui vient de remporter une victoire électorale aux Pays-Bas hier a-t-elle inclus des propositions relatives à tous ces sujets de genre et d'IVG dans son programme ?

Anne Souyris. - Merci pour cette table ronde qui intervient à point nommé dans les débats.

D'autres pays ont-ils constitutionnalisé l'IVG ? Par ailleurs, vous avez évoqué l'inscription de l'IVG dans la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Cette démarche est-elle engagée ?

Laurent Somon. - Vous parlez, dans vos interventions, de tous les partis en place. Avez-vous réalisé une étude comparative sur les partis en compétition pour la prise du pouvoir en France et en Europe ?

Amandine Clavaud. - S'agissant de l'entrisme à l'école, l'étude des mouvements anti-droits nous montre qu'ils s'attaquent à différents sujets, dont les DSSR ou les droits de l'enfant, ainsi que l'éducation complète à la sexualité. C'est par ces biais qu'ils entrent à l'école.

Les ABCD de l'égalité ont été mentionnés. Ils sont un cas assez emblématique en France. Nous pouvons également penser à un cas plus récent en Belgique, qui a connu une levée de boucliers de la part d'un certain nombre d'acteurs au regard de la question de l'éducation complète à la sexualité.

Aux États-Unis, les mouvements anti-droits ont lancé une offensive, parmi d'autres, pour atteindre les droits des personnes transgenres, notamment en ne permettant pas l'indifférenciation dans les toilettes. Ils estiment en outre que l'éducation complète à la sexualité vise à apprendre la masturbation aux enfants dès la maternelle, que celle-ci inciterait les enfants à changer d'orientation sexuelle ou à favoriser les transitions de genre. Ce sont les éléments de langage qu'ils utilisent.

Ces tendances que l'on retrouve aux États-Unis sont aussi observées en France. On voit par exemple des lectures pour les enfants de la part de collectifs LGBT faire l'objet d'une levée de boucliers que la droite et l'extrême droite appuient.

S'agissant de la convergence des mouvements religieux, je vous rejoins totalement, Madame Rossignol. Ils se retrouvent sur le même agenda car ils défendent la même vision traditionaliste, conservatrice, hétéro-normée, de la famille, du couple. Ce sont des acteurs que l'on retrouve notamment dans les instances internationales.

La Fondation Jean-Jaurès est présente à la Commission sur le statut des femmes aux Nations Unies. À l'occasion d'un certain nombre d'événements, dont certains que vous avez co-organisés avec nous lorsque vous étiez ministre de l'égalité, nous avons pu constater que lorsqu'on parle d'avortement aux Nations Unies, on trouve principalement, parmi les personnes issues de la société civile, des militants anti-IVG. Ils font partie pour la plupart d'organisations religieuses - d'associations catholiques ou évangéliques dans la majorité -, mais aussi d'autres structures de la société civile. En réalité, des représentants de toutes les confessions religieuses se retrouvent dans ces enceintes internationales.

Ensuite, nous le disions, tous les fronts sont attaqués. L'écriture inclusive en fait partie. À titre d'exemple, Giorgia Meloni, la Première ministre italienne, réfute la féminisation de son titre, qui est donc « président du conseil des ministres ». Cet exemple illustre la façon dont ils partagent très largement l'ensemble de ces combats.

À ma connaissance, aucun État européen n'a constitutionnalisé l'IVG. En revanche, le fait de l'inscrire dans le marbre de la Constitution pour le cas français permettrait de garantir davantage de droits pour les femmes. Nous avons bien souligné, durant toute cette table ronde, à quel point ces droits sont réversibles, d'autant plus en cas d'alternance politique. Nous comprenons la crainte qui peut se faire entendre vis-à-vis de l'extrême droite.

Enfin, s'agissant de l'inscription du droit à l'avortement dans la Charte des droits fondamentaux, un certain nombre de résolutions ont été passées au Parlement européen. De mémoire, une résolution est passée en 2019, puis en 2022, pour réaffirmer la volonté des parlementaires de garantir davantage de droits pour l'IVG à la suite de la révocation de l'arrêt Roe v. Wade.

Cependant, agir sur les questions de santé ne relève pas d'une compétence de l'UE - argument porté par les États membres conservateurs qui s'opposent à la défense des droits des femmes. C'est pour cette raison que nous n'assistons malheureusement pas à de réelles avancées en matière de DSSR.

Jeanne Hefez. - Je n'ai que peu de choses à ajouter, mais j'interviendrai sur l'entrisme à l'école. Les organisations dont je parlais, Family Watch International ou Alliance Defending Freedom Airlines, sont centrales dans tout ce qui est en train de se défaire en termes de droit à l'avortement dans une majorité d'États américains. Ces organisations sont également localement implantées en Arizona et en Californie. Elles placent des individus dans des associations de parents d'élèves pour s'accaparer la question des toilettes ou du sport inclusif. Elles utilisent ces stratégies et ces débats à outrance pour faire évoluer d'autres sujets. Elles exercent aussi une influence sur les syndicats de parents d'élèves, notamment en Afrique de l'Ouest.

Bien sûr, la question des collusions religieuses et de la façon dont sont débattus les DSSR au sein des Nations Unies est fascinante.

À titre d'exemple, Family Watch International est une organisation mormone. Elle vient de signer un partenariat de collaboration avec l'Organisation de la coopération islamique, qui regroupe cinquante-quatre pays. Dans les votes à Genève, à New York, au sein des instances internationales, on trouve des alliances stratégiques entre des pays qui n'ont pas forcément les alliances géopolitiques les plus évidentes. Au sommet transatlantique qui s'est tenu la semaine dernière était présente la commission des droits humains marocains, qui s'est adressée à l'Assemblée par la voix d'un avocat français s'exprimant sur la gestation pour autrui. On retrouve toutes sortes d'alliances et de collusions à ce niveau-là.

Le christianisme n'est pas la seule religion concernée, bien sûr. Ces partenariats auront des impacts notables, particulièrement inquiétants, au niveau de l'Union africaine et des législations africaines. C'est le point d'entrée des organisations extrémistes mormones, chrétiennes, américaines qui se voient comme des grands alliés dans la lutte contre l'avortement et contre les droits homosexuels à l'international. La seule Constitution au monde qui reconnaît les droits à la santé sexuelle et reproductive, mais qui ne nomme pas l'avortement spécifiquement est celle de l'Afrique du Sud. Ainsi, la France serait effectivement pionnière à le nommer, le cas échéant.

Neil Datta. - S'agissant de la diffusion au sein des milieux religieux, nous avons constaté que les idées anti-genre avaient émergé dans les milieux catholiques, chez les penseurs catholiques, avant de migrer vers le Vatican. Ce n'est donc pas lui qui les a conçues.

De là, ces idées se sont propagées dans d'autres directions, vers d'autres mouvements chrétiens : d'abord les évangélistes protestants des Amériques, ensuite, les protestants conservateurs en Europe, puis le monde orthodoxe. Maintenant, l'Église orthodoxe russe est l'une des premières défenseures de ces idées. Nous avons par la suite assisté à une propagation vers les milieux musulmans. Nous commençons même à voir les milieux hindous s'emparer de ces sujets. Ainsi, ces idées se diffusent.

Ensuite, nous voyons que ces mouvements s'organisent de différentes façons dans les milieux scolaires.

D'abord, des groupes de parents s'organisent. C'est surtout le cas en Europe de l'Est et en Russie, mais je me rends compte qu'Éric Zemmour a créé un mouvement semblable ici, en France. Je peux également citer la promotion de l'éducation à la maison, très répandue aux États-Unis. Ces acteurs essaient de la promouvoir en Europe. Des procès ont eu lieu en Allemagne, devant la Cour européenne des droits de l'Homme, pour revendiquer ce droit. Nous avons également assisté à une mobilisation contre l'éducation à la sexualité. En Belgique, il ne se passait rien. Je faisais partie d'une équipe de cinq personnes nommée par la secrétaire d'État à l'égalité pour rendre un rapport sur le mouvement anti-genre dans le pays. Nous devions le rendre au mois de septembre, et nous n'avions presque rien trouvé. Ensuite, six écoles ont été incendiées en Wallonie. Nous n'avions rien vu venir. Des militants se sont attaqués à l'EVRAS, l'éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle. Nous avons ici vu une convergence des milieux, d'une certaine pensée catholique, de l'extrême droite - qui est à l'origine des incendies. Le mouvement a été repris par différentes communautés musulmanes, les Turcs, les Kurdes, les Albanais, et cetera. Ce sont eux qui ont manifesté dans les rues. La contestation de l'éducation à la sexualité est aussi apparue de nulle part aux Pays-Bas, pays très progressiste.

Je terminerai mon propos par ce pays, pour répondre à votre question, Madame Rossignol. Une grande mobilisation contre l'éducation à la sexualité y est apparue de nulle part, et a perturbé l'échiquier politique. Nous avons tous lu que l'extrême droite avait remporté les élections. Sur les cent cinquante sièges, Geert Wilders en aurait gagné trente-sept, donc pas suffisamment pour former seul un gouvernement. Les Pays-Bas doivent former un gouvernement de coalition. Je ne sais pas si Geert Wilders a assez d'alliés politiques pour former un gouvernement. Ainsi, je ne pense pas qu'il soit amené à devenir le nouveau Premier ministre.

Le pays compte plusieurs partis politiques anti-genre. Geert Wilders est plutôt anti-immigration et antimusulmans. Le parti pour la démocratie demandait, dans son programme politique, de couper les vivres à l'équivalent du planning familial néerlandais et de mener une croisade contre le wokisme dans les universités, mais aussi de s'intéresser aux questions d'éducation à la sexualité. Par ailleurs, deux partis politiques de l'Église protestante néerlandaise très traditionaliste ont été régulièrement au pouvoir durant ces dernières décennies. Ce sont ces partis politiques et les ONG liées qui ont pu recevoir des fonds pendant un certain temps pour organiser des centres de désinformation pour les femmes concernant leur grossesse. Ces actions étaient payées par l'État. À un moment donné, le territoire néerlandais comptait treize centres de la sorte. Leurs vivres ont été coupés il y a quelques années seulement. Ces mouvements ont accès au monde politique, suffisamment pour toucher des fonds.

Je ne sais pas ce que ces élections donneront aux Pays-Bas, mais une forme d'anti-genre sera présente au sein du gouvernement. Reste à voir lequel.

Laurence Rossignol. - Merci pour vos compétences, votre expertise, vos connaissances et votre engagement sur ces sujets. Après cette description accablante, terminons cette journée sur une table ronde positive évoquant le travail des ONG pro-choix dans le monde.

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